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Les petits-enfants


Auteurs : |
Éditeur : Actes Sud Date & Lieu : 2011, Arles
Préface : Pages : 336
Traduction : ISBN : 978-2-7427-9610-6
Langue : FrançaisFormat : 145x240 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Alt. Pet. 4698Thème : Général

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Les petits-enfants

Les petits-enfants

Ayşe Gül Altınay
Fethiye Çetin

Actes Sud


Comme un pont s’élançant d’une rive à l’autre de la mémoire, ce livre entrouvre les portes du silence et se déploie vers l’espérance d’un avenir nouveau.

Car cet ouvrage se fait l’écho du témoignage de vingt-quatre descendants de rescapés du génocide arménien. Ces rescapés qui ont échappé au pire en étant le plus souvent convertis, volontairement ou non, à l’islam. Aujourd’hui ces petits-enfants présentent des profils bien différents et souvent inattendus: kurdes, turcs, alévis ou sunnites, mais tous ont appris incidemment qu’ils appartenaient à une communauté honnie, que leurs aïeux étaient chrétiens, des chrétiens de Turquie.

Le choc de cette révélation tardive provoque en eux des réactions diverses, qui vont de la culpabilité à un étrange flottement entre deux mondes, composant un tableau des sensibilités à l’œuvre dans la Turquie d’aujourd’hui.

Après Le Livre de ma grand-mère, publié aux éditions de l’Aube en 2006, ces témoignages offrent un éclairage exceptionnel sur le grand tabou de l’histoire turque récente: le génocide arménien.

Ces récits de vies donnent par ailleurs la mesure de ce que pourrait être une histoire non expurgée du passage douloureux de l’Empire à la République, ainsi que de la mise en place d’une idéologie officielle.



Ayşe Gül Altinay est enseignante en anthropologie à l’université Sabancı à Istanbul. Elle a publié plusieurs études sociologiques de grande importance, en anglais et en turc, et a participé à l’aventure du livre intitulé Ebru (Actes Sud, 2009). En 2008, le prix Duygu Asena du Pen Club turc lui a été attribué pour son livre La Violence à l’égard des femmes en Turquie.

Fethiye Çetin
est avocate, porte-parole du Groupe de travail sur les droits des minorités. Elle est aussi l’avocate du journaliste Hrant Dink, assassiné en 2007. Elle est l’auteure d’un récit, Le Livre de ma grand-mère, qui a connu un immense succès en Turquie et de par le monde.

 



AVANT-PROPOS

Ayşe Gül Altınay
Fethiye Çetin


Les Petits-enfants n’est pas un livre facile. Il n’a été facile ni de dire, ni d’écouter ni de transcrire ces histoires. De tous les "petits-enfants" que nous avons rencontrés, seuls quelques-uns ont accepté que leur récit soit publié dans cet ouvrage. Et la plupart de ceux qui y ont consenti ont eu beaucoup de peine à le faire (tout du moins, d’un point de vue émotionnel). Juste avant la publication du livre, un témoin a même renoncé à la parution de son histoire; alors qu’il nous expliquait son choix, on pouvait déceler dans sa voix la peur et une profonde angoisse. L’évocation d’un témoignage anonyme n’a pas diminué son angoisse: ce "petit-enfant" avait passé sa jeunesse au milieu de conflits et enduré un exil forcé dès son plus jeune âge, il essayait aujourd’hui de se construire une nouvelle vie dans une grande ville. Pour lui, la souffrance de son grand-père arménien n’était pas une souffrance "passée", mais continuait, après trois générations, à façonner le présent et le futur.

Bien plus qu’un livre relatant les événements de 1915, ce recueil est à l’image - pour citer Hrant Dink - d’un "puits long de 1 915 mètres" sans ouverture. C’est un livre qui pénètre dans les brèches profondes, se trouvant d’ailleurs en des lieux imprévisibles, laissées par la tragédie humanitaire de 1915, et dont les traces marquent encore les personnes qui habitent aujourd’hui les mêmes terres.

Que représentent, presque cent ans plus tard, les événements de 1915 pour ces "petits-enfants"? Quel a été leur vécu, celui de leurs parents, de leurs grands-parents, de leurs voisins et amis depuis cette période jusqu’à nos jours? Pourquoi, un siècle après, est-il toujours aussi difficile et si douloureux pour la génération des grands-parents (ainsi que celle des parents et la nôtre) de dévoiler son identité arménienne? Examiner cette douleur et aborder ce tabou pourrait-il nous aider à prendre conscience, à parler et à dépasser d’autres souffrances et interdits? Peut-on espérer que ces témoignages nous aident à prévenir d’autres silences et douleurs avant qu’il ne soit trop tard?

Les histoires que vous allez lire ici invitent chacun de nous à aller à la rencontre de soi-même, à mieux connaître sa famille, ses voisins et ses amis; elles nous encouragent à tendre l’oreille et à partager nos histoires les uns avec les autres.

Tous ces récits ont d’abord été relatés à l’oral, lors d’entretiens confidentiels. Ces tête-à-tête ont parfois duré de longues heures. Les petits-enfants y ont évoqué le moment de la découverte de leur aïeul arménien, ils ont décrit comment cette révélation avait pu ou non être partagée avec d’autres, et de quelle façon elle s’est manifestée aux différentes époques de leur vie. Nous avons eu également l’occasion de discuter de nos connaissances sur les événements de 1915 et sur ce que signifie être arménien dans ce pays, de partager nos opinions sur les débats de ces dernières années. Nous avons dit nos accords, nos désaccords, nos espoirs et désespoirs, nos rêves pour aujourd’hui et pour demain. Certains de ces petits-enfants sont eux-mêmes venus nous trouver, puis nous sommes allés à la rencontre des autres. Nous ne connaissions pas la plupart d’entre eux avant de recueillir leurs propos. Et pour ceux que nous connaissons déjà, nous avons compris, au cours de nos échanges, quelle était notre ignorance à leur propos.

Pendant les entretiens, nous avons pris soin de poser peu de questions et d’écouter longuement ces paroles. Nous avions le souhait de les laisser dire tout ce qu’ils avaient à dire. Nous avons ensuite retranscrit leurs témoignages en essayant de conserver le style de chacun ainsi que la chaleur de la langue parlée. Ces transcriptions ont été relues par chacune des personnes interviewées, puis révisées par des correcteurs; le choix des pseudonymes fait, les épreuves du livre sont passées une dernière fois entre les mains des témoins. Nous avions interviewé séparément deux sœurs, afin de montrer dans quelle mesure une grand-mère pouvait laisser des impressions très différentes à ses deux petites-filles. L’idée était de publier les deux entretiens d’Ayça et de Güllü - leurs pseudonymes -, l’un à la suite de l’autre, mais l’enregistrement audio de Güllü n’ayant pas fonctionné correctement, ce projet n’a pu être réalisé. Le parti pris fut de mettre, à la suite de l'entretien d’Ayça, la part de l’entretien de Güllü que nous avions dû alors noter à la main.

Nous avons essayé d indiquer presque à chaque fois, même si le nom du village ou de la ville n’est pas divulgué, la région dans laquelle s'inscrivent les récits. Inversement, nous avons décidé de ne pas publier certains fragments lorsqu’ils auraient pu révéler l’identité de la personne interviewée. Nous avons gardé le véritable nom de deux personnes avec qui nous nous sommes entretenues car elles avaient déjà rendu leur histoire publique.

Ce que nous avons appris au cours de ces entretiens nous a parfois stupéfiées. Les ascendants arméniens des "petits-enfants" sont majoritairement des rescapés des massacres de 1915 qui, s’étant retrouvés seuls ou isolés, ont été intégrés dans une famille musulmane. Mais nous avons observé divers "modes de survie". D’autre part, diverses expressions ont également été employées pour se référer aux événements de 1915: le convoi, l’expédition, la déportation, l’enlèvement, l’exode, l’exil, les massacres, le génocide, ou "ces jours-là"... Ainsi, certains survivants ont réussi à retrouver une partie de leur famille qu’ils croyaient disparue. D’autres se sont convertis à l’islam, de gré ou de force, et ont vécu tout le reste de leur vie en tant que musulmans, certains ont choisi, après coup, de vivre en tant qu’Arménien ou Assyrien en Turquie ou à l’étranger; mais certains convertis ont continué à entretenir des relations durables - ou parfois seulement épisodiques -avec des proches arméniens ou assyriens qui, avaient conservé leur identité. Quelques-uns de ces Arméniens convertis ne renoueront avec leur famille arménienne que très tard mais choisiront de rester dans leur "nouvelle" famille. Bien sûr, il y a ceux qui n’ont jamais eu la chance de retrouver la trace de leurs parents arméniens, et qui ne cesseront de nourrir cet espoir tout au long de leur vie...

Nous sommes allées à la rencontre de beaucoup de petits-enfants, bien qu’ils ne soient pas tous présents dans le livre: à Adana, Adıyaman, Amasya, Ardahan, Artvin, Bingöl, Diyarbakır, Elazığ, Erzincan, Erzûrum, Eskişehir, Gaziantep, İstanbul, İzmir, Kayseri, Konya, Malatya, Mardin, Muş, Ordu, Siirt, Sivas, Tokat, Trabzon, Tunceli, Urfa et à Van. Les petits-enfants avec qui nous nous sommes entretenues ont parlé de leur propre expérience, mais ils ont aussi évoqué leurs grands-parents arméniens et leurs nombreux amis, voisins ou connaissances d’origine arménienne dont les parents se sont (ou ont été) convertis à l'islam; sans oublier les villages et les quartiers arméniens totalement (ou que l’on a totalement) islamisés. Au cours de ces entretiens, nous avons appris que dans certaines familles, ou même certains villages ou quartiers d’islamistes radicaux, voire de nationalistes extrémistes, on ne se mariait pas avec "ceux de l’extérieur". Certains ont également commenté la conjoncture politique actuelle et nous ont expliqué comment l’insistance sur la religion ou le nationalisme au sein de leur famille ou dans leur environnement social générait peur et angoisse, et les incitait à cacher leurs origines arméniennes...

Une grande partie des petits-enfants interviewés nous ont parlé des peurs et de la tristesse, du silence et des non-dits familiaux, ainsi que des traces profondes que le secret a laissées en eux et dans leurs relations avec les autres. Beaucoup ont profondément souffert - exprimant parfois une grande colère - d’avoir appris qu’on leur avait caché depuis tant d’années une vérité sur leur famille et sur eux-mêmes. Mais les réactions n’ont pas toutes été les mêmes. Certains nous ont confié qu’ils s’étaient mis à s’interroger sur leur identité et leur croyance, d’autres qu’ils s’étaient sentis "libérés". D’autres encore ont commencé à se considérer comme Arméniens; il y a eu ceux qui ont revendiqué la beauté de la multiplicité identitaire, et ceux qui souhaitaient ne plus relever d’aucune identité. Nous avons ainsi observé une grande diversité dans la façon que les petits-enfants avaient de se définir à l'aune de leurs origines et expériences.

D’autres sources de douleurs ont émergé lors de ces entretiens: Aznif vit son mari, dont elle était profondément amoureuse, se taire tuer devant elle en 1915; puis elle se maria avec un musulman venu de Russie après la guerre, ayant lui-même connu d'atroces souffrances, et qui survécut en confectionnant du pain avec le reste de blé qu’il trouvait par terre, au milieu de la bouse de vache. Un "grand-père" kurde épouse une Arménienne contre sa volonté, et la jette ensuite à la rue avec ses deux fils; plus tard, dans les années 1940, perçu comme un danger par les autorités gouvernementales à cause de ses origines kurdes, il est condamné à l’exil. Kişo, dont la famille arménienne avait subi la violence des milices Hamidiye1 sous le règne du sultan Abdülhamid II, immigre de Muş vers Silvan, craignant de nouvelles persécutions contre les Arméniens. Aslı, en retraçant l’histoire de son grand-père arménien qui avait vécu dans la ville d’Erzurum, découvre que la branche maternelle de sa famille quelle croyait être kirmanç1 2 3, de Sivas, était en fait zazab Puis, il y eut les gardes à vue, les tortures et l’exil forcé des "petits-enfants" issus de familles zazas, surtout après le coup d’Etat de 1980 - comme Ali, victime de tortures, et sa grand-mère, victime des événements de 1915- Mais aussi, la pérennité de la violence observée par Aslı entre les événements de 1915 et les incidents quelle a vécus de front en 2000, lors de la descente de la police et de l'armée turques dans les prisons durant D'opération du retour à la vie4". Puis, la critique des structures patriarcales pour illustrer ce qu’ont subi les "grands-mères" ressortent tout au long de ces entretiens. Les femmes renvoient régulièrement à la violence qui existe dans leur vie. Et encore, les souffrances des grands-mères arméniennes choisies comme "deuxièmes femmes" (kuma) - et l’étrange lien d’amitié qui pouvait se tisser entre ces femmes...

Comme la plupart des petits-enfants l'ont souligné dans ce livre, il est à la fois impossible, absurde et très risqué d’observer une "hiérarchie" entre ces différentes souffrances, et de les comparer. Tout au contraire, les récits nous invitent à attacher la même importance à toutes les souffrances, à voir les liens qui existent entre elles et à lutter pour les effacer tous.

Alors que nous élaborions ce recueil, notre cher Hrant Dink, une des voix les plus fortes incarnant cette revendication en Turquie, nous a été cruellement arraché.

Hrant a laissé en nous de profondes empreintes, aussi bien à travers ce qu’il avait accompli tout au long de sa vie qu’avec sa tragique disparition. Ara Arabyan, dans son livre sur Hrant, a comparé sa mort à celle de Martin Luther King. Tout comme ce dernier, Hrant Dink rêvait d’un monde et d’une Turquie où chacun puisse vivre librement et dans la justice: Turcs, Kurdes, musulmans, juifs, chrétiens, Roms, alévis, sunnites, femmes et hommes, gays et lesbiennes, personnes sans ressources et démunies, etc. Le rêve de Hrant était de voir l’amour fraternel entre Anatoliens devenir la règle et non pas l’exception. Il disait souvent aussi que le chemin à emprunter était celui de la "conscience": "Le discernement et la voix de la conscience ont été réduits au silence. Maintenant, cette conscience cherche son chemin vers la sortie."

Dans l’espoir que les portes de la conscience ouvertes par notre très regretté Hrant Dink et sa femme Rakel à qui il portait un amour infini - elle qui parlait le kurde depuis son enfance et avait un moment vécu avec les Kurdes dans les montagnes - ne se refermeront pas et que nous continuerons à en ouvrir d’autres ensemble...

1. Milices, le plus souvent composées de musulmans kurdes, formées par le sultan Abdülhamid II (r. 1876-1909), établies pour contrôler l’est du territoire et impliquées dans les massacres d'Arméniens.

2. Peuple kurde généralement situé dans le nord du territoire turc.

3. Peuple kurde généralement situé dans le sud du territoire turc.

4. Fin septembre 2000, une centaine de prisonniers politiques entament une grève de la faim illimitée, qualifiée par eux de "jeûne à mort", pour s’opposer à une énième réforme carcérale (notamment les cellules d’isolement, type F). Le 19 décembre 2000, une opération ("Opération du retour à la vie") combinée de la police et de l’armée turques dans vingt prisons se solde par des dizaines de morts et des centaines de blessés.



Bâtir des ponts donnant sur l'avenir
Fethiye Çetin


Dans mon enfance, ma grand-mère avait l’habitude de m’emmener en promenade. Nous allions le plus souvent, pendant les vacances, à Çermik où, avant de s’appeler Seher, elle se nommait encore Heranuş, et où elle grandit, se maria et vit naître scs premiers enfants.

Parfois, alors que ma grand-mère était occupée à mille et une conversations dans les maisons où elle se rendait en visite, Çermik devenait pour moi une aire de jeux faite de jardins remplis d'arbres et de lieux d'exploration qui regorgeaient de fruits, cueillis sur la branche ou bien chipés depuis une bonne cachette.

Bien des années plus tard, les chemins que j'avais empruntés avec ma grand-mère m’ont portée vers un monde différent. Dans ce monde, il n'y avait ni jardins, ni jeux, ni espièglerie. Les lieux et endroits que nous avions visités et explorés étaient transfigurés, et les témoignages étaient choquants, traumatisants et douloureux - mais en même temps instructifs et libérateurs.
Ce voyage n’a pas simplement permis l'émergence de nouveaux questionnements, il m’a offert l’opportunité de m’émanciper de l’Histoire et de l’idéologie officielles, d’outrepasser les frontières et de briser les chaînes que le ...

 




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