«Être homme, c'est précisément être responsable. C'est connaître la honte en face d'une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. C'est être fier d'une victoire que ses camarades ont remportée. C'est sentir, en posant sa pierre, qu’on contribue à bâtir le monde.» Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes.
PRÉFACE
La France et le génocide arménien
Alexis Govciyan prolonge par cette publication la considérable et patiente activité qu’il a déployée pour que le parlement français reconnaisse le génocide arménien. Ce qu’il a recensé mérite d’être retenu non seulement en raison de la charge d’émotion et de noblesse mais aussi pour l’édification des ignorants, des insensibles et des criminels en puissance.
À l’occasion du débat sur la reconnaissance du génocide arménien, j’ai entendu dire trop souvent que la cause était sans doute juste mais qu’elle ne concernait pas la France et qu’elle n’avait donc pas à s’en mêler. A ces analphabètes qui ne connaissent pas leur passé, je voudrais profiter de l’occasion pour rappeler le poids des événements et les responsabilités de notre pays. Ceux qui ignorent leur histoire sont condamnés à en répéter les erreurs.
C’est à l’occasion de la Première Guerre mondiale et avec la complicité de l’Allemagne, son alliée, que la Turquie a perpétré le premier génocide du XXe siècle. Il faut toujours une guerre pour pouvoir se livrer à de tels crimes. Le 24 mai 1915, un mois, jour pour jour, après le déclenchement de ce qu’on appellera plus tard un génocide, la France rendait publique et notifiait à la Turquie la déclaration suivante:
«Depuis un mois environ, la population kurde et turque de l’Arménie procède de connivence et souvent avec l’aide des autorités ottomanes à des massacres des Arméniens. De tels massacres ont eu lieu vers la mi-avril n. st. à Erzeroum, Dertchun, Eghine, Akn, Bitlis, Mouch, Sassoun, Zeitoun et dans toute la Cilicie: les habitants d’une centaine de villages aux environs de Van ont été tous assassinés; dans la ville même, le quartier arménien est assiégé par les Kurdes. En même temps, à Constantinople, le gouvernement ottoman sévit contre la population arménienne inoffensive.
«En présence de ces nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation, les gouvernements alliés font savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués dans de pareils massacres.»
Chaque mot est important dans cette déclaration des puissances alliées qui annonce les principes de ce que seront un jour... les principes du tribunal de Nuremberg. La reconnaissance du génocide est donc la conséquence logique et, en principe inévitable, de cette déclaration. Parmi «les gouvernements alliés», la France est le seul qui ait reconnu le génocide arménien. J’en suis fier comme Français. La France ne s’est d’ailleurs pas trompée puisque de 1919 à 1920 la juridiction turque de Constantinople a condamné à mort les organisateurs du génocide en relevant que les décisions avaient été prises après «des délibérations longues et approfondies.»
Ayant combattu la Turquie pendant la réalisation du génocide, la France a été mêlée de près aux événements: la reconnaissance du génocide a pour elle l’évidence et l’obligation du témoignage.
Les 9 et 16 mai 1916, la France et la Grande-Bretagne signent les accords Sykes-Picot par lesquels la France reçoit l’administration directe d’une partie de l’Empire ottoman et en particulier la zone de Cilicie où se trouve une importante population arménienne à partir de laquelle sera levé un corps militaire arménien au service de la France: la Légion arménienne. Mais en 1922, en raison des harcèlements kémalistes, la France renonce à la Cilicie et évacue militairement la région, abandonnant la population qu’elle protégeait et qui est à nouveau contrainte à l’exode. Le 10 août 1920, le traité de Sèvres prévoyait la création d’un État arménien dont le tracé est confié au président des États-Unis qui s’en acquitte le 22 novembre 1920. Mais les Occidentaux laissent les Soviétiques et les kémalistes régler entre eux le sort de l’Arménie, ce qu’ils font par le traité d’Ankara le 16 mars 1921.
En 1923, le traité de Lausanne annihile le traité de Sèvres et se contente de garantir l’égalité et la liberté des Arméniens vivant en Turquie. Cette garantie ne sera jamais exercée. En Anatolie orientale, le quart de la population était arménienne au début du siècle. Elle a pratiquement disparu.
Tant de crimes, tant de victimes, tant d’engagements, tant de reniements, tant d’abandons... La reconnaissance du génocide arménien par la France est le respect de sa parole au regard de l’histoire, le juste témoignage qui est dans la logique de son passé et de sa vocation universelle et un acte de compassion à l’égard de ceux de ses enfants qui en sont issus.
Patrick Devedjian Ministre délégué aux Libertés locales
Première Partie
«Je me souviens très bien que, même dans l’horreur de la Première Guerre mondiale, la tragédie arménienne de 1915 a soulevé en moi une profonde émotion. Le mot génocide n’avait pas encore cours à cette époque, mais j’ai senti alors tout ce qu’il a signifié plus tard.» Joseph Kessel, de l’Académie française, le 24 avril 1975.
8 novembre 2000, 5 h 25 du matin, Sénat de la République
L article unique de la proposition de loi «La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915» est mis aux voix, par scrutin public. Le président de séance, le sénateur Jacques Valade, ancien ministre chargé de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, proclame les résultats.
Nombre de votants: 208 Suffrages exprimés: 204 Majorité absolue: 103 Pour: 164 Contre: 40
Après plusieurs heures de débat et une procédure particulièrement complexe, la proposition de loi est enfin adoptée. Dans les tribunes du Sénat, le public, fort nombreux, laisse éclater son immense joie.
Plusieurs centaines de personnes attendent également à l’extérieur et pour la plupart, depuis plusieurs heures, debout, dans le froid de la nuit.
Pour ce qui me concerne, je me sens tout d’un coup très las, totalement indifférent, même à ce qui se passe dans cette tribune présidentielle.
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