PREFACE
C’est déjà le choix courageux du sujet du livre « De la tribu à la démocratie » qui force l’intérêt. La question de la relation entre tribalisme et géopolitique faisait jusque-là l’objet d’un « ostracisme épistémologique » lié à sa nature même qui contredisait l’idée, fort téléologique, d’un parcours obligé de toutes les nations et de tous les Etats vers la modernité occidentale. Même les ouvrages standards l’abordent en général par le biais de paragraphes épars, comme par contournement gêné. Ou bien il s’agit de glossaires pratiques mais découplés de la matière à proprement parler.
Ali Dolamari a eu parfaitement raison de convoquer dans son livre toute une « littérature ». C’est en effet dans la mémoire orale que se forgent des représentations primant - mais cela vaut pour toutes les représentations - sur la « vérité » historique au sens disciplinaire. Mieux: l’auteur établit un régime dialectique de fonctionnement entre la mémoire de semblable spécificité et le ressourcement de la kurdicité; le cadre tribal, s’il peut conjoncturellement faire obstacle à la cause nationale, fait œuvre de préservation - langue(s), coutumes, tradition ; il opère comme un conservatoire de multiplicité, certes, mais kurde.
Si l’on part du clan barzani en tant que vecteur du nationalisme kurde depuis le début du XIXe siècle, avec les grandes figures dont Ali Dolamari présente une galerie de portraits, le phénomène des mercenaires jash, traîtres (bourricots), qui sépare les tribus selon qu’elles sont proches du premier ou lui sont hostiles apparaît comme est déjà le choix courageux du sujet du livre De la tribu un paramètre hautement significatif. On imagine que l’inflexion donnée par l’auteur sur ce versant pendant ses recherches a pu dérouter nombre de ses interlocuteurs ; aborder le sujet de la collaboration dans une période de construction nationale n’était naturellement pas chose aisée. Ce qui est le plus intéressant, c’est la logique passablement transhistorique du mécanisme. Les nirwa déjà opposés aux Britanniques aux côtés des Barzani. Les surchi (de sur chi, « endroit salé ») toujours favorables au pouvoir en place. Les herki, alliés du Baath. Les bradosti à cheval sur la frontière avec l’Iran qui conservent la mémoire de Cheikh Rachid Lolan et sont donc en conflit avec les cheikhs de Barzan perçus comme des envahisseurs. C’est aussi l’accord de Jalal Talabani et des talabani avec Saddam en décembre 1983 : concessions (évidemment non tenues) en échange d’un soutien (ensuite périmé) durant la guerre Iran-Irak. Se manifestent ici très clairement l’ars gubernandi consommé de Saddam Hussein et une explication partielle de la longévité du dictateur lequel sut, à l’instar des Ottomans et des alliances tribales de ces derniers au sein de la société kurde - illustration par les hamidiye (corps de cavalerie) - mobiliser les tribus, surtout après 1991, malgré une rhétorique laïcisante. Les zebari accompagneront la politique de Saddam jusqu’à la chute de celui-ci. Il n’est cependant que de consulter l’excellente carte, reproduite par l’auteur, de l’autonomie concédée aux Kurdes en 1970 pour comprendre avec quelle habileté le futur dictateur aménageait le territoire dans un sens contraire à leur cause nationale : découpages et transferts de population.
Ali Dolamari sait bien qu’avec le processus de modernisation du Kurdistan irakien (de l’Etat à venir) les tribus le céderont graduellement aux partis. Mais en attendant c’est entre autre contre la monopolisation du tribalisme dénoncée chez PDK que le modernisateur de gauche Jalal Talabani et d’autres lieutenants du premier s’élevèrent et formèrent l’UPK. Or, pendant la guerre fratricide de 1994-1998, l’UPK et le PDK « retribalisent » le conflit: le premier parti, soutenu par l’Iran, s’appuie sur les surchi et les bradosti ; le second place sa confiance dans les ako - qui le trahiront - et devra s’en remettre... à Saddam. La guerre va se conclure sur un partage en deux zones étatiques PDK - UPK, bien cartographiées par l’auteur. Du coup ses craintes de l’auteur s’affichent : deux académies militaires et deux armées ; à quand une armée unitaire ?
Désormais les Kurdes luttent encore pour leurs droits au sein de l’Irak mais en vain ; désormais le Kurdistan irakien est devenu un refuge pour les chrétiens, arabes, déportés de reste de l’Irak et encore des milliers des Kurdes syriens ; désormais pour les Kurdes irakiens - qui se sont emparés de Kirkouk - l’accession à l’indépendance par la voie d’un référendum qui obtiendra une écrasante majorité des suffrages et que la communauté internationale ne pourra, dans la conjoncture actuelle, éluder ne fait plus de doute ; désormais ces ennemis traditionnels que sont les Kurdes syriens du YPG (Unités de protection), affiliés au PKK turc - lesquels construisent en parallèle un nouveau Kurdistan au nord de la Syrie - désormais la Turquie (sans parler d’Israël) concède le droit à l’autodétermination au Kurdistan irakien, un hinterland économique censé lui servir d’Etat tampon, et véhicule son pétrole par le nouveau circuit Tak Tak - Fishkhabour (station de pompage près de la frontière turque)-oléoduc Kirkouk - Ceyhan (bien que le rapprochement entre Kurdes syriens et irakiens, susceptible d’exercer un effet aspirant d’entraînement chez les Kurdes de Turquie, l’inquiète). Dans cette phase cruciale « De la tribu à la démocratie » mérite son lectorat et une audience. L’ouvrage deviendra assurément un standard.
Michel Korinman Professeur émérite à l’Université de Paris-Sorbonne, Paris IV
Introduction
Le Kurdistan
Entouré par trois blocs géopolitiques au Moyen-Orient, arabe, turc et persan, le peuple kurde est la plus grande nation du monde sans Etat. Le « Grand Kurdistan » - ainsi appelle-t-on parfois la zone de peuplement kurde au Moyen-Orient dans son ensemble -est aujourd’hui politiquement divisé entre quatre Etats: Turquie, Syrie, Iraq, Iran. Région montagneuse d’environ 520000 km2 regorgeant de sources d’eau intarissables, de matières premières, de ressources naturelles, dont - notamment dans sa partie irakienne -d’importants gisements de pétrole et de gaz naturel, le Kurdistan est marqué par quatre saisons, son climat est frais, pluvieux, et on trouve de la neige en montagne.
La population kurde est difficile à chiffrer, car les États avec une population kurde ne publient guère de statistiques à ce propos. Cependant elle a été estimée à environ 30 millions et peut-être de nos jours jusqu’à 40 millions d’habitants. La majorité des Kurdes s’est convertie à l’islam entre les vic et ixc siècles. La société rurale kurde a longtemps été régie par des tribus divisées en clans et en familles, dont l’activité économique était fondée sur l’agriculture, l’élevage et le commerce avec les zones frontalières. Comme on le verra, ces tribus jouent encore un rôle dans la société kurde.
Dès le xvic siècle, le Kurdistan d’Irak a été séparé des autres zones de peuplement kurde, passées progressivement sous la coupe de l’Empire ottoman, Puis, à l’issue de la Première Guerre mondiale, bien que la Société des nations eût promis l’autonomie à tous les …
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