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Le mouvement kurde de Turquie en exil


Auteur :
Éditeur : Percy Lund Date & Lieu : 2007-01-01, Berne
Préface : Pages : 376
Traduction : ISBN : 978-3-03911-209-8
Langue : FrançaisFormat : 145x205 mm
Code FIKP : Liv. Fra. Tej. Mou. 1513Thème : Politique

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Le mouvement kurde de Turquie en exil

Le mouvement kurde de Turquie en exil

Jordi Tejel Gorgas

Peter Lang

Cet ouvrage est une contribution décisive à l’histoire du mouvement nationaliste kurde et des Kurdes de Syrie dans les années 1920-1940. L’auteur analyse la formation du « Kurdistan de Syrie » et montre combien les contradictions de la politique mandataire de la France permettent aux dirigeants kurdes originaires de Turquie de s’imposer comme des notables communautaires et architectes d’un micro espace politique. Ainsi, au croisement d’une tradition ottomane et d’un modèle nord-africain « transplanté » en territoire syrien, le Mandat français déclenche des dynamiques partiellement voulues, mais pas nécessairement maîtrisées. L’analyse est fondée sur des archives diplomatiques, militaires et privées, ainsi que sur des revues, mémoires et autres écrits de la période. L’auteur apporte une grande variété d’informations originales, en particulier sur le mouvement culturel et intellectuel articulé autour du Khoyboun et sur ses relations tant avec les premiers kurdologues français qu’avec les élites kurdes d’Irak et d’Iran et avec le Tachnak arménien. L’ouvrage nourrit également des analyses fines, complexes, et parfois paradoxales, sur l’articulation problématique entre les identités tribales, locales, régionales et nationales, et la naissance d’une conscience minoritaire kurde face à la consolidation du nationalisme arabe dans la Syrie mandataire.



Jordi Tejel Gorgas
est docteur en sociologie (EHESS, France) et en histoire (Université de Fribourg, Suisse). Auteur de nombreux articles dans des revues spécialisées éditées en plusieurs langues et de divers ouvrages sur la question kurde en langue catalane, il enseigne actuellement à l’Université de Fribourg.

 



INTRODUCTION


La création des nations en Europe occidentale est liée à des mouvements de modernisation économique et sociale. Elle accompagne la transformation des modes de production, l’élargissement des marchés, l’intensification des échanges commerciaux; bref la «division du travail complexe», selon la formule gellnerienne1. Or, les modèles qui privilégient les facteurs socio-économiques pour expliquer le nationalisme présentent des faiblesses car on peut douter qu’au Moyen-Orient les facteurs économiques aient joué un rôle décisif dans l’émergence de la doctrine nationaliste. Au contraire, la modernité apparaît plus comme une aspiration des élites nationalistes que comme une condition préalable à l’essor du nationalisme.

En revanche, le rôle des intellectuels dans l’émergence du nationalisme au Moyen-Orient semble plus déterminant. En effet, le nationalisme est, du moins au début du vingtième siècle, la doctrine des élites orientales prêtes à adopter les idées occidentales, dont la «division du travail complexe», afin de mener leurs groupes respectifs à la «civilisation» (occidentale), aspiration qui ne peut être satisfaite que par la création d’un Etat-nation. Ce n'est donc pas un hasard si le nationalisme kurde, comme doctrine politique, naît après le démembrement de l'Empire ottoman. Les principes de l’autodétermination des peuples lui fournissent la justification, inscrite dans l’universalité, de son programme et de son action.

Bien que le discours des élites orientales se réclame de la «rationalité» occidentale, le projet nationalitaire de ces élites se greffe sur la réalité des sociétés du Moyen-Orient. Comment créer la nation de type occidental, cette entité dans laquelle l’unité politique et l'unité nationale doivent être congruentes, dans des sociétés extrêmement hétérogènes sur le plan social, religieux et linguistique? De plus, comment créer la nation kurde à partir d’éléments également hétérogènes, incompatibles avec l’idée de nation? Autrement dit, comment construire une entitéméta-historique (étemelle) à partir d'éléments pourtant fort hétérogènes? Il s’agit là d'une contradiction qui se trouve au cœur non seulement du nationalisme kurde mais aussi de chaque nationalisme.

Face à cette contradiction, les élites, devenues «entrepreneurs politiques» ou «agents du changement», s'érigent en porte-parole de la «communauté imaginée» et construisent, grâce à leur équipement mental et organisationnel, le groupe «national». Elles puisent dans le capital disponible de signes, de marqueurs d’identité pour activer une identité latente, la transformer en ethnicité et la projeter ensuite comme instrument dans le champ politique. Toutefois, le nationalisme, pour exister, a besoin de données anthropologiques qui fondent une conscience de la distinction et le sentiment de l'utiliser comme base pour un projet politique. Il s’agit donc de mobiliser une identité qui, passant par des stades d’agrégation des marqueurs primordiaux de la communauté, fait irruption dans le champ politique moderne comme un instrument conscient et rationnel.

Dans un premier stade, les entrepreneurs politiques organisent ou réorganisent l’identité. Ils tentent tout d'abord de clarifier, de rendre logiques et cohérents les divers niveaux d’identité communautaire qui s’emboîtent. Ce travail ne s’opère ni de manière autarcique ni anhisto-rique. En faisant usage de l'idéologie nationalitaire importée par la «raison» occidentale durant la seconde partie du XIXe siècle, les diverses communautés tentent de maintenir des espaces communs. C’est ainsi qu’apparaît, en réaction au nationalisme arménien d’abord et turc ensuite, le kurdisme. Avec l’éclatement de l’Empire ottoman et la division du Moyen-Orient en entités étatiques ou pré-étatiques, la stratégie de mobilisation des identités concrètes se creuse et s’approfondit.

L’immixtion des puissances étrangères dans la région ne fait que ra-dicaliser les positions des élites en concurrence. Poussées par leur volonté d’expansion, les grandes puissances européennes interviennent afin d’étendre leur influence à la fois politique et économique. Dans ce contexte, les revendications territoriales ou identitaires qu’expriment les acteurs minoritaires se heurtent aux intérêts et des puissances et des nouveaux acteurs étatiques. Conscientes de leur situation précaire, les élites minoritaires se laissent instrumentaliser par les gouvernements européens dans l’espoir d’obtenir au moins une partie de leur programme politique, au risque de provoquer une situation de conflit sans retour.
Ainsi, les intellectuels kurdes réunis autour de comités basés à Istanbul offrent leurs «services» à la Grande-Bretagne afin d'organiser une révolte militaire contre les forces kémalistes. Or, l'affirmation du nationalisme kurde est trop tardive face aux événements historiques qui se précipitent. Démuni d'un leadership clair et crédible, le mouvement nationaliste kurde ne peut pas contrebalancer les effets de la propagande kémaliste parmi les tribus kurdes, les divisions des puissances occidentales et les intérêts géostratégiques de la Grande-Bretagne en Irak. Si bien que le projet de création d'un Etat kurde est abandonné. Pour cette raison, à partir des années 1920. le nationalisme kurde doit désormais se définir et revendiquer le droit à l'indépendance, non pas contre un empire ou une puissance coloniale, mais contre des Etats eux-mêmes sous l'influence de puissances mandataires (Syrie et Irak) ou issus d’une guerre d'indépendance (Turquie).

En Turquie, les autorités kémalistes oublient leurs promesses de fraternité entre Turcs et Kurdes pour proclamer la prééminence de la tur-cité. En peu de temps, la culture prétendument «nationale-civique» est confisquée par l'Etat qui impose une seule «culture nationale» à ses citoyens2. Dès les premières résistances, le gouvernement et les médias turcs instaurent un climat belliqueux contre les Kurdes. Alors que Mustafa Kemal cherche à «normaliser» les relations de la Turquie avec les pays voisins, les Kurdes sont considérés comme les ennemis intérieurs de la patrie. Désormais, la kurdieité ou l'identité kurde devient un signe d'étrangeté, pis une marque de résistance aux projets nationalitai-res de la Turquie kémaliste.

A ce stade, l'élite kurde met en jeu des éléments négateurs. L'«Autre» (le Turc, à partir de 1925) est identifié et présenté comme l'ennemi héréditaire par les nationalistes kurdes, malgré les siècles de cohabitation des deux peuples dans les confins orientaux de l’Empire ottoman. Les dirigeants kurdes réagissent à 1’«Autre» par un renforcement accru de soi, par le sentiment de perte et de menace; bref par un régime de subjectivité marqué tantôt par l'angoisse tantôt par le désespoir. Ces éléments, qui articulent la stratégie des «identités fictives», ont pour effet une vision réduite et réductrice du monde réel, mieux à même de répondre à la demande émotionnelle. Le filtre émotionnel prend alors le dessus par rapport au filtre cognitif.

Il devient alors intéressant de constater que la relation triangulaire (grandes puissances, acteurs locaux étatiques, acteurs locaux minoritaires) va se prolonger au-delà du démembrement du défunt empire et de la création de nouveaux Etats. L’établissement du système de mandats au lendemain de la Première guerre mondiale permet aussi bien à la France qu’à la Grande-Bretagne de rester présentes au Moyen-Orient. En effet, alors que la France s’est vue. selon son propre désir, octroyer le mandat de la Syrie et du Liban, la Grande-Bretagne est parvenue à s’impliquer dans la gestion du nouvel Etat irakien.

Les projets socioéconomiques de mise en valeur de la Djézireh syrienne et le différend entre la France et la Turquie pour le tracé de la frontière turco-syrienne favorisent une instrumentalisation de la «carte kurde» par le Haut Commissariat, basé à Beyrouth. Ainsi, des milliers de réfugiés kurdes, dont les instigateurs du mouvement kurde de Turquie, s’installent en Syrie. Bien que la France ne mène pas toujours une politique constante et identique vis-à-vis de cette minorité, les «entrepreneurs politiques» kurdes peuvent, dans une certaine limite, développer leurs stratégies de mobilisation de leur communauté, y compris l’organisation d’une révolte militaire contre le régime kémaliste.

Qui plus est, nous prétendons que l’interrelation entre acteurs minoritaires (Kurdes, Arméniens), Etats mandataires France et Grande-Bretagne) et Etats «locaux» (Turquie, Irak et Iran), nous permet de mieux comprendre certains choix stratégiques qu’ont faits les élites kurdes originaires de Turquie dans la construction de l’identité. Certes, le nationalisme kurde, en dialecte kurmandji, se pense en réaction au nationalisme turc. Mais les intellectuels kurdes, fortement marqués par l’occidentalisme et en contact étroit avec certains agents de la France mandataire, aspirent également à transformer le Kurde (homme et femme) selon le type occidental, considéré comme modèle d'individu «civilisé». Si les principes wilsoniens sur l'autodétermination justifient les revendications politiques des nationalistes kurdes, la caution que portent certains orientalistes français au discours identitaire kurde donnera une légitimation «scientifique» au nationalisme kurde qui s'articulera jusqu’à la tin de la Seconde Guerre mondiale. Plus encore, les premiers kurdologues français participent à l'élaboration du discours kurdiste et offrent les outils intellectuels et matériels nécessaires à une telle démarche. Ce travail a donc pour objectif de relever la nécessité de dépasser, du moins dans certains cas. la relation binaire entre le Nous et l'Autre dans la formation du discours identitaire chez les Kurdes.

En l'absence de modèles reconnus et dénués des préjugés concernant les nationalismes orientaux et le phénomène minoritaire, nous avons privilégié d'une part les débats autour de la culture et la langue et, d'autre part, une approche relationnelle, qui comprend quelques nuances, pour analyser la phase de création du nationalisme kurde et notamment la construction de l'identité nationale kurde. Pour ce faire, nous avons eu recours à des travaux inscrits dans diverses disciplines telles que la sociologie, l'histoire, l’ethnologie et la sociolinguistique afin de mettre en évidence la complexité de cet objet sociologique qui est le nationalisme.

Cette étude ne se veut pas comparatiste. Sans nier la valeur et la nécessité de ce type de travaux, notamment entre différentes oppositions minoritaires, force est de constater que souvent ils tombent dans le piège des généralisations abusives. Cependant, nous sommes conscients qu'une étude comparatiste entre l'évolution du nationalisme kurde au Levant et en Irak, tout en tenant compte des deux types de gouvernement dans ces territoires sous mandat français et britannique respectivement, pourrait ouvrir de nouvelles perspectives dans la compréhension de la construction du discours identitaire kurde en dialecte kurmandji et sorani.

Cet ouvrage a comme cadre géographique les territoires du Levant et de la Turquie, pays dont les intellectuels actifs dans la construction de l’identité nationale kurde sont ressortissants et contre lequel les activités notamment militaires sont dirigées. De même, nous nous sommes limités à l’étude de la doctrine nationaliste kurde en dialecte kurmandji qui recouvre grosso modo cette aire géographique et culturelle. Nous avons donc laissé de côté les dynamiques propres au développement du nationalisme kurde en dialecte sorani aussi bien en Irak qu'en Iran. Toutefois, le caractère transfrontalier de la «question kurde» nous a conduits parfois à nous y référer.

La première partie de ce livre est consacrée à la politique mandataire entre 1925 et 1946 menée envers les Kurdes installés au Levant. Alors que le régime kémaliste privilégie généralement le mode coercitif dans la gestion de la «question kurde», la France développe une politique contradictoire avec des périodes de soutien plus ou moins actif aux activités politiques kurdes et des moments de frein. De fait, les aspirations des élites kurdes de voir naître une sorte d'autonomie dans le Nord syrien butent sur les hésitations du Sérail, partagé entre la volonté de respecter ses engagements internationaux qui devaient permettre à la Syrie de devenir un Etat à part entière et les ambitions à peine voilées d’une partie de l'administration française désireuse de rester au Levant de façon permanente.

La deuxième partie de cet ouvrage se penche sur l'évolution du mouvement nationaliste kurde sur le plan organisationnel et idéologique. Nous étudions le mode d’action privilégié par les nationalistes kurdes face à la politique kémaliste après la révolte de Cheikh Saïd: à savoir la contestation violente. Ce qui n'empêche pas les dirigeants kurdes de donner à leur réponse de multiples formes, qui dépendent en grande partie de l'attitude des autres acteurs étatiques et minoritaires: négociations avec l’opposition kémaliste (monarchistes turcs, nationalistes arméniens, Kurdes d’Irak), négociations avec le pouvoir central (1928), diplomatie parallèle (Iran) et lutte armée (révolte de l'Ararat).

Enfin, la troisième partie observe le mouvement de renaissance culturelle en langue kurmandji. Munie d’un bagage intellectuel, en partie hérité de la période ottomane et en partie emprunté à l’Orientalisme de l’entre-deux-guerres, cette élite aspire à consolider le discours identitaire kurde, à éviter l’assimilation culturelle des réfugiés kurdes en Syrie et au Liban et à tenter de former des «vrais kurdes» pour qui l’identité nationale prévaut sur toutes les autres appartenances. Le sentirnent national n'est spontané que lorsqu'il a été parfaitement intériorisé: il faut donc l'avoir enseigné préalablement. L'élite kurde, exilée au Levant, se donne cette tâche pédagogique même si elle ne dispose pas d'institutions grâce auxquelles les Etats développent cette action: les écoles publiques, l'armée, les Académies linguistiques et historiques, etc.

L’analyse de l'évolution du nationalisme kurde entre 1925 et 1946 en Syrie et au Liban nous permet de combler certaines lacunes. Tout d'abord, nous avons mis en évidence, au risque de négliger à certains moments l'analyse en faveur de la narration, un bon nombre d'informations nouvelles sur la Ligue Khoyboun, dont les dirigeants se trouvent au cœur des changements expérimentés dans le nationalisme kurde de parler kurmandji dans la période de l'entre-deux-guerres.

Nous avons également avancé quelques hypothèses concernant les origines du nationalisme kurde en Syrie, sujet traditionnellement négligé par les chercheurs, et plus généralement concernant l'histoire contemporaine des Kurdes du Levant. Si l'importance numérique et politique relativement faible des Kurdes en Syrie dans l'évolution de ce qu’on a appelé la «question kurde» pouvait justifier ce manque d’intérêt, l'émergence du nationalisme kurde en Syrie représente, pour nous, un cas particulier d'étude. En effet, l'arrivée massive de Kurdes de Turquie fuyant la répression kémaliste donne le coup d’envoi à la «nationalisation» de l'identité kurde dans les territoires du Levant. L’exil des «entrepreneurs politiques» kurdes se révèle pourvoyeur de ressources à la fois sur le plan transnational et local, d’une part, et déclencheur de la recomposition des identités dans la nouvelle ère des Etats-nations au Moyen-Orient, d'autre part.

Le processus de standardisation de la langue kurde en dialecte kurmandji constitue la troisième lacune que nous avons essayé de combler, bien qu'il soit évident que la question mérite des études plus poussées. Alors que la standardisation du kurde sorani a suscité l’intérêt de certains chercheurs, la standardisation du kurde kurmandji n’a pas encore été abordée notamment d’un point de vue sociolinguistique.

Enfin, nous avons eu accès à de nouvelles sources issues de fonds diplomatiques et privés qui, à notre avis, ouvrent de nouvelles perspectives - à partir d’une approche pluridisciplinaire combinant histoire culturelle, ethnologie et sociologie - sur la naissance de la kurdologie française contemporaine, sur les relations entre les intellectuels kurdes et les premiers kurdologues français et sur les influences mutuelles dans la formulation de la doctrine nationaliste. Dans ce sens, cet ouvrage voudrait dépasser des visions réduisant ces relations soit à de simples liens d’amitié soit à des rapports entre «dominants» et «dominés».

1 Gellner Ernest, Nations et nationalisme. Traduit de l’anglais par Bénédicte Pineau, Paris, Payot, (1983) 1999, p. 42.

2 Un phénomène comparable se produit dans les pays occidentaux. Hermet Guy, «Etats et cultures nationales: un retour aux origines», in: La constellation des appartenances. Nationalisme, libéralisme et pluralisme, Alain Dieckhoff (dir.), Paris, Presses de Sciences Po, 2004, pp. 101-104.

3 Besson Yves, Identités et conflits au Proche-Orient, Paris, L’Harmattan, 1990, p.




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