INTRODUCTION
A une certaine époque de ma vie je décidai d’entreprendre un voyage afin de me rendre compte de ce que cela signifiait pour moi d’être arménien. Bien qu’arménien, ou à demi arménien, jusqu’alors j’ignorais tout de l’Arménie comme des Arméniens. Du moins, presque tout. Mon père était arménien, je veux dire né de parents arméniens, mais il avait été élevé en Angleterre et avait fait ses études dans des établissements anglais. Avant de devenir américain, il avait été citoyen anglais. Il n’avait pratiquement aucun lien apparent avec l’Arménie. Il en parlait très rarement et, à la maison, n’en utilisait jamais la langue. Son métier était de composer des romans sentimentaux et il en situait le plus souvent l’intrigue dans la société britannique. Il n’écrivit jamais sur l’Arménie ni sur les Arméniens, à de très rares exceptions près, qui furent sur le mode du désaveu ou de la plaisanterie. « Qui, aujourd’hui, voudrait se dire Arménien s’il ne l’est pas? » écrivit-il un jour. Lui-même, à l’âge de vingt et un ans, avait changé son nom de Dikran Kouyoumjian en Michael Arien.
Ma mère, d’origine américaine et grecque, appelait parfois en privé mon père Dikran, et dans mon enfance c’était là la seule occasion qui me fut donnée de savoir qu’il était quelque chose d’autre, ou de plus, que britannique. « C’est un nom arménien », m’expliqua-t-elle un après-midi, il y a bien longtemps. Je crus un moment que ce qualificatif s’appliquait au caractère du nom : un nom qu’on utilise en privé. Je savais aussi que certains de mes oncles éloignés s’appelaient Kouyoumjian — un nom bizarre et qu’un enfant a bien du mal à griffonner au bas d’une lettre de remerciement. Mais mon père, si bien disposé qu’il fût envers ces oncles, ne voulait, à l’évidence, rien avoir en commun avec ce nom. S’il consentait à me l’épeler une nouvelle fois, c’était en général avec une moue qui montrait bien sa réticence. « C’est un nom ridicule et imprononçable », me dit-il un jour, et j’avais toutes les raisons d’en convenir. Pour l’essentiel, l’arménianité de mon père était comme perdue dans un lointain brumeux d’où elle ne faisait que rarement surface dans la conversation familiale — une phase de sa jeunesse, qu’il avait apparemment dépassée depuis bien longtemps et avec succès, comme on réussit à un examen, et il n’y avait plus aucune raison évidente de continuer à en parler.
Ce fut à l’âge de neuf ans, dans un internat anglais, que je me rendis compte pour la première fois que j’étais moi-même, de toute façon, arménien, du moins à moitié. Avant la Seconde Guerre mondiale, nous habitions l’Europe, Anglais expatriés dans le Midi de la France. A cette époque, dans la mesure où je m’interrogeais sur mon identité, je me considérais comme anglais. Nous étions anglais. Nous parlions anglais. Nous voyagions avec des passeports britanniques.
A l’école, on me donna pour camarade de chambre un joyeux Ecossais aux cheveux blonds filasse, du nom de Mac-Gregor. « Tu es français ou quoi? me demanda-t-il un jour. — Bien sûr que je ne suis pas français, répondis-je. — Tu dois être français. Tu vis en France. — Je suis anglais, affirmai-je. — Tu ne peux pas être anglais », insista-t-il.
La femme du directeur survint à point pour nous tirer de là. Nous nous assîmes à sa table dans le réfectoire de l’école. C’était une pièce glaciale et pleine de courants d’air, où des serveuses en uniforme à l’ancienne s’affairaient bruyamment avec des plateaux chargés de tranches de pain sec et de sardines, ou parfois de haricots cuits au four, ou encore, le dimanche, ... |