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Islam et Laïcıté


Auteur :
Éditeur : Fayard Date & Lieu : 1988, Paris
Préface : Pages : 528
Traduction : ISBN : 2.213.03117.1
Langue : FrançaisFormat : 140x225 mm
Code FIKP : Liv. Lew. Isl. 3217Thème : Général

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Islam et Laïcıté

Islam et Laïcıté

Bernard Lewis

Fayard

La Turquie frappe aujourd’hui à la porte du Marché commun. D'«Homme malade de l’Europe», telle que se plaisent encore à nous la décrire au début de ce siècle les manuels scolaires, comment la Turquie est-elle devenue un membre potentiel à part entière de la Communauté économique européenne?

Le lecteur comprendra cette prodigieuse mutation à suivre Bernard Lewis. Tout s’est joué entre la décennie 1890 et 1950, année de l’élection générale qui fut la première à se dérouler dans une liberté et une honnêteté complètes et qui permit à l’opposition de supplanter le parti kémalistejusqu’alors dominant. Depuis, l’héritage essentiel de la révolution de Mustapha Kémal Atatürk a été préservé : la séparation de l’État laïc et de la religion musulmane.

Ce n’était pourtant pas une mince affaire que de créer une démocratie parlementaire dans un pays aux traditions autoritaires, où le sultan était le «Commandeur des croyants». Et si trois fois depuis la guerre l’armée est intervenue par un coup d’État (1960, 1971,1980), toujours elle est rentrée dans ses casernes après avoir remis le pouvoir aux civils. L’exemple est unique dans le monde musulman, où Kémal Atatürk, fondateur et père de la République turque, est aujourd’hui encore l’objet de la haine de tous les intégristes.

La Turquie est-elle dès lors une exception en terre d’Islam ou un modèle possible pour les autres pays musulmans? Bernard Lewis retrace l’histoire de l’impact de l’Occident sur le monde ottoman, en portant une attention toute particulière aux quatre formes essentielles du changement du régime islamique en République laïque : le passage de la communauté musulmane à la nation turque; la création d’un État parlementaire et d’un gouvernement responsable ; les rapports entre la religion et la culture de la société civile; la naissance d’élites politiques et de classes sociales nouvelles.

L’ouvrage, traduit pour la première fois en France, a été remis à jour et complété par l’auteur pour cette présente édition.

Bernard Lewis, orientaliste de réputation internationale, est professeur à l’université de Princeton.



PRÉFACE
de l’édition française


Les origines de ce livre remontent à Vannée universitaire 1949-1950, passée pour Vessentiel à Istanbul, où je préparais une étude d’histoire du XVI* siècle aux Archives nationales turques, récemment ouvertes aux chercheurs occidentaux. Comment aurais-je pu ignorer alors les événements capitaux qui se déroulaient autour de moi et n’être pas profondément impressionné — voire inspiré — par leur rapide évolution ? C’est alors que le Royal Institute of International Affairs de Londres me donna l’occasion d’approfondir ce nouvel intérêt pour l’histoire moderne et récente en me proposant d 'écrire un livre sur la Turquie, dans le cadre d’un projet plus vaste sur l’occidentalisation du Proche-Orient. J’ai donc fait dans les années 1950 un certain nombre de voyages en Turquie, de durée variable, pour consulter livres, périodiques et journaux, ailleurs d’un accès difficile, et observer directement les transformations en cours. Je terminai mon manuscrit en I960 et le livre fut publié en 1961 par l’Oxford University Press. Ni l’auteur ni l’éditeur n’avaient prévu la réussite de cet ouvrage de presque cinq cents pages, bourré de notes, et centré sur un seul pays, désormais secondaire. Nous fûmes d’autant plus surpris, et enchantés, des quatre tirages de la première édition. Ce succès inattendu stimula si bien la générosité de l’éditeur qu’il autorisa d’assez larges révisions pour la deuxième édition, publiée en 1968.

Cette deuxième édition me posait un important problème. Écrivant au milieu et à la fin des années 1950, j’avais choisi de clore mon étude par l’élection générale turque de 1950, la première à se dérouler dans une liberté et une honnêteté complètes, et qui permit à l’opposition de supplanter le parti jusqu’alors dominant. Puisque c’était un ouvrage historique, remontant au Moyen Âge, et non d’actualité, il semblait pertinent de conclure à ce moment-là, plutôt que d’adopter une autre forme d’écriture, radicalement différente, pour tâcher de rendre compte des transformations rapides que connaissait la Turquie. Je ne changeai pas d’avis pour la deuxième édition révisée. Sans doute les événements qui se déroulaient à ce moment-là, comme au moment de la rédaction originale, ont-ils certainement coloré ma perception du passé, mais je décidai de conserver 1950 comme épilogue, tout en profitant de cette occasion pour tenir compte des innombrables études et documents nouveaux apparus entre-temps. Les tirages ultérieurs du texte anglais, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, fondés sur l’édition de 1968, se sont bornés à corriger quelques fautes d’impression tenaces qui avaient échappé aux révisions. Le même texte a servi de base aux trois traductions publiées les années suivantes : en turc par la Société historique turque d’Ankara, en polonais par l’Académie polonaise des Sciences de Varsovie, en hébreu par les Presses universitaires hébraïques de Jérusalem.

Cette édition française fut l’occasion d’un nouveau coup d’œil, tant sur le livre que sur le sujet qu’il traite. Relire mon propre ouvrage, plus de trente ans après avoir commencé de l’écrire et près de vingt ans après l’avoir révisé pour la dernière fois, a été une expérience à la fois éprouvante et rassurante. Inévitablement, j’adopterais parfois aujourd’hui une présentation différente mais, pour l’essentiel, c’est plus affaire d’accent et d’exposition que de structure. Hormis quelques petits changements çà et là pour tenir compte de nouvelles découvertes, de nouvelles conceptions — tant de ma part que d’autres — et des perspectives ouvertes par les événements ultérieurs, le récit et l’interprétation restent fondamentalement les mêmes et, malgré le passage du temps et l’enrichissement des connaissances et de l’expérience, il me semble inutile d’y toucher.

Peut-être convient-il, cependant, après un intervalle aussi long, de fournir au lecteur quelque explication de la genèse du livre et quelques éclaircissements sur l’évolution ultérieure des événements et des processus qu’il analyse.

Il apparaît rétrospectivement que plusieurs facteurs ont déterminé la perspective fondamentale, la conception principale et les conclusions du livre. D’abord — qu’on me pardonne de le placer au premier rang — mon propre itinéraire intellectuel. J’ai reçu à l’université une formation d’historien et d’orientaliste, spécialisé dans la civilisation islamique classique. J’ai appris l’arabe et le persan avant d’aborder le turc; et mes études d’histoire ont commencé par l’islam médiéval, pour se tourner ensuite seulement vers l’Empire ottoman, puis, plus tard, vers la Turquie moderne. La toute première fois qu’étudiant je mis le pied en Turquie, j’arrivais de Syrie, où je travaillais à ma thèse, et non, comme la plupart des visiteurs occidentaux, de l’Ouest. Accéder à la Turquie en venant du passé et du Sud, plutôt que du présent et de l’Ouest, me donna une compréhension différente — et je dirais meilleure — du pays, de sa culture et de ses problèmes. Nul doute que devant ses efforts opiniâtres pour créer un État-nation laïque, moderne et démocratique, je me rendais mieux compte de l’immensité de la tâche entreprise, des difficultés rencontrées et, par conséquent, que j’étais mieux en mesure d’apprécier la qualité et l’ampleur des réalisations.

Deuxième facteur décisif, d’une importance au moins égale : la situation mondiale pendant mes années d’apprentissage et la période où le livre fut entrepris et achevé. La vie tout entière, la moindre pensée des hommes et des femmes de cette génération fut dominée, sinon modelée, par les luttes titanesques auxquelles ils participaient ou dont, à tout le moins, ils étaient témoins : la défaite et, semblait-il alors, la destruction du fascisme grâce à une alliance des démocrates et des communistes; le conflit qui s’ensuivit entre ces alliés disparates pour décider lequel modèlerait l’avenir du monde ; l’émergence d’une troisième force, avec le soutien enthousiaste des États-Unis, dans les nombreux pays libérés par l’effondrement des empires de l’Europe occidentale (mais non orientale). A l’époque, ces questions dominaient très largement, et les choix en présence conservaient encore une partie de la clarté, voire de leur nature tranchée des années de guerre, qu’ils ont perdue depuis.

Cette clarté de choix donnait une signification toute particulière au déroulement déjà spectaculaire des événements en Turquie au moment où ce livre était conçu et écrit. Que pouvait-il y avoir de plus éclairant, de plus accordé à l’atmosphère d’optimisme née de la victoire, et que la Guerre froide n’avait pas encore dissipée, que le spectacle d’une nation s’affranchissant de liens immémoriaux, qu’un pays aux habitudes et traditions séculaires d’autorité se transformant en démocratie, qu’un régime jouissant depuis des décennies d’un quasi-monopole du pouvoir en train de s’évertuer, systématiquement, à préparer, organiser et diriger sa propre défaite ? Aujourd'hui encore, presque quarante ans ans après, malgré tous les reculs et déceptions ultérieurs, et il y en eu beaucoup, nul témoin de ces moments ne peut oublier la fièvre, l’euphorie, de ce premier pas de géant de la Turquie vers une société libre et ouverte.

Peut-être l’aspect le plus remarquable fut-il le choix même que firent les Turcs et auquel ils se sont tenus depuis. Les trois puissances vaincues de l’Axe se virent imposer la démocratie par leurs vainqueurs et, si celle-ci a prospéré depuis dans ces trois pays, rien n’était moins évident alors. En Europe orientale, la démocratie, jamais très ardente, fut éteinte par les fascistes locaux et les nazis allemands, puis ses dernières braises piétinées par les nouveaux dirigeants communistes. Dans les États nés de l’effondrement des empires d’Europe occidentale, les institutions démocratiques léguées par les puissances coloniales ne tardèrent pas, hormis quelques très rares exceptions, à être abandonnées ou vidées de toute signification. Les Turcs furent presque les seuls à choisir librement et consciemment la démocratie, à élaborer leurs propres institutions représentatives et à décider, tout logiquement, de rejoindre l'alliance occidentale — jusqu’à acquitter dans le sang leur droit d’entrée en envoyant une brigade de l’armée turque en Corée. Et malgré bien des difficultés et des déceptions, ils n’ont toujours pas abdiqué leur alignement sur l’Occident ni leur décision de construire un État et une société libres.

Les déceptions n’ont certes pas manqué, à l’intérieur comme à l’extérieur. La plupart des traits caractéristiques de la Turquie moderne — l’économie libérale et capitaliste, l’identité nationale laïque, les institutions parlementaires — naquirent d’un processus d’occidentalisation pour être scellés par un alignement sur l’Occident dans les affaires internationales. Cette occidentalisation, qui, en un sens, se poursuit depuis plus d’un siècle, a suscité beaucoup de changements tant intérieurs qu’internationaux. Dans le pays, le mode de vie occidental a gagné d’une manière graduelle et authentique, bien que peut-être douloureuse, pour se renouveler et se maintenir malgré les révolutions et bouleversements successifs. Ce n’était pas une mince affaire que de créer une démocratie parlementaire dans un pays aux traditions autoritaires, et pas moins de trois fois depuis la guerre, en I960, 1971 et 1980, l’armée turque est intervenue dans le processus politique. Si cela n’a en soi rien d’inhabituel en dehors des vieilles démocraties et d’une poignée de nouvelles, en ces trois occasions, la Turquie a offert l’exemple unique d'une armée qui, ayant atteint son but avoué, le rétablissement de la stabilité, a regagné ses casernes pour rendre le pays aux civils, allant jusqu’à autoriser et accepter la défaite de ses propres candidats politiques. Sur le plan international, aussi, la République turque, malgré nombre de changements, poursuit sa politique pro-occidentale : elle reste fermement liée à l’OTAN et au Conseil de l’Europe, et, déjà membre associé, entend rejoindre à part entière la Communauté économique européenne.

Cette occidentalisation n’est pas facile pour un peuple qui, après tout, est venu d’Asie, professait l’islam et appartenait traditionnellement au Proche-Orient musulman dont il fut pendant bien des siècles le chef de file incontesté. Dans certains pays musulmans, voire non musulmans, d’Asie et d’Afrique, la Turquie kemaliste passait pour trahir tant l’islam que l’Asie, et les Turcs se voyaient traités de laquais de l’Occident, serviles imitateurs ayant renoncé à leur héritage et dépouillés de tout amour-propre. Aujourd’hui encore, Kemal Atatürk, fondateur et père de la République turque, occupe une place de choix dans la démonologie des intégristes musulmans d’Iran, du monde arabe et d’ailleurs.

Au début, les Turcs, occupés à régler leurs propres problèmes, dédaignèrent ce genre de critiques. En réalité, pour l’essentiel, ils relevaient à peine ces reproches, tant ils attachaient peu d’importance à leurs auteurs. Ce n’est que tardivement qu’ils prirent conscience d’entités nouvelles comme le Tiers monde ou le bloc des non-alignés, pour commencer à en tenir compte dans leurs calculs politiques. De même ne s’inquiétèrent-ils pas trop, au départ, de l’hostilité manifeste de l’Union soviétique. Pour la plupart des Turcs de cette époque, la Russie était cette puissance impériale qui, s’étendant au fil des siècles, avait arraché tant de territoires à l’Empire ottoman, et dominait encore la majorité des peuples turcs. Dans cette perspective, la Russie apparaissait toujours comme l’ennemi héréditaire implacable contre lequel ils avaient besoin, comme dans le passé, de l’amitié et du soutien des pays les plus puissants de l’Occident.

Mais même à l’intérieur de la Turquie, des groupes importants s’opposaient à l’occidentalisation, et ces dernières années les ont vus acquérir quelque influence politique. Ce changement a deux origines. D’abord, la nouvelle démocratie turque, par la liberté de la presse, la liberté de discussion — en particulier dans les universités — et les élections libres et ouvertes, a permis d’exprimer des opinions, tantôt anciennes et traditionnelles, tantôt nouvelles et à la mode, auparavant réprimées ou supprimées. Le second facteur est l’évolution de la situation internationale et l’importance beaucoup plus grande de pays et régions naguère dédaignés des Turcs.

Cette critique de l’Occident vient pour l’essentiel de trois horizons. L’un est ce qu’on pourrait appeler le gauchisme à la mode — idéologies et, plus encore, poses en vogue, importées principalement de Paris, Londres et New York. Ces idéologies s’opposaient, naturellement, aux Etats-Unis, à l’alliance avec l’Occident, au Conseil de l’Europe, à l’OTAN, à l’économie capitaliste, aux alliances militaires et aux bases militaires autres que celles dont disposait l’Union soviétique dans ses territoires satellites. Ces conceptions jouissaient d’une audience considérable dans les cercles intellectuels et plus particulièrement universitaires où ils conquirent une prééminence guère différente de celle que connut, pendant un temps, la France. Plus importants, à long terme, furent la diffusion du marxisme, sous toutes sortes de formes, parmi les intellectuels turcs, et le développement de groupes politiques, mais aussi, plus efficacement, de syndicats d’influence marxiste. Dans l’ensemble, le marxisme turc évoque plus les groupes d’opposition d’Europe occidentale, en particulier français, que les idéologies officielles et gouvernementales de l’Europe de l’Est.

Comme en d’autres pays, ce gauchisme à la mode allait souvent de pair avec un autre engouement, que Ton pourrait appeler « tiers-mondisme », la tendance à idéaliser le Tiers monde et le désir de s’identifier à ses rancoeurs contre l’Occident. Pour nombre de jeunes intellectuels turcs, cette sympathie pour le Tiers monde se teintait d’une amertume supplémentaire : sans les choix d’Atatürk et de ses associés, eux aussi auraient pu être des Afro-Asiatiques immaculés au lieu d’Européens torturés par leur mauvaise conscience.

Ces attitudes développent souvent en politique étrangère des positions antioccidentales et neutralistes plutôt que prosoviétiques, et à l’intérieur toute une variété de programmes socialistes.

La plupart des critiques gauchisants et socialistes des gouvernements turcs de l’après-guerre bornent leur condamnation de l’occidentalisation aux questions économiques intérieures, à la défense et à la politique étrangère pour conserver de bon coeur les aspects laïques et modernes, sinon démocratiques, de l’occidentalisation. Plus cohérents et radicaux dans leur rejet de l’occidentalisation sont les tenants de l’islam, tant traditionnels que révolutionnaires. Si dans les phases autoritaires de la République turque les conceptions islamiques traditionalistes n’avaient aucun poids politique, dans la république démocratique elles s'expriment librement et obtiennent une part des voix. Pas une grande part, néanmoins. Aux élections générales de 1973 et 1977, le Parti du salut national, principal champion de l’islam militant, est tombé de 11,8 % à 8,6 % des votes. Ses successeurs n'ont pas fait mieux depuis, le Parti de la Prospérité, d’obédience religieuse, n’obtenant que 7,1 % des suffrages au scrutin de 1987. Sans doute ces chiffres ne révèlent-ils pas toute l’audience dont ceux-ci disposent dans l'électorat. Les grands partis montrent de plus en plus de respect pour les sentiments et les aspirations islamiques et ont incontestablement su attirer les votes religieux en conséquence. A plusieurs reprises, on a essayé d’encourager de l’extérieur la renaissance de l’islam. Peu après sa création, la République islamique du Pakistan, alors militante, a tenté pendant quelque temps de promouvoir les mouvements islamiques en Turquie, sans autre résultat qu’une réaction hostile. Les Saoudiens et peut-être quelques autres pays conservateurs arabes passent pour parrainer et financer des activités islamiques traditionnelles, tandis que, plus récemment, les intégristes de la révolution iranienne essayent de lancer leur propre version de l’islam en Turquie.

Tout cela avec quelque succès, bien que d’une portée restreinte. Le changement se manifeste surtout dans les relations de la Turquie avec le reste du monde musulman. Naguère encore, la République turque, État moderne et laïque, évitait tous les groupements islamiques et n’était représentée, quand elle Tétait, aux réunions interislamiques que par des observateurs officieux. C’est dans les années 1970 que la Turquie commença à déléguer de hauts fonctionnaires à ces manifestations. En mai 1976, le gouvernement turc invitait la conférence des ministres islamiques des Affaires étrangères et adoptait, non sans quelques réserves, une série de résolutions vigoureusement panislamiques qui condamnaient virtuellement toutes les puissances non islamiques administrant des populations musulmanes, à l’exception de l’Inde et de l’Union soviétique. Depuis lors, la Turquie s’est engagée plus activement dans les conférences islamiques au sommet et diverses activités connexes, au point d'accueillir certaines de leurs agences.

Il faut cependant noter que si les résolutions des conférences interislamiques sont généralement adoptées par consensus plutôt que par un vote, les Turcs soulignent que leur participation à ces résolutions par consensus est toujours soumise à deux conditions générales: qu’elles n’aient rien de contraire à la constitution et au système politique turcs, d’une part, ni, d’autre part, aux principes fondamentaux de la politique étrangère turque. Ces deux réserves, à la fois essentielles et globales, sont en général respectées. A l'intérieur, l’islam est incontestablement beaucoup plus puissant dans la vie publique turque qu’à aucun moment depuis la chute de l'Empire ottoman.

L’instruction religieuse fait maintenant partie intégrante du système éducatif; on trouve les ouvrages religieux partout ; et les diplômés des écoles confessionnelles, de plus en plus nombreux, occupent d'importantes fonctions publiques. Si les éléments les plus extrémistes, tant réactionnaires que révolutionnaires, ne semblent guère en progrès, pas plus que les partis politiques qui expriment leurs vues, les formes plus modérées de l’islam touchent maintenant une grande partie de l’opinion publique et exercent une forte influence dans la vie publique. Il semble que les tarikat, les anciennes confréries soufites, jouent dans ce mouvement un rôle considérable. L’État turc demeure néanmoins laïque, constitutionnellement et juridiquement, et rien ne laisse prévoir un rétablissement du droit coranique, même dans des domaines aussi fondamentaux que le mariage et le divorce.

En politique étrangère, l'alignement résolu de naguère sur l’Occident marque un peu le pas, pour plusieurs raisons. D’abord le sentiment d'avoir été lésé par l'Occident dans des questions comme Chypre, le conflit de la mer Égée, ou les relations avec la Communauté économique européenne. Il y a aussi quelque calcul politique dans l’effort d’obtenir le soutien des pays islamiques et du Tiers monde aux Nations unies et ailleurs dans sa querelle avec la Grèce; et l'espoir de profits économiques explique les relations commerciales avec les riches pays pétroliers et, plus récemment, le développement de ce qui apparaissait comme un débouché extérieur naturel pour les jeunes industries turques. Cependant, la plupart des responsables turcs, de quelque parti soient-ils, sont réalistes et se rendent bien compte que le Tiers monde et le bloc islamique ont peu de pouvoir politique véritable, encore moins de puissance militaire, et qu’en cas d’affrontement avec l’Union soviétique — hypothèse que les Turcs gardent toujours à l’esprit — de telles alliances ne pèseraient pas lourd. La solidarité islamique n’empêche pas certains pays arabes de soutenir l’Inde contre le Pakistan, l’URSS contre l’Afghanistan et, plus près d’eux, la Grèce contre la Turquie. Hormis un changement fondamental, l’islam a peu de chances de déterminer la politique étrangère turque.

Les sentiments islamiques ont cependant contribué au renforcement du neutralisme. Les tendances neutralistes sont beaucoup plus puissantes dans la Turquie d’aujourd’hui qu’à l’époque de la guerre de Corée, et diverses formes de neutralité ont leurs partisans. Certains se prononcent en faveur d’une politique à la suédoise, mais sans grand écho, tant les obstacles apparaissent évidents. La Turquie est encore loin d’avoir la stabilité politique et sociale de la Suède, sans parler de sa puissance industrielle. Qui plus est, la Suède est flanquée d’un côté par la Finlande et de l’autre par l’OTAN, tandis que la Turquie est prise en tenaille entre l’Union soviétique et le monde arabe — position beaucoup moins confortable. D’autres, reconnaissant franchement l’impossibilité de l’exemple suédois, espèrent obtenir une neutralité à la finlandaise. Même dans ce cas, la position de la Turquie se révèle beaucoup moins favorable que celle de la Finlande, qui a fait ses preuves dans deux guerres sanglantes et dispose, en outre, de la présence de la Suède et de l’OTAN sur son flanc occidental, tandis que la Turquie serait entourée d’ennemis ou de bien tièdes alliés.

Ils sont encore quelques-uns en Turquie à vouloir entrer dans l’orbite soviétique. Peu, il est vrai. La plupart des Turcs savent très bien que cela signifierait au mieux le statut de la Finlande, plus probablement celui de la Tchécoslovaquie ou de la Pologne, voire de l’Ouzbékistan. Mais les hommes politiques turcs par réalisme ont toujours refusé de fonder leurs politiques sur une aide incertaine venue d’ailleurs. Il existe déjà bien des accommodements avec le grand voisin : par exemple des compromis diplomatiques et les concessions sur des questions comme le libre passage des navires par les Détroits et le survol du territoire turc. Les deux grands partis turcs qui, ensemble, recueillent la plupart des suffrages, souhaitent la poursuite de l’occidentalisation, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Le véritable danger ne vient pas du triomphe des forces prosoviétiques mais plutôt de la désaffection et de l’éloignement de l’Occident, et en cela les politiques et les attitudes des pays de la Communauté économique européenne auront un effet décisif. Pour l’instant, le gouvernement turc essaie de suivre les deux politiques en même temps : maintien de l’occidentalisation et de l’alignement sur l’Occident, parallèlement à un retour partiel aux valeurs islamiques et à une amélioration des relations avec le monde musulman.

Ces deux orientations font de la Turquie un allié précieux pour l’Occident. Une alliance a d’autant plus de valeur et d’efficacité qu’elle se fonde non seulement sur des intérêts communs ressentis, tout importants soient-ils, mais aussi sur d’authentiques affinités, sur une communauté de croyances et de valeurs, en particulier dans les domaines social, politique, culturel et économique. Si peu de pays du Proche-Orient peuvent se prévaloir d’une telle relation avec le monde occidental, les Turcs ont incontestablement quelque raison d’y prétendre. L’alignement de la Turquie sur l’Occident ne se limite pas à des considérations stratégiques et diplomatiques. C’est l’expression extérieure d’un profond changement interne engagé depuis plus d’un siècle et demi, et qui procède d’une volonté déterminée et soutenue de doter le peuple turc des libertés économiques, politiques et intellectuelles qui sont ce que nos sociétés occidentales ont à offrir de mieux. Malgré les crises intérieures répétés, malgré plusieurs interventions de l’armée, la Turquie reste fidèle aux valeurs démocratiques, et chacun des régimes militaires a accepté, de son propre chef, de rétablir le système constitutionnel et parlementaire. Le retour à la liberté est épineux et environné de nombreuses difficultés, mais les intentions comme l’orientation générale sont claires et maintenues avec fermeté. Voilà pourquoi les relations de l’Occident avec la Turquie peuvent être une alliance véritable et non, comme avec certains régimes autocratiques, un accommodement temporaire voué à disparaître si le chef de l’Etat meurt, s’il prend peur ou change d’avis.

En Turquie, comme dans tout autre pays, la politique étrangère vise avant tout à protéger et servir les intérêts nationaux, et au premier rang l’intégrité et la souveraineté nationales. La Turquie est un vieux pays qui prend ces problèmes en considération avec une justesse de perception et un réalisme dont il est plus difficile aux jeunes Etats à l’histoire et à la mémoire plus neuves de faire preuve. Ce réalisme a débouché en Turquie sur une politique d’alliances qui, si elle est parfois critiquée, n’a jusqu’à présent jamais été sérieusement remise en question et a survécu tant aux bouleversements et transformations extérieurs qu’aux changements de gouvernement, voire de régime, dans le pays lui-même.

Ces dernières années, les gouvernements turcs successifs essaient d’améliorer les relations avec des ensembles non occidentaux, sinon hostiles à l’Occident : le monde arabe, le monde islamique et, plus généralement, le Tiers monde. Quant au rapprochement tenté parfois avec les non-alignés, il n’a pas donné grand-chose, ceux-ci refusant d’accepter véritablement et pleinement les Turcs. Rien d’étonnant à cela puisque, pour convaincre les non-alignés, le gouvernement turc devrait effectuer des changements importants, sinon structurels, non seulement dans les relations extérieures mais aussi dans le système et les orientations politiques dont cette politique étrangère est l’expression extérieure.

Plus importantes sont les relations de la Turquie avec les pays arabes et l’Iran. Fondées sur de vieux liens historiques, culturels et religieux, elles ont pris ces dernières années une dimension économique toujours croissante, les exportations de biens et de services turcs dans les pays du Proche-Orient répondant à la multiplication des investissements arabes en Turquie. L’Iran est aujourd’hui le plus grand partenaire économique de la Turquie, tandis qu’Ankara entretient avec les pays arabes, non sans problèmes, des rapports beaucoup plus riches et amicaux qu’à aucun moment depuis la révolution turque. Si elle participe aujourd’hui aux travaux de la conférence islamique au niveau des chefs d’Etat, sur les quarante-trois membres de cette organisation, la Turquie est toujours le seul pays où fonctionne un système démocratique et parlementaire, dans lequel le pouvoir peut être et est effectivement transmis par le biais d’élections libres et honnêtes.

Concilier une politique islamique et un alignement occidental n’a rien d’évident, pour des raisons intérieures plus qu’internationales. Il n’y a pas de véritable conflit d’intérêt entre les mondes islamique et occidental et des relations amicales existent à différents niveaux, au moins sur le plan bilatéral. Par contre, les éléments pro-islamiques et pro-occi-dentaux en Turquie se réclament de philosophies différentes, analysent diversement les difficultés du pays et proposent des solutions parfois opposées. Certains Turcs, pourtant, y compris dans les hautes sphères, ont su réconcilier leurs traditions religieuses et leurs aspirations politiques, leur attachement au passé et leurs espérances en l’avenir.

A deux reprises déjà, au cours de leur longue histoire, les Turcs ont donné l’exemple et servi de modèle : sous les Ottomans, de l’islam militant ; sous Kemal Atatürk, du patriotisme laïque. S’ils réussissent, comme ils s’y efforcent actuellement, à créer; sans perdre leur caractère et leur identité, une économie libérale, une société ouverte et un régime démocratique, peut-être serviront-ils une nouvelle fois de modèle à beaucoup d’autres peuples.

Princeton, février 1988.




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