AVANT-PROPOS
Le premier volume de cette étude1, paru en 1994, était consacré à recueillir la mémoire des «Araméens du bout du monde», autrement dit, des populations assyriennes habitant sur les bords du Khabour, entre Tell Arbouch et Tell Tawil. Il entrait dans cette collecte, de manière consciente et délibérée de la part de l’enquêteur, une spontanéité bienveillante et non critique. L’objectif est maintenant d’élargir la collecte des données et de passer à une confrontation avec les sources écrites, telles qu’elles se donnent à lire dans les archives anglaises, américaines et françaises déposées à Londres, Nantes, Paris, et Philadelphie, sous forme de lettres ou de rapports rédigés immédiatement après les événements, et dans certaines publications comme le livre de Malek Yaqo: Les Assyriens et les deux guerres mondiales2. Celui-ci a été acteur et témoin de beaucoup des événements qu’il rapporte et il a intégré de nombreux récits à son texte qu’il a rédigé à partir des carnets de son frère Chlémoun d-Malek Smaïl3, qu’il a complétés. Florence Hellot-Bellier, qui s’intéresse aussi aux chrétiens de l’Eglise d’Orient et de l’Église chaldéenne, avait suivi la démarche inverse: elle était partie des archives, pour enquêter ensuite sur le terrain, en Iran, en Syrie, en Iraq. Elle a consacré sa thèse de doctorat aux années 1896-1920 autour du lac d’Ourmia4. Elle s’est posé la question des rapports des chrétiens d’Ourmia et de l’ambulance française en 1917-19185, puis a cherché à mieux cerner la vie desdits chrétiens, sur place et lors de leur exode6.
Il nous a semblé qu’en confrontant les données recueillies par chacun on pourrait parvenir à faire la lumière sur bien des points qui demeurent ignorés ou inexpliqués, tel que celui de l’exode de ces populations lors de la Première Guerre mondiale et leur établissement sur les bords du Khabour. Ce travail est donc entrepris dans la perspective d’un dialogue entre la mémoire transmise oralement, avec les raccourcis, omissions ou embellissements dont elle est tributaire, et la mémoire écrite, laquelle ne mérite pas d’être considérée comme la seule véridique par le simple fait qu’elle est écrite, et donc, elle aussi, sujette à caution. Dès lors, notre démarche sera également critique vis-à-vis des deux formes de mémoire.
1. II s’agit de l’ouvrage de G. Bohas, 1994, Les Araméens du bout du monde, la mémoire des Chrétiens d’Orient, Toulouse, Editions Universitaires du Sud. Cet ouvrage sera cité en utilisant l’abréviation: t. I. Pour la réalisation de ce livre, comme pour celle du présent ouvrage, le long travail d’enquête sur les bords du Khabour n’a été possible que grâce à la bienveillante hospitalité de Mgr Antranig Ayvazian. Qu’il trouve ici l’expression de notre reconnaissance. 2. Malek Yaqo, 1964, Les Assyriens et les deux guerres mondiales, Téhéran, Imprimerie de la commission culturelle des jeunes Assyriens, que B. Poizat nous a gracieusement prêté (l’ouvrage est rédigé en soureth). 3. Mort en 1944 à Tell Tamer. 4. Chronique de massacres annoncés, les Assyro-Chaldéens de Perse et les grandes puissances, 1896-1919, Université de la Sorbonne nouvelle, 1996, en cours de publication. 5. «L’Ambulance française d’Urmia (1917-1918) ou le ressac de la Grande Guerre en Perse», Studia Iranica, 1996, t. 25, 1. 6 «L’apport des inscriptions syriaques à la connaissance de l’histoire des chrétiens d’Ourmia», Etudes syriaques, 1, Paris, Geuthner, 2004, p. 117-123. «The Western missionaries in Azerbaijan society», in Religion and Society in Qajar Iran, R. Gleave éd„ Curzon, Oxon and New York, 2005, p. 270-293. «La fin d’un monde: les Assyro-Chaldéens et la Première Guerre mondiale », in Chrétiens du monde arabe, un archipel en terre d’Islam, collection Mémoires n° 94, Paris, Editions Autrement, p. 127-145. «Les Chrétiens d’Iran au XIXe siècle (1880-1918), une page se tourne», in Chrétiens en terre d’Iran: implantation et acculturation, Studia Iranica, Cahier 33, 2006, p. 79-104.
Le Travail d'Enquête sur les Bords du Khabour
1996
Le premier tome, paru en 1994, s’arrêtait en 1991 ; depuis, j’ai continué7 mes visites sur les bords de la rivière. J’ai assisté à son assèchement en 1996. J’ai continué à apprendre la langue et à visiter les villages, toujours en quête de quelque survivant prêt à me raconter ses histoires. Mes amis de Tell Sakra, à qui j'ai fait cadeau du livre, sont contents et amusés de se voir en photo. Certains amis de Tell Tamer, qui ont pu lire ou se faire traduire le texte, le sont moins: «Comment, tu es allé interroger ces va-nu-pieds de Tkhouma! Mais c’était à nous les Tyaris qu’il fallait demander. Tu te rends compte, ton type s’imagine que Malek Yaqo est mort au Canada [t. I., p. 76], alors que tout le monde sait qu’il est mort en Irak!» J’ai essayé de leur expliquer que ce ne sont pas les faits qui m’intéressent, mais le souvenir que les gens en ont gardé. Mais je sais bien que je n’y arriverai pas: vu le prestige de la chose imprimée, pour eux, ce qui est écrit dans un livre doit forcément être vrai. Du coup, Alpama a sorti son vieux calepin et a rectifié l’année de la mort de Malek Yaqo : 1974 et non 1970 comme il me l’avait dit [t. L, p. 168], et même le 26 janvier 1974, toujours en Irak, bien sûr. Dans la foulée, son ami Abdo Ouchana m’a confié le poème qu’il avait récité à cette occasion. Comme quoi, il suffit d’attendre. Justement, un soir où je discutais avec l’Ancien8 [t. I., p. 19], j’ai vu arriver un de ses voisins, tout content de faire la causette avec le Français de passage. Quand je lui ai dit que je m’intéressais à l’histoire des Assyriens d’hier et d’aujourd’hui, il m’a demandé:
- Alors tu connais certainement le chamacha9 * Yosep ? - Non. - Dans ce cas, il faut absolument que je te le fasse connaître, car lui, il pourra t’apprendre des choses que tu ne sais pas encore.
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