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La France en Cilicie et en Haute-Mésopotamie


Auteur :
Éditeur : Karthala Date & Lieu : 2004, Paris
Préface : Pages : 472
Traduction : ISBN : 2-84586-441-8
Langue : FrançaisFormat : 160x240 mm
Code FIKP : Liv. Fra. Tac. Fra. 3031Thème : Histoire

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La France en Cilicie et en Haute-Mésopotamie

La France en Cilicie et en Haute-Mésopotamie

Vahé Tachjian

Karthala


Ce livre traite de l’histoire de la zone fi'ontière entre la Syrie et la Turquie dans l’entre-deux-guerres, plus précisément de 1919 jusqu’au début des années 1930, lorsque la France était une puissance mandataire dans le Levant.

Il soulève des problématiques liées au comportement des trois acteurs principaux le long de la frontière syro-turco-irakienne, de la Cilicie jusqu’à la Haute-Mésopotamie. Les protagonistes en question sont : la France cherchant des appuis auprès des minorités locales pour mieux s’infiltrer et s’implanter dans la région ; les forces locales - les nationalismes turc et arabe - s’efforçant de réinventer un nouvel ordre étatique ; les minorités de la région se conformant fidèlement à la ligne politique des puissances étrangères devenues, à leurs yeux, seules garantes de leur survie. Ces comportements continuent d’agir dans plusieurs conflits contemporains.

L’ouvrage étudie et compare essentiellement les politiques conduites par le nouvel État turc, ainsi que par le pouvoir mandataire français vis- à-vis des minorités vivant des deux côtés de cette frontière artificielle, notamment dans les deux régions de Cilicie et de Haute-Mésopotamie. L’intérêt essentiel du travail est l’analyse de l’évolution de ces deux politiques, replacée dans l’environnement de la zone frontière turco- syrienne.



Docteur en histoire de l’EHESS, Vahé Tachjian est chargé de recherches au Centre d’histoire arménienne contemporaine, à Paris. Il est l’auteur de publications parues en français, en anglais et en arménien; il prépare actuellement une étude sur les réfugiés arméniens au Proche-Orient dans l’entre-deux-guerres.

 



INTRODUCTION


L’histoire du siècle passé est là pour témoigner que l’éclatement des empires et, conséquemment, l’élimination des anciens ordres politiques établis ont le plus souvent donné naissance à de nouvelles conjonctures dans lesquelles des acteurs ont émergé pour remplir le vide laissé par la disparition du pouvoir impérial. Ces périodes historiques se caractérisent aussi par de grandes tensions, dues à l’affrontement de nouveaux acteurs ayant des intérêts divergents. Chacun de ces protagonistes s’efforce en effet de remplacer l’ancien ordre par ses propres desseins idéologiques, nationaux, expansionnistes ou coloniaux. Dans cette lutte de pouvoir, les acteurs sont multiples et hétérogènes.
Il y a d’abord les grandes puissances qui, poussées par leur volonté expansionniste, interviennent vigoureusement dans les territoires d’un empire effondré pour étendre leur influence à de nouveaux espaces et marchés. La chute de l’ancien régime offre l’occasion à ces puissances d’établir dans les régions nouvellement conquises ou dans les territoires passés sous leur influence un nouvel ordre politique qui favorise véritablement leurs propres intérêts économiques et stratégiques. L’histoire moderne et contemporaine a connu des formes diverses et variées de ces ordres nouveaux promus par des puissances mondiales et visant à une expansion à l’échelle planétaire. Les termes employés pour définir ces systèmes expansionnistes peuvent êtres différents : colonialisme, régime des mandats, protectorats, régime soviétique, mondialisation du marché. Quant à l’objectif poursuivi, il est, d’une manière générale, identique pour tous ces systèmes : expansionnisme, conquêtes territoriales et idéologiques, accès aux nouveaux marchés.

Il y a, d’autre part, les acteurs locaux, forces issues de l’ancien empire multinational et multiethnique, qui cherchent à remplacer le régime effondré en mettant en avant de nouveaux critères nationaux, religieux, idéologiques ou économiques, afin de préserver l’unité territoriale et d’empêcher le démembrement intégral de l’ancien ordre impérial. D’une manière générale, le protagoniste local, sans être nécessairement une force politique dominante dans l’empire, est issu des composantes nationales et religieuses ayant été majoritaires sous le régime impérial disparu. A cet égard, la chute de l’Union soviétique et l’émergence immédiate d’un État russe visant à maintenir son influence sur l’ensemble de l’espace ex-soviétique est un exemple révélateur. Il en est de même de la Yougoslavie où, après l’éclatement de l’État multiethnique, le nationalisme serbe se considérant lésé sous l’ancien régime, a cherché à mettre en place un nouvel ordre politique, souvent au détriment des autres composantes de l’État démembré.

Pour achever ce tableau schématique, il importe enfin de prendre en compte d’autres protagonistes locaux, minoritaires dans l’empire effondré, lesquels s’efforcent, dans une nouvelle conjoncture politique et stratégique, de conserver une existence propre. La disparition d’un empire et le déclenchement d’un processus de recomposition étatique peuvent être certainement considérés par plusieurs de ces groupes minoritaires comme le prélude à une émancipation de l’ordre précédent marqué par le despotisme et l’intransigeance générale à l’égard de la manifestation des particularismes minoritaires. Il est dès lors naturel de voir ces populations minoritaires se lancer, à leur tour, dans des mouvements indépendantistes, autonomistes ou régionalistes, à seule fin de créer, dans le cadre de l’ancien territoire impérial, leurs propres entités étatiques ou simplement leurs propres structures autonomes.

La situation de ces minorités reste toutefois bien souvent précaire, car les revendications territoriales ou identitaires qu’elles expriment après l’effondrement de l’empire ou de l’État multiethnique où elles vivent, se heurtent dès lors aux intérêts des puissantes forces locales qui sont en train de bâtir des États nationaux, des entités homogènes dans lesquelles elles n’acceptent pas ou plus le maintien d’identités nationales ou religieuses autres que celles qu’elles sont en train de promouvoir.

On observe alors le transfert de la lutte des minoritaires dans un espace politique différent où règne un autre ordre politique établi, celui des États nationaux en cours de formation. Certes, l’intégration de ces minorités dans de nouvelles entités nationales peut s’effectuer plus ou moins paisiblement, par la persuasion pacifique et par l’établissement d’un contrat de citoyenneté. Toutefois la chute des empires ou des grands États multiethniques est le plus souvent suivie d’une phase généralement instable et oscillante, propice à l’émergence des mouvements nationalistes ou religieux les plus radicaux. Une fois qu’elles accaparent le pouvoir, ces forces extrêmes sont en effet incapables de tolérer la présence de minorités attachées à leurs identités. A leurs yeux, les groupes minoritaires sont susceptibles d’entraver leurs efforts en vue de créer un État national. Au lieu de jouer le rôle de rassembleur, ces États-nations gouvernés par des régimes xénophobes choisissent alors la voie de la confrontation, de l’imposition forcée d’un modèle de citoyen.

Le XXe siècle nous fournit à cet égard plusieurs mutations de ce type : la période de la décolonisation et l’émergence de nouveaux États nationaux gouvernés par des régimes dictatoriaux en Afrique et en Asie ; l’effondrement de l’Empire austro-hongrois et la naissance de multiples États nationaux autocratiques ; l’éclatement de l’URSS et l’émergence d’un nationalisme russe intransigeant et xénophobe ; l’effondrement de la Yougoslavie et le conflit armé entre les mouvements nationalistes. Dans tous ces cas, on observe la disparition d’un ordre politique caractérisé par la cohabitation de multiples ethnies dominées par un régime despotique. Or on a observé que l’éclatement de l’ordre ancien a engendré dans ces nouveaux États un sursaut de nationalisme et la naissance de tendances extrêmes au sein de toutes les composantes de ces États, notamment lorsque la nation majoritaire s’est efforcée d’imposer son modèle étatique à toutes les autres composantes.

Bien entendu, au-delà de cette dimension locale, ces conflits sont directement influencés par l’intervention des grandes puissances, parfois géographiquement étrangères à la région, lesquelles cherchent, après la chute d’un empire, à s’y introduire et à y créer leurs propres zones d’influence. Dans ces conditions, les puissances désireuses de trouver des appuis locaux pour consolider leur présence dans une région et pour y garantir une certaine pérennité, deviennent effectivement les alliés stratégiques des minorités, elles-mêmes en quête de protection.

Ce type d’alliance stratégique peut souvent prendre des formes extrêmes. La protection d’une puissance étrangère peut ainsi devenir la seule planche de salut pour certaines minorités sérieusement menacées par la politique des puissances locales. La dépendance de ce type de minorités à l’égard de la grande puissance concernée est alors totale, et celle-ci est désormais en mesure d’instrumentaliser ces populations minoritaires au profit de sa politique de pénétration dans les territoires convoités d’un empire déchu et de son action sur le terrain : elle peut employer ces minorités pour
peupler une région, pour former des unités militaires, pour faire pression sur les puissances locales.

Il faut toutefois souligner que les grandes puissances influentes dans les territoires d’un ancien empire ne mènent pas toujours une politique constante et identique, du point de vue des alliances établies dans une région donnée. On observe en effet que la stratégie régionale de ces puissances subit parfois de profonds infléchissements, en fonction de leurs intérêts stratégiques, économiques ou politiques. On peut toujours s’attendre à ce qu’une puissance étrangère, soutenant l’action d’une ou de minorités et se trouvant en opposition avec une puissance locale, entame subitement une politique de rapprochement avec sa rivale régionale et abandonne aussitôt ses alliances avec les groupes minoritaires. C’est pourquoi les minorités ayant lié leur sort à des puissances étrangères sont susceptibles de se trouver, d’un moment à l’autre, dans la situation extrêmement précaire qu’elles ont déjà connue.

L’objectif de ce livre est de relever, dans un cadre historique précis, des problématiques liées au comportement des trois acteurs principaux, lequel se manifeste généralement après la chute d’un empire et l’éclatement d’un ordre établi. Les protagonistes en question sont : les puissances expansionnistes étrangères cherchant des appuis locaux pour mieux s’infiltrer et s’implanter dans une région; les forces locales s’efforçant de réinventer un nouvel ordre étatique ; les minorités locales se conformant fidèlement à la ligne politique des puissances étrangères devenues, à leurs yeux, seules garantes de leur survie.

Le contexte historique qu’on a retenu pour mener à bien cette analyse descriptive est la fin de l’Empire ottoman, au lendemain de la première guerre mondiale, et la recomposition étatique qui commence aussitôt dans tout le Proche-Orient. Dans ce cadre, le tableau schématique, décrit plus haut, acquiert toutes les nuances qui illustrent le rôle respectif joué par les trois protagonistes et les attitudes qu’ils adoptent lors de cette phase historique.

La défaite du régime ottoman lors du conflit mondial a introduit dans la région deux acteurs majeurs de la scène internationale du temps, en l’occurrence la France et la Grande-Bretagne. Il est vrai que, durant le règne ottoman, ces deux puissances expansionnistes étaient déjà fortement implantées dans l’empire, notamment aux niveaux économique et culturel. L’effondrement de l’empire a toutefois été le prélude à une occupation directe de certaines régions par les puissances victorieuses de la guerre. Conformément à un plan initial de partage territorial élaboré par Paris et Londres, les provinces arabes de l’empire, plus la Cilicie, ont été recomposées en différentes zones d’influence françaises et britanniques.

En principe, ces nouveaux territoires conquis auraient dû être gérés dans le cadre du système administratif des mandats et sous l’arbitrage de la Société des Nations, pour autant que les puissances mandataires étaient censées promouvoir l’indépendance des États mandatés. Toutefois, pour la France et la Grande-Bretagne, les deux puissances mandataires, cette définition de leur rôle politique local n’était, d’une manière générale, qu’une formulation en forme d’euphémisme qui, en tout état de cause, leur assurait une occupation directe et indéterminée dans le temps. Ces nouveaux territoires sont ainsi effectivement devenus des extensions des Empires coloniaux français et britannique.

L’alliance stratégique conclue entre la France et la Grande-Bretagne, et maintenue tout au long du conflit mondial, n’a cependant pas survécu aux années d’après-guerre. Dans les régions occupées de l’Empire ottoman, les enjeux stratégiques régionaux étaient si considérables que le traditionnel affrontement entre les ambitions expansionnistes françaises et britanniques devait inévitablement rejaillir sur le terrain et mettre un terme définitif à leur alliance.

L’effondrement de l’ordre politique établi par les Ottomans a fait également surgir deux éléments locaux de taille : les nationalismes arabe et turc. Devant les perspectives de démembrement du territoire impérial, ces deux forces, émanant de deux composantes ethniques majoritaires dans l’ancien empire, s’activaient chacune de leur côté pour instaurer un nouvel ordre régional.

Le nationalisme turc était, sur le plan idéologique, le prolongement direct du mouvement jeune-turc incarné par le Comité Union et Progrès (CUP), au pouvoir durant les dernières années de l’Empire ottoman. Après la défaite enregistrée par le régime jeune-turc et le déclenchement du dépeçage de l’empire, un mouvement national turc émergea immédiatement, de façon énergique, à travers tout le plateau anatolien. Cette force nationale, prenant la relève du CUP, tenta d’instaurer sa souveraineté sur l’ensemble de l’Anatolie, considérée par les nationalistes comme un sanctuaire intouchable. Au vrai, le mouvement national s’engagea dans la même voie politique que le régime précédent, à savoir la turquisation de l’État et la construction d’un État-nation turc. Plus pragmatique que ses prédécesseurs jeunes-turcs, le chef des nationalistes, Mustafa Kemal, avait choisi comme limite de ce futur État le plateau anatolien, un espace géographique relativement réduit, qui était alors, lui-même, menacé de morcellement par les puissances victorieuses. La défense de l’unité territoriale de l’Anatolie devint alors le principe de base du combat des kémalistes.

Quant au nationalisme arabe, il n’était encore, dans les premières années de l’après-guerre, qu’une force émergente au sein de laquelle les polémiques idéologiques entre les différentes tendances étaient vives et les revendications politiques divergentes. Il faut souligner à cet égard que le régime ottoman avait, dans les années d’avant-guerre, combattu avec force les mouvements nationalistes apparus chez les Arabes et avait essayé avec un certain succès de les étouffer ou de les éliminer, et en tout cas réussi à éviter une unification de ces mouvements. Si bien qu’après la disparition de l’ordre ottoman, on observa au sein des courants nationalistes arabes une grande variété d’aspirations et de revendications, parfois incompatibles entre elles, comme la création d’un vaste royaume arabe ou la fondation d’un nouveau califat en son sein.

Il va sans dire que les deux mouvements nationalistes turc et arabe, luttant pour la création d’États unifiés et indépendants dans des zones géographiques définies, s’opposaient directement aux projets expansionnistes des grandes puissances qui avaient elles-mêmes l’ambition de s’établir durablement dans certaines régions de l’ancien Empire. Le nationalisme arabe, incarné par l’émir hachémite Faysal, menaçait ainsi les intérêts français en Syrie. Les Britanniques, rivaux stratégiques des Français, essayèrent donc, au lendemain de la première guerre mondiale, d’exploiter la présence du régime hachémite en Syrie, pour contenir les projets expansionnistes français dans la région. Quant à la France, en concluant un accord avec les kémalistes en octobre 1921, elle sapa les efforts des Britanniques visant à défaire le mouvement national turc et à installer sur le plateau anatolien un régime acceptant la présence hégémonique de Londres.

Dans ce jeu d’alliances et de contre-alliances avec les forces locales, les puissances étrangères instrumentalisèrent plus particulièrement l’emploi des populations minoritaires locales de l’empire effondré, à des fins stratégiques. Ces groupes ethniques ou religieux s’efforçaient eux-mêmes, à des degrés divers, de créer des entités étatiques dans des territoires également revendiqués par les mouvements nationaux turc et arabe. Il faut aussi rappeler ici que deux importants groupes minoritaires, les Arméniens et les « Assyro-Chaldéens », avaient été, durant la guerre, la cible d’une politique d’extermination mise en œuvre par le CUP1. La majorité des membres de ces communautés avaient été massacrés ou déportés dans les déserts de Syrie ou de Mésopotamie. D’autres membres de ces deux groupes avaient rejoint, lors du conflit mondial, les armées française ou britannique, dans les rangs desquelles ils avaient combattu les forces ottomanes au sein d’unités auxiliaires.

Après l’armistice d’octobre 1918, ces communautés offraient donc l’image de groupes anéantis, minés, ayant comme principale perspective de recommencer une nouvelle existence dans leur lieu d’habitation d’origine, mais sous la protection de la France ou de la Grande-Bretagne. Dans ces conditions, la rupture semblait être totale entre ces groupes minoritaires et le mouvement kémaliste, prolongement idéologique du CUP, considérant ces minorités alliées aux puissances étrangères comme une menace directe contre leurs efforts visant à la création d’un État-nation turc. On comprend dès lors que les puissances étrangères aient pu employer, sans difficulté, ces deux groupes minoritaires à des fins de politique régionale.

Cette période de l’après-guerre est également marquée par un développement, encouragé par les puissances, des particularismes identitaires des autres groupes ethniques et religieux issus de l’ancien Empire ottoman, mais relativement moins enclins à s’allier avec les forces françaises ou britanniques. Dans les zones situées notamment sous l’influence de la France, des entités administratives distinctes furent créées, l’enseignement dans les langues minoritaires promu, des unités militaires formées sur la base de critères ethniques là où existaient des groupes minoritaires importants. Plusieurs communautés furent ainsi influencées par la politique pratiquée par les Français à leur égard et, dans une moindre mesure, par les Britanniques : les Druzes au Liban et en Syrie, les Alawis en Syrie et en Cilicie, les Tcherkess en Cilicie, en Syrie et en Jordanie, les Kurdes en Syrie, en Cilicie et en Irak. La politique des grandes puissances consistait à détacher ces courants minoritaires des puissantes forces locales et à opposer leurs revendications identitaires aux efforts des nationalistes arabes et turcs visant à fonder de vastes États unitaires. Il fallait donc éloigner ces communautés des mouvements nationaux turc et arabe qui luttaient contre la présence des puissances mondiales.

Les événements historiques qui sont analysés et étudiés tout au long de ce livre eurent comme théâtre d’opération une zone géographique définie, englobant, d’une manière générale, la bande frontalière située entre la Syrie et la Turquie. La présence active des trois protagonistes principaux, évoqués plus haut, et leur engagement sur le terrain nous permettent de mettre à l’épreuve la problématique qui sert de soubassement à ce travail. Il nous faut toutefois souligner ici qu’une région essentielle et faisant partie de la zone frontière entre la Syrie et la Turquie a été exclue du champ de notre étude : le sandjak d’Alexandrette (l’actuelle Hatay). En effet, il existe déjà des ouvrages académiques sur cette région. Il nous a donc paru plus judicieux de nous concentrer sur les autres parties de la zone frontière qui n’ont pas encore été traitées comme il convient.

La première partie de ce livre analyse l'histoire de la Cilicie sur la brève période qui s’étend de la déclaration d’armistice au retrait final des troupes et de l’administration françaises de la région, en janvier 1922. La France, en sa qualité de puissance mondiale, avait conquis cet ancien territoire ottoman et s’y préparait à une occupation de longue durée. Or, dès son établissement en Cilicie, les troupes et l’administration françaises se heurtèrent à la résistance des nationalistes turcs qui étaient déterminés à combattre les armées d’occupation étrangères et leurs alliés locaux. L’idée d’une nouvelle Turquie englobant tout le territoire du plateau anatolien faisait déjà son chemin et le mouvement kémaliste devint aussitôt l’incarnation de cet idéal. Face à cette menace locale, la stratégie de contrôle de territoire élaborée par les responsables français du Levant consistait à s’appuyer sur des forces locales composées par des groupes minoritaires : Arméniens, Arabes alawis, Kurdes, Tcherkess. L’un des aspects les plus impressionnants de ce plan d’action français était le transfert en Cilicie, leur lieu d’habitation d’origine, de plusieurs dizaines de milliers d’Arméniens encore survivants dans les déserts syrien et mésopotamien où ils avaient été déportés. De la fin de 1918 à janvier 1922, date du retrait final des Français de la région, nous avons étudié les positions adoptées par chacun des protagonistes durant les différentes phases de la courte histoire de la Cilicie sous occupation française.

La deuxième partie est une étude sur la situation des différentes populations minoritaires qui continuaient à habiter, tout au long des années 1920, en Turquie, dans la zone frontière avec la Syrie : les Grecs-orthodoxes arabophones, les Syriaques, les Arméniens, les Chaldéens, les Arabes alawis. Cette période est fondamentale dans l’histoire de la nouvelle Turquie, car le kémalisme, qui était devenu l’idéologie du pouvoir, s’efforçait alors de bâtir un État national. La politique des kémalistes vis-à-vis de ces minorités très dispersées, relativement peu nombreuses et privées de vie communautaire solide, révèle en effet quelques aspects essentiels de l’idéologie étatique turque. Plutôt que de chercher à absorber ces communautés dans la nouvelle société turque par la force de la persuasion pacifique et d’ériger un rapport de citoyenneté fondé sur le contrat et l’égalité, le kémalisme a choisi d’exclure les éléments non turcs. Les années 1920 sont ainsi marquées par les mesures d’intimidation prises par les autorités turques pour inciter ces populations minoritaires à l’exode vers la Syrie.

La troisième et dernière partie traite de la politique de colonisation pratiquée par le pouvoir mandataire français en Haute-Mésopotamie syrienne (Haute-Djazira), notamment dans le cadre du conflit frontalier y opposant les Français à la Turquie. La politique française de conquête de territoire et de développement économique repose essentiellement sur une stratégie favorisant l’installation en Flaute-Djazira de différents groupes ethniques et religieux non turcs et non arabes. On constate alors que l’administration mandataire se sert notamment de la population kurde de la région pour régler en sa faveur le litige frontalier qui l’oppose à la Turquie. La Haute-Djazira est également, durant cette même période, le théâtre d’une remarquable évolution des relations entre deux minorités de la région, les Kurdes et les Arméniens, à laquelle nous consacrons un chapitre. A partir du début des années 1930, les autorités mandataires françaises - les milieux qui défendaient l’idée de la pérennisation du mandat - se sont par ailleurs servis des minorités de la Haute-Djazira comme contrepoids aux revendications indépendantistes des nationalistes arabes, notamment à la puissante force locale majoritaire en Syrie, dont nous examinons l’action et ses retombées sur place.

A travers l’étude et l’analyse géopolitique d’une région proche-orientale dans un contexte historique précis, nous avons cherché à contribuer à une meilleure compréhension du phénomène minoritaire dans les périodes de conflit, lorsque les intérêts des principales forces locales et des puissances étrangères se heurtent sérieusement.

Au cours du XXe siècle, les visions expansionnistes des grandes puissances et les ambitions d’autres forces visant à instaurer un ordre nouveau sur des critères purement nationaux et religieux n’ont jamais cessé d’exister. Le recours à la violence et à l’exclusion a souvent été utilisé à des fins de conquête. Et rien n’indique que dans un monde en mutation constante, où les ordres politiques établis ne peuvent plus être des faits perpétuels, on ne continuera pas à observer des développements politiques et militaires du même type que ceux qu’on a constatés après la chute d’empires ou d’États multiethniques, le problème des minoritaires restant nécessairement à l’ordre du jour.

1. On peut ajouter à cette liste, les chrétiens du Liban et notamment du mont Liban, qui périrent par dizaines de milliers lors de la famine survenue durant les années de la première guerre mondiale. Bien qu’il existe une riche documentation, au moins dans les fonds d’archives officiels français, les circonstances qui ont déclenché la famine au Liban n’ont pas jusqu’à présent fait l’objet d’une étude sérieuse révélant tous les aspects de cette catastrophe humaine.



Première Partie
La Cilicie sous Domination Française
(1919-1921)


Stratégie de contrôle, peuples colonisés,
évolution des intérêts politiques français

1
La France et la Cilicie
Projet impérialiste et occupation


La Cilicie, un territoire convoité par les milieux coloniaux français

La genèse de l’occupation française de la Cilicie : un siècle d’histoire

C’est durant l’occupation égyptienne de la Cilicie (1832-1840) que la France découvrit véritablement cette région jusqu’alors ottomane, qui était, selon les termes de Victor Langlois, négligée le plus souvent par les nombreux voyageurs se rendant en Orient1. La brève période de règne égyptien avait été le prélude à la mise en valeur des richesses économiques de la Cilicie. Or, cette politique visant à l’essor économique et démographique de la région allait être poursuivie, à partir des années 1860, par les autorités ottomanes de Constantinople.

La diplomatie française, associée à ses débuts aux projets expansionnistes de Muhammed Ali, le vice-roi d’Égypte, fut parmi les premières chancelleries à installer un poste consulaire dans la région cilicienne2. Grâce aux rapports de ses représentants officiels dans la région, les milieux politiques et économiques français purent découvrir en Cilicie les opportunités qu’elle offrait.

Il y existait en tout premier lieu de sérieuses perspectives d’exploitation de ses potentialités agricoles. A travers les rapports envoyés par le ...

1. Langlois Victor, Voyage dans la Cilicie et dans les montagnes du Taurus, Paris, 1861, p.Vl.

2. Auparavant, il existait à Tarsous un poste d’agent commercial fiançais attaché au
consulat général d’Alep.




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