LE CRIME DE L’OUBLI
Qu’il relève du domaine de l’imaginaire ou de celui de la mémoire, ce roman est un chef-d’œuvre. Je l’ai lu après la Libération. J’avais vingt ans. Je viens de le relire. J’y retrouve la puissance d’évocation et la conscience blessée qui, à l’époque, m’avaient bouleversé jusqu’au tréfonds de mon être.
Cette communauté villageoise arménienne, condamnée par les convulsions d’une histoire qui la dépasse, m ’est devenue proche. Guettée par la mort, elle revendique sa liberté. Assiégée par un ennemi impitoyable, trahie par une société indifférente, elle choisit la résis-t tance armée. Pour sauver l’honneur arménien ? Pour sauver l’honneur de l’homme.
On comprend les mobiles qui poussèrent Franz Werfel à s’intéresser à cette tragédie. Juif autrichien, réfugié en quête d’exil, il ne pouvait pas ne pas s’émouvoir du destin farouche qui, depuis des siècles, semblait poursuivre le peuple arménien sur sa route à la fois ensoleillée et endeuillée.
Chassé de sa terre, persécuté pour sa fidélité à sa croyance religieuse, le peuple arménien, pareil au peuple juif, a su s’adapter aux incertitudes du présent en demeurant enraciné dans la mémoire immuable, mémoire collective où la mort elle-même est vaincue, car le souvenir de la mort y est reçu comme un signe, comme un clin d’œil de l’éternité.
Dans sa dispersion, le peuple arménien, comme le peuple juif, s’intègre sans s’assimiler, se veut attaché à sa langue, à sa culture, à ses traditions, en d’autres termes : à son identité ethnique et nationale aussi bien qu’à sa foi. Frappantes, ces correspondances; on les retrouve jusque dans leurs martyres.
Ecrit avant l’avènement du régime hitlérien en Allemagne, ce roman semble préfigurer l’avenir. En le lisant, il m’est difficile d’admettre que Franz Werfel évoquait un passé qu’il ne connaissait pas, que je ne connaissais pas. Tant de repères, tant d’événements, tant d’images me paraissent familiers.
La brutalité froide et calculée des théoriciens du massacré, la rapacité sournoise de la meute, l’attrait du sang chez les tueurs fanatiques, l’appel au sacrifice chez les'victimes : l’auteur ne s’est-il pas trompé d’époque et de lieu ? Je le suis pas à pas et je ne me sens nullement dépaysé. Le monde est en guerre, mais à l’intérieur de cette guerre, une autre guerre est livrée par une grande puissance à une minorité marquée, pourchassée, oppressée. Déportations, marches forcées, humiliations sans fin, meurtres et boucheries ayant pour but l’extermination d’un peuple tout entier : l’auteur évoquait-il un passé vécu ou un futur prophétique ? Le «Musa Dagh », n’est-ce pas une sorte de ghetto où des rescapés, dans un sursaut d’orgueil et de courage désespéré, se préparent à mourir au combat plutôt que de périr dans la poussière ensanglantée des routes lointaines ?
Gabriel Bagradian et ses amis combattants, il me semble les avoir rencontrés ailleurs que chez eux, ailleurs que dans ce roman. La fierté exaltante des uns, l’humilité ou la timidité des autres; la témérité des adolescents, la ténacité des vieillards, la sobriété des prêtres face à un empire qui, en pleine désintégration, leur refuse toute pitié. Comment peut-on ne pas songer au Troisième Reich qui, malgré ses défaites en 1944, s’acharnait toujours, avec une vigueur redoublée, à exterminer les restes du judaïsme européen?
Dans leur réduit, les Arméniens, pendant quarante jours, jouissent d’une indépendance fragile qu’ils savent de courte durée, et pourtant ils en profitent pour sublimer leur existence occultée et leurs désirs refoulés. Pour les jeunes, c’est la grande aventure. Pour l’épouse délaissée, c’est l’occasion de regarder l’étranger et l’aimer. Tout se déroule à un rythme accéléré. Les Arméniens du «Musa Dagh» semblent vivre en dehors du temps. Comme plus tard, les Juifs dans le ghetto, ils pratiquent l’art du raccourci : victoires et défaites, espoirs et déceptions, colères et réconciliations, tout se passe vite. Un jour, c’est des années. Une nuit, c’est l’éternité.
Comment Franz Werfel connaissait-il le vocabulaire et le mécanisme de l’Holocauste avant l’Holocauste ? Intuition artistique ou mémoire historique, l’une liée à l’autre.
Cependant, nous aurions tort de comparer les deux événements. Ce serait trop simpliste. Talat et Enver voulaient liquider les Arméniens de l’Empire ottoman, tandis que Hitler était déterminé à éliminer jusqu’au dernier des Juifs sur la terre. Et puis, les soldats turcs ne possédaient pas la culture des officiers allemands. Entre la boucherie sauvage en Arménie, premier génocide du XXe siècle, et les usines de la mort en Pologne il existe une différence non de degré mais d’essence. Sont-ils reliés autrement que par la mémoire?
C’est précisément la mémoire dont il s’agit dans ce roman. Les Arméniens assiégés craignent non la mort mais l’oubli. Leur sacrifice serait-il vain ? C’est la question angoissante qui hante leurs descendants. Certains, pour forcer le gouvernement turc à assumer le passé, ont recours à la violence. Politique regrettable qui ne peut que nuire à leur cause. Rien ne justifie la terreur. Mais, de leur côté, les Turcs devraient comprendre la douleur et la colère des Arméniens dont ils nient le droit à la mémoire. Pourquoi ne pourrait-on pas réunir une conférence avec la participation des uns et des autres pour amorcer ne serait-ce qu’un début de dialogue? Les Turcs d’aujourd’hui ne sont pas responsables des événements sanglants qui se sont déroulés, il y a cinquante ans; mais ils sont responsables de leur attitude présente envers ces événements.
C’est là où ce grand roman de Franz Werfel dont nous saluons la réédition pourrait être utile à eux et à nous tous. Par son puissant appel à la mémoire, il nous ouvre à la compassion. Et peut-être même, cela dépend de nous, à l’espérance.
Elie Wiesel
INTRODUCTION
Au début du XIVe siècle, après la chute des dernières principautés, franques de Syrie, le seul Etat chrétien qui subsistait en Orient fut le royaume arménien de Cilicie, avec le port de Laïas, sur le golfe d’Alexandrette. Mais les Mamelucks ne pouvaient autoriser la présence d’une ville qui concurrençait directement leurs comptoirs d’Egypte. Le dernier des rois d’Arménie, Léon de Lusignan, couronné sous le nom de Léon VI, fut assiégé par eux. « Après une résistance héroïque, il dut se rendre, a écrit M. René Grousset dans son admirable Histoire Le livre extraordinaire que voici relate un des ultimes épisodes, et des plus poignants, de ce martyre. Mais, dans les Quarante Jours du Musa Dagh, les agneaux subitement sont devenus enragés et se sont mis à mordre les loups. Cinq semaines de lutte forcenée, dont l’issue normale n’est pas douteuse. Que peuvent, cernés sur la montagne sacrée, ces cinq mille hommes, vieillards, femmes, enfants, à peu près privés de munitions, d’armes, de vivres ? Mais, un beau matin, sur les flots violets, cinq beaux navires apparaissent : le salut qui arrive sous la forme des vaisseaux de guerre français.
Ce fut au mois d’avril 1915, pour échapper à la déportation décidée par les autorités ottomanes, que la population arménienne des, six villages du Musa Dagh décida de se réfugier sur la montagne de Moïse. En quelques phrases rapides, le Livre Bleu consacré par la ... |