PREFACE
Gérard Chaliand
J'ai connu Bernard Dorin, ambassadeur de France, il y a quelque trente ans lors de la fondation du modeste groupe qui composait « France-Kurdistan ». Bien qu'appartenant au quai d'Orsay, une maison qui n'encourage guère le non-conformisme diplomatique, Bernard Dorin avait pris le risque de se rendre quelques années plus tôt auprès de Mustapha Barzani qui dirigeait alors une insurrection au Kurdistan d'Irak. Il n'a cessé depuis d'être un ami fidèle de la cause kurde et de le prouver.
Partagés, pour l'essentiel, entre quatre pays aux frontières établies au lendemain de la Première Guerre mondiale, les Kurdes, en Irak, en Turquie et en Iran surtout, ont cherché depuis à faire triompher leurs droits culturels et politiques. Leurs constantes révoltes contre des Etats dictatoriaux en font sans doute une des populations les plus durement réprimées du XXe siècle.
En Turquie, leur existence même était institutionnellement niée, la Turquie étant l'Etat des seuls Turcs alors que les Kurdes constituent quelque vingt pour cent de la population. Répression très sévère au cours des années vingt et trente du siècle dernier, suivie de déportations. En Irak, les Kurdes sont écrasés par la Royal Air Force en 1920 - une des toutes premières utilisations de l'aviation, sinon la première, pour mâter une insurrection. La Grande-Bretagne était alors puissance mandatrice. Une nouvelle révolte éclate au cours des années quarante puis la plus importante de l'époque contemporaine, celle de Mustapha Barzani, de 1961 à 1975 qui met à mal plusieurs régimes jusqu'à ce que Saddam Hussein ne parvienne, à force de concessions, à décider le Shah d'Iran à cesser son aide au mouvement national kurde. En effet, durant trois décennies, l'Irak et l'Iran n'ont cessé d'instrumentaliser les Kurdes du pays voisin.
En Iran, le mouvement national kurde connaît, grâce à l'aide indirecte de l'U.R.S.S., une brève indépendance au lendemain immédiat de la Seconde Guerre mondiale, suivie d'une longue période de répression qui ne prend fin qu'avec la chute du Shah. La revendication d'autonomie avancée par le Parti Démocratique du Kurdistan Iranien, présidé par A. R. Ghassemlou est rejetée d'emblée par le régime de l'ayatollah Khomeiny. La lutte armée s'engage tandis que l'Irak et l'Iran, en conflit, soutiennent chacun de leur côté les Kurdes de leur voisin. Au lendemain de la guerre Iran Irak, chaque Etat procède à la répression. Opération Anfal en Irak et assassinats politiques des dirigeants kurdes d'Iran : À l'instar du chef kurde Simko, au cours des années trente, A. R. Ghassemlou est traîtreusement abattu au cours de pourparlers à Vienne en 1989. D'autres seront abattus quelques années plus tard à Berlin, tandis que le P.D.K.I. s'est retiré d'Iran.
La lutte armée reprend en Turquie en 1984 et ne s’arrête, pour l'essentiel, qu'avec l'arrestation de son dirigeant, A. Ocalan (1998).
La répression en Irak a été particulièrement violente et c'est entre 1975 et 1991 que les Kurdes payent un très lourd tribut en déportation et surtout en massacres de masses. C'est aussi en Irak que les circonstances internationales, comme le rappelle Bernard Dorin, leur fournissent une chance historique qu'aucun des Etats du Moyen-Orient n'est prêt à leur consentir. L'embargo exercé contre l'Irak permet aux Kurdes d'Irak de bénéficier d'une autonomie de facto où ils jouissent de la sécurité et de conditions économiques favorables.
A partir de 1997, les Kurdes d'Irak, tant au Nord du Kurdistan, tenu par le P.D.K. de Massoud Barzani, qu'au Sud, dirigé par l'U.P.K. de Jalal Talabani, tirent le meilleur parti possible des circonstances et prospèrent tout en veillant à accorder des droits politiques et culturels aux minorités ethniques et religieuses qui sont présentes au Kurdistan d'Irak.
La chute du régime de Saddam Hussein, quelles qu'en soient les motivations du côté américain, ne pouvait que réjouir les Kurdes, victimes, comme les chiites, du Baas. Aujourd'hui, les Kurdes d'Irak se trouvent dans une situation à la fois très privilégiée et peut-être très précaire.
Il faut en effet que s'installe, à travers un processus qui commence en janvier 2005 et s’achève un an après, un régime post-baasiste où le pouvoir ne serait pas confisqué comme hier par les Arabes sunnites. Les chiites, qui représentent quelque 60% de la population, auront-ils la sagesse de ne pas se vouloir hégémoniques et d'imposer démocratiquement, par les urnes, une dictature de fait ? L'Irak parviendra-t-il à éviter la guerre civile lorsque les troupes américaines ne seront plus en position de s'y opposer ? Les voisins -et tout particulièrement la Turquie- pourra-t-elle s'abstenir de tout faire pour que l'autonomie du Kurdistan d'Irak ne paraisse pas un exemple pour les Kurdes de Turquie qui ont surtout connu l'obligation de se turquifier ou d'être réprimés.
L'année à venir ne sera pas seulement décisive pour l'Irak mais aussi pour les Kurdes qui espèrent n'être pas, cette fois, les victimes du calcul des Etats voisins comme des grandes puissances.
Décembre 2004
1 L'identité kurde et les ressources du Kurdistan
Ecartelés entre quatre pays, la Turquie, l'Irak, l'Iran et la Syrie, les 30 millions de Kurdes constituent aujourd'hui le plus grand peuple sans Etat. Leur présence dans la région remonte, selon certains historiens, à plusieurs siècles avant Jésus-Christ. Regroupés dans les montagnes du plateau anatolien de Turquie et dans les chaînes des monts Zagros, les Kurdes forment une population refuge à l'identité affirmée. Leur langue est indo-européenne et se compose de deux principaux dialectes : le Kurmanci (parlé à 80 %) et le sorani (20 %). Dans leur grande majorité, les Kurdes sont musulmans, de confession sunnite. La place de la femme dans la société kurde et l'évolution des modes de vie, liés à l'urbanisation rapide de ces dernières années, distinguent la société kurde des autres sociétés musulmanes présentes dans la région. Enfin, l'existence du bassin pétrolier, autour de Kirkouk en Irak, et les réserves hydrauliques ont de longue date fait du Kurdistan une terre convoitée.
Bernard Dorin, pour commencer notre voyage au Kurdistan, essayons de comprendre qui sont les Kurdes ?
On ne connaît pas véritablement l'origine exacte des Kurdes. Cependant, plusieurs historiens se sont penchés sur cette question.
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