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La Syrie au Présent


Auteurs : | | |
Éditeur : Actes Sud Date & Lieu : 2007, Arles
Préface : Pages : 880
Traduction : ISBN : 978-2-7427-6852-3
Langue : FrançaisFormat : 140x225 mm
Code FIKP : Liv. Fra. Dup. Syr. 1661Thème : Général

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La Syrie au Présent

La Syrie au Présent

Baudouin Dupret

Actes Sud


En multipliant les angles d’approche et en privilégiant les contributions émanant d’une connaissance concrète du terrain, cette somme sur la Syrie contemporaine entend se démarquer de toutes les précédentes tentatives d’interprétation. En premier lieu, on trouvera des synthèses : démographie ; faits religieux ; territoires et villes ; économie ; droit et société ; transformations politiques internes ; insertion politique régionale et internationale. Viennent après chaque chapitre des “arrêts sur image” qui proposent des descriptions et des analyses ponctuelles. L’articulation de ces deux niveaux permet d’appréhender d’une manière ouverte les modes de fonctionnement de la société syrienne.

Bien qu’ils n’offrent pas une même vision du pays, ces “arrêts sur image” rendent justice à la pluralité des perspectives que les sciences sociales peuvent adopter sur un pays comme la Syrie. 11 s’agit d’un regard neuf qui refuse de figer la Syrie dans une seule image, celle d’une société exclusivement régie par un système autoritaire et composée d’individus totalement soumis. On entre de la sorte dans les logiques internes de cette société et de ses multiples composantes, à un moment précis de leur histoire, de façon à montrer comment les interactions quotidiennes sont traversées par la maîtrise des ressources culturelles et par des stratégies de pouvoir.



Baudouin Dupret est chercheur au CNRS et à l’Institut français du Proche- Orient. Zouhair Ghazzal est professeur à Loyola University à Chicago. Youssef Courbage est directeur de recherche à l'Institut national des études démographiques à Paris. Mohammed al-Dbiyat est géographe à l’Institut français du Proche-Orient.

 



PROLOGUE

La Saison des Figues

C’est la saison des pistaches. C’est aussi la saison des figues. A mon arrivée tard dans la soirée du 31 juillet, c’est presque la première chose que j’ai faite: manger une figue. Je l’ai prise entre mes mains, je l’ai contemplée. Ronde, verte, pleine, délicieuse. Et, comme presque tout ici, elle n’a pas une forme parfaite.

Vingt-cinq ans en France, et vingt-cinq ans d’allers et retours, vingt-cinq ans rythmés par des mois de vacances dans ce qui fut jadis chez moi. Vingt-cinq ans de figues, de pistaches et d’hésitation.

Il m’arrive quelquefois, en des moments de mélancolie, de me demander où je vais mourir. Mais cela ne me préoccupe pas tant que cela. La vie reprend aussitôt le dessus, avec ses petits détails: un grand moulin à vent qui fait oublier les choses juste par la monotonie de ses tournoiements.

A 42 ans, je maîtrise parfaitement l’art de l’esquive. Je n’hésite jamais avant de lancer une réponse évasive, mensongère même. “Tu seras mieux chez toi, n’est-ce pas?” “Oh certainement, mais, vous savez, la conjoncture actuelle, le travail, les études... ” On passe vite à autre chose, et en Syrie, l’autre chose est facile, le quotidien est assez préoccupant pour faire oublier rapidement la France et le francisé, le porteur de la double nationalité - une sorte de carte de visite pour un autre monde.

Durant mes séjours en Syrie, je change vraiment. Je suis plus calme, plus détendu, plus serein. Ma femme prétend que c’est parce que ce sont les vacances, et aussi que je viens ici pour une courte période. Moi, je préfère lier ça à autre chose : origine, racines, nostalgie, amour, chaleur humaine... un chez-soi fictif en somme. N’empêche que cela n’a jamais été suffisant pour traverser la frontière du retour, c’est un simple constat, et j’ai arrêté depuis un certain temps de me creuser la tête à chercher pourquoi.

Qu’y a-t-il de si cruel ici pour que le retour soit si difficile, et qu’y a-t-il de si formidable là-bas pour s’obstiner à y rester?

Faute de pouvoir répondre, je me contente de garder, ici, un silence presque soufi. J’écoute les autres avec tellement d’attention que je donne une réelle impression de m’intéresser à tout : les banalités, le cours du dollar, les scandales des politiciens toujours liés à la corruption et aux femmes, la cherté insupportable de la vie, le mauvais service dans les hôpitaux, les soupirs, les histoires d’amour inachevées, l’envie de l’Europe ou de l’Amérique... On dirait que je ramasse le vacarme de toute une ville. Par culpabilité ? Je n’en sais rien, mais un expatrié, un exilé, un émigrant vit constamment - selon moi - une double gêne : celle qu’a créée son départ, et celle qui vient de son pays d’accueil. On finit par ne plus être d’ici sans pour autant appartenir à là-bas. Et les autres, de part et d’autre, ne cessent de vous le rappeler.

Drôle d’expérience que de réinventer sans cesse une constance au gré des circonstances, surtout lorsqu’on se sent exclu au sein même de son propre entourage. Je dois à la limite me refaire une place à chaque voyage. Ou plutôt, je l’achète, cette place, avec des cadeaux que je choisis avec attention. Je vérifie à chaque fois que la mention made in France figure bien sur l’objet. Je trie mes achats selon les destinataires : des cravates avec des motifs criards et bien visibles pour les avocats, médecins et hommes d’affaires en vue, des foulards en soie pour les femmes “chic”, des parfums bas de gamme avec la tour Eiffel sur l’emballage pour les autres, et toujours l’inévitable made in France certifiant l’authenticité de la provenance. C’est ce que la société exige du fils prodigue vivant au-delà des frontières. Ici, les signes extérieurs ne sont pas à négliger, et puisque je n’ai aucune envie d’afficher une différence, aussi minime soit-elle, avec le rythme général, je m’exécute en silence.

Au fond, je ne crois pas avoir le droit de commenter la manière d’être d’une société qui ressent et refoule son grand malaise. D’ailleurs, je n’ai plus les codes qui me permettent, ici, de déchiffrer les comportements des gens. Je cherche des références que j’ai laissées jeune, et je recompose un pays qui n’est plus. Du moins pas celui que je voudrais tant qu’il soit.

Mais de quel droit? On me l’a dit plusieurs fois, et cela me blesse. Il faut regarder de ses propres yeux la corruption ronger les âmes, la pollution, la saleté, les gens qui s’entassent dans les transports collectifs, les préjugés, la course suicidaire vers l’inconnu, le saut dans le vide, les incertitudes de demain... Il faut regarder et se taire. De quel droit ? Les absents ont toujours tort, j’ai tort, qu’y a-t-il de plus à reconnaître ? Je suis parti il y a fort longtemps, je ne pensais jamais rester autant, je ne pensais rien d’ailleurs. Le pays ne m’a pas retenu, et c’est tant mieux. Je ne sais pas ce que je peux donner, ni ce que je peux faire. Ce que je sais, c’est que je n’ai jamais oublié le goût des figues d’ici, des pistaches d’ici.

A chaque séjour, on m’envoie quelques jeunes rêveurs ou désespérés qui viennent me consulter sur les moyens d’aller en France ; et ils me citent des exemples de ceux qui ont réussi dans l’Hexagone et qui sont maintenant très haut, et ils accompagnent la parole d’un geste de la main et d’un regard vers le ciel pour exprimer l’altitude acquise par les bienfaits de la migration.

Je ne suis pas de ceux-là... Il m’arrive même de penser que j’ai complètement raté ma vie. J’ai pourtant un bel appartement parisien avec des moulures au plafond et un vieux parquet au sol, et je m’amuse à peupler les murs avec des tableaux de peintres syriens en m’efforçant de donner un petit cachet oriental à ce que j’appelle sans réfléchir chez-moi. Mon travail va plus ou moins, et ma petite famille est tellement charmante qu’elle me pousse à réfléchir à deux fois avant de prendre une décision capitale qui changerait le cours de notre vie.

Pourtant, je garde un fort sentiment de la nullité du cadre de vie que je me suis choisi. J’ai, comment dire, la sensation d’être toujours à la marge de quelque chose : d’abord, de la société avec laquelle je cohabite, et qui m’a donné par bonté extrême le droit d’en faire partie, de voter, et d’utiliser un passeport couleur bordeaux qui n’attire pas sur moi l’attention de la police dans les aéroports internationaux ; ensuite, de ma société d’origine, avec laquelle j’ai de plus en plus de mal à communiquer. Qui a changé le plus ? Elle, moi, ou bien tous les deux ? Je vois sur les visages de ceux qui ont formé le cadre de ma première vie les signes du temps, le vieillissement quelquefois prématuré, les rides d’une certaine fatigue ou lassitude, et j’ai de plus en plus l’impression que quelque chose nous éloigne les uns des autres, malgré la chaleur, les accolades et, certes, un résidu de complicité que l’on partage toujours.

Je ne sais pas comment eux me voient. Ils ne le disent pas clairement, mais on peut se douter que mon exemple fait toujours un peu rêver. Comment, alors, expliquer que le paradis n’est pas forcément là où on le suppose ? C’est d’autant plus difficile lorsque le reflet de ma propre image contredit mes propos.

J’ai vite atteint l’âge où l’on découvre - aussi - qu’on ne vit pas uniquement d’amour, que les illusions ne sont plus de mise. Cela a pour effet d’augmenter votre capital de cynisme. Les attaches que l’on croyait indéfectibles perdent en densité au fil du temps : des amis qu’on ne cherche plus à voir, d’autres que l’on croise par hasard, et d’autres encore dont seule la présence soudaine nous rappelle l’existence.

Je me souviens d’un ami proche: il avait une large moustache blonde et la bonté d’un nourrisson. Lors d’un séjour à Damas, j’ai essayé de le joindre à plusieurs reprises sans succès, et je suis parti sans le voir. Cela ne m’a posé aucun problème, je dois le dire, jusqu’au jour où, quelques mois après, j’ai reçu par une sonnerie matinale l’annonce de sa mort. A 38 ans, il avait décidé de se loger deux balles dans la tête, dans sa chambre, et devant les yeux de sa mère. A 5 000 km de là, j’avais le combiné du téléphone à la main et un sentiment étrange. Je venais de rater l’occasion ultime de le revoir.

Je m’en suis voulu de ne pas avoir insisté, et à la tristesse se mêle, encore aujourd’hui, une sorte de remords qui m’empêche toujours d'aller voir ses parents. C’est cela aussi, les vingt-cinq ans de ma vie parisienne, ce petit sentiment persistant comme une goutte d’eau interminable de ne pas être là où il faut, au moment où il le faut. L’image de cet ami, souriant, rigolant, dansant, me revient de temps en temps, pas assez souvent pour devenir une obsession, et pas assez rarement pour permettre l’oubli. Juste ce qu'il fiiut pour me rappeler, de temps à autre, le péché par absence.

C’est dans la mort des proches que la migration prend toute sa dimension. Le téléphone sonne, et on vous le dit. On vous laisse, seul, libre de faire ce que vous voulez ; y compris de continuer votre vie comme si de rien n’était. Des cimetières de Damas, je garde un souvenir très flou, et c’est après que les autres ont accompli leur deuil que je commence à ébaucher le mien. Il en est ainsi. Il m’a fallu apprendre à accepter ce cran de retard sur le destin.

Mais la vie, c’est aussi l’actualité de tous les jours, c’est le partage que seule l’appartenance à un groupe permet, c’est avoir une opinion sur les événements, s’exposer à la réalité, donner et recevoir. Et lorsque vous partez, c’est tout cela qu’il faut reconstituer ailleurs. Et c’est tout cela que vous vous acharnez à garder là où vous l’aviez laissé à un moment de votre vie, dans un pays censé être le vôtre.

Lors de retrouvailles avec des amis d’enfance émigrés aux Etats-Unis, et après vingt ans d’éloignement, on avait repris là où l’on s’était arrêté ; les blagues de nos dix-sept ans, les mêmes gestes, le même amour. C’était éphémère, et on le savait, mais on se comprenait. On avait chacun un parcours parsemé d’obstacles, d’amertume et de solitude. On avait chacun nos moments de peur, de frustraüon, mais il fallait être “nous” pour le comprendre. Il y a, dans la vie de chaque migrant, une part qu’il ne sait pas raconter.

Je me suis souvent posé la question : mais qu’est-ce qui change vraiment en nous avec l’expérience de l’exil, de la migration ? Comment devient-on après des années passées ailleurs?

Une fois, pendant que je me baladais avec une amie française dans les rues de Damas, je lui ai fait observer que plusieurs personnes s’adressaient à moi en français ou en anglais. Je lui ai dit pour conclure que c’était dû à sa présence, d’où la confusion. Elle m’a répondu : “Non, certainement pas, il y a autre chose, je crois que c’est le regard. Tu n’as plus le regard des gens d’ici !”

Elle a oublié d’expliciter un peu plus sa réponse. Dès lors, je me suis mis à observer mon regard et celui des gens de chez moi. Il me semble rencontrer assez souvent dans leurs yeux cette sorte de cassure, un mélange de frustration, de peur, d’envie et de rêves inaccomplis, un trop de temps passé à attendre, à scruter, à observer et à craindre un monde parfois cruel, parfois injuste, mais toujours cyniquement insatisfaisant.

Je regarde les miens, et je guette les petits changements que les années laissent sur eux, les mèches blanches, un début de ride sous les yeux, le ventre qui sort un peu plus du pantalon. Eux me regardent discrètement. Ils s’attardent sur ma calvitie, les détails de mes vêtements, trop négligés pour ici, sur tout ce qui fait cette petite différence qui prend de l’envergure au fil du temps. Au bout de vingt-cinq ans, l’écart devient palpable, séparateur, froid. Les yeux, lorsqu’ils se croisent, le sentent et ne disent rien. Il en est ainsi.

Et j’essaie de me fondre dans la masse. Je ne veux surtout pas qu’ils découvrent que je ne suis plus d’ici à part entière. Mes tentatives pour le cacher frisent le ridicule. Aux chauffeurs taxis, je dis qu’il a fait très froid cet hiver, pour donner l’impression que j’étais là en hiver. Aux vendeurs qui m’abordent en affirmant m’avoir déjà vu, selon une tradition millénaire pour entamer une conversation avec un inconnu, je réponds en citant des lieux et des événements locaux où nous aurions pu nous croiser... Cela ne marche pas tout le temps, mais cela vaut la peine d'essayer à chaque fois. C’est presque vital de se sentir encore d’ici...

Les murs de la ville vous parlent encore. Rien n’est seulement pierre. L’âme surgit de tous les coins de rues. Il me faut repartir, m’éloigner pour épurer l’image. Pour enlever le bruit insoutenable des klaxons. Pour oublier les embouteillages et les taxis qui ne respectent pas les tarifs, pour oublier un peu l’incertitude du moment, le politique... Il faut, aux yeux qui sont les miens, figer le pays dans une carte postale pour le réinventer à ma mesure...

Mais le pays peine, ses gens se livrent à un difficile exercice de discernement, de flair. On entend les nouvelles, on les interprète autant qu’on peut, on mise sur un événement proche censé éclaircir la situation, et en attendant, on continue à vivre autant qu’on peut aussi. C’est la leçon séculaire de l’histoire : continuer malgré les méandres du moment, imiter le figuier qui, depuis qu’il a couvert de ses feuilles la nudité d’Adam et Eve, n’attend plus la pluie pour donner ses fruits et se soucie peu de qui va les cueillir. C’est qu’il a la certitude de rester, pour l’éternité, ainsi, supportant le soleil et créant de l’ombre, se nourrissant de la profondeur de la terre pour donner des figues belles, rondes et imparfaites.

Charif Rifai



Introduction

La Syrie est l’héritière de l’Empire ottoman et de son démembrement. Province d’empires successifs, elle n’a jamais connu d’élites autonomes, mais s’est toujours intégrée à une structure religieuse, sociale, économique et politique plus vaste, dont le centre était ailleurs. L’Empire ottoman avait ses règles de fonctionnement que le XIXe siècle mit à mal. Ce fut l’époque des tanzimat, des réformes, qui touchèrent toutes les suâtes de la société, tout en renforçant la classe des notables. L’avènement du mandat français ne mit pas en cause les privilèges de celle-ci, les assises du mandat reposant sur le maintien de son rôle dans l’agriculture, la manufacture, le commerce et le domaine juridique.

C’est toutefois bien un autre monde qui se mit progressivement en place, avec la création d’une nouvelle nation syrienne. Une classe moyenne se consolida, composée non seulement de sunnites, mais aussi de chrétiens et de juifs que le mandat avait libérés des contraintes de leur statut confessionnel minoritaire. L’instruction, l’activité professionnelle spécialisée, la sortie des femmes de la sphère domestique constituèrent autant d’acquis qui touchèrent d’abord cette classe moyenne, avant de s’étendre à toute la société. La culture sortit du cercle des ...




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