PRÉFACE
L’ouvrage d’Ahmet Insel, nouvelle présentation d’une thèse soutenue en 1982 auprès de l’Université de Paris 1, présente une analyse profondément originale des relations entre l’État et l’Économie dans le cas de la Turquie, et de leur débouché sur les problèmes concrets du développement et de la modernité.
A l’aide d’une excellente connaissance de l’histoire économique et politique de l’empire ottoman, puis de la république de Turquie, l’auteur montre de manière décisive que le cas de la Turquie ne répond ni au schéma européen d’un État qui se crée dans une imbrication étroite avec la Nation, tout en « libérant » l’économie (comme par exemple en France ou en Allemagne), ni au mythe tiers-mondiste dominant d’États qui seraient fondés par des nations préexistantes, à fins d’insertion dans l’économie mondiale.
Contre l’économisme sommaire qui marque souvent l’approche d’un certain marxisme généralisant, A. Insel met l’accent sur les relations de pouvoir à l’origine de la dynamique sociale. A travers son analyse, l’empire ottaman apparaît comme une structure particulière caractérisée notamment par le patrimonialisme et un expansionnisme militaire profondément imbriqué dans un régime de propriété qui permet d’entretenir de grandes armées formées de soldats-paysans. L’insécurité de la propriété n’autorise pas l’existence d’une noblesse stable et héréditaire ; par ailleurs, elle ne fixe pas le paysan à la terre. Les relations sociales caractéristiques du féodalisme ne peuvent donc se former.
Ainsi, la société ottomane ne se soutient que par l’État, et celui-ci fait en sorte que la société civile ne puisse accéder à aucune existence autonome. Non seulement toutes les relations des paysans avec les autorités locales sont codifiées par le pouvoir central, mais celui-ci verrouille rigoureusement les activités possibles des artisans et des commerçants. En face des « dirigés », se dresse une classe dirigeante étatique : militaires, religieux, fonctionnaires — fondée avant tout sur le socle politico-militaire et l’idéologie de la propriété étatique.
Lorsqu’en 1923, après la longue débâcle de l’empire ottoman, la république est proclamée, il s’agit à la fois de laïciser les institutions, de créer les bases d’un développement sous la direction de l’État, et ceci dans une société que le pouvoir politique a, jusqu’alors, soigneusement tenue en lisière. Le projet de Mustapha Kemal est alors, selon ses propres termes, de moderniser, « donc d’occenditaliser ». Comment y parvenir dans un pays où la grande majorité de la population ne soutient pas ce projet et, dans le meilleur des cas, en reste spectatrice ? En créant une élite laïque et rationnelle, issue de l’appareil politico-militaire, capable de prendre en charge la création d’une économie moderne et d’une idéologie nationaliste.
Mais ce faisant, l’État entre en conflit avec les habitudes et les thèmes religieux les plus répandus dans la société : l’institution de l’économie, voulue au plus haut niveau, ne trouve pas de soutien et tombe dans le vide soigneusement aménagé, dans le passé, par l’État ottoman, vide que n’est venu remplir aucun mouvement social.
En l’absence des acteurs et des institutions qui auraient été en mesure de prendre la tête du développement économique, l’État sera amené à intervenir de plus en plus largement : à la fois pour remplacer le capital étranger hésitant ou défaillant, pour protéger les activités existantes, et pour créer des entreprises publiques ou des entreprises mixtes. Mais cette intervention même n’améliorera pas les conditions de fonctionnement d’une économie libre ; elle pèse, au contraire, à la fois matériellement et symboliquement sur ce que pourrait être l’élan spontané de producteurs indépendants. Les entreprises publiques, loin de faire figure de « pôle de développement » apparaissent essentiellement compte des institutions de contrôle social ou des lieux de distribution et de reproduction du pouvoir.
La logique du pouvoir d’État, fondée sur les représentations conjointes aux yeux des foules, du Père et du Despote, ne lui permet pas de favoriser effectivement un mouvement social qui risquerait de déborder les limites de son contrôle, ni de laisser à l’entreprise privée toute la liberté désirable pour promouvoir un développement de type libéral. Ce qui subsiste de marché ne parvient pas à susciter le minimum d’initiatives nécessaires ou justifie la méfiance de l’administration en suscitant les formes « perverses » d’un capitalisme « compradore » et antinational.
Ainsi, malgré les efforts de la bureaucratie politique et militaire, l’État turc semble donc rester à mi-chemin dans la construction d’une économie autonome et dynamique. Il ne veut ni ne peut promouvoir une démocratisation car elle risquerait de pousser à l’éclatement une nation qui n’existe pas sans lui, ou de ramener invinciblement le pays dans l’en deçà islamique dont tant d’efforts n’ont pu le faire complètement émerger. Le pari proposé par la république impose en fait « à des musulmans, les valeurs, quoique laïques, de la civilisation chrétienne » (1).
On se contente donc de formes bâtardes d’entreprises publiques dont ni l’organisation, ni la rationalité n’apparaissent très progressives ou très satisfaisantes. Ainsi se marquent les limites du volontarisme kémaliste et se dessinent les formes d’une impasse historique où la Turquie est peut-être, aujourd’hui encore, enlisée.
Le remarquable travail d’A. Insel met en évidence la particularité du développement économique de l’Europe occidentale et son caractère non transportable aux actuels pays dits sous-développés. Son analyse brillante et convainquante de l’expérience turque montre que de nombreuses situations de sous-développement ne peuvent être comprises sans prendre en compte les problèmes du pouvoir et leur dimension historique. L’institution de l’économie, même si elle est prise en charge par un État modernisateur, présuppose un champ politique à défaut duquel les efforts des bureaucraties les mieux inspirées risquent de rester vains. Cette constatation a sa place dans le champ de la politique quotidienne ; elle l’a également dans la méthodologie scientifique.
Hubert Brochier Professeur à l’Université de Paris 1
(1) C. Akatar et A. Insel, « L’État-Nation ou des nations d’État », in Carnets des Ateliers de Recherche, n° 1, 1983, Paris, p. 29-42.
Introduction
Pour celui que préoccupe la question du développement (économique), la rencontre avec l’État est immédiate et inévitable. Mais il existe plusieurs modes pour gérer cette rencontre.
Une première possibilité est d’exclure l’État du champ du regard et de préserver ainsi la pureté « originelle » du mouvement de développement économique. La construction théorique basée sur cette exclusion universelle devient une théorie de développement dont les « étapes » s’articulent grâce à l’évolution des indicateurs économiques quantitatifs. Dans le cadre de ce raisonnement (1), seule la quantification permet la construction d’un modèle linéaire capable d’englober l’universel. Par conséquent, la puissance explicative de cette approche reste profondément limitée aux domaines des quantifiables et le modèle perd de ses capacités heuristiques dans la mesure où le sujet de l’analyse s’éloigne, dans l’histoire, de la société occidentale d’aujourd’hui.
Une deuxième possibilité nous est offerte par le marxisme courant. Cette fois-ci, il ne s’agit pas d’oublier l’État, ni d’exclure l’histoire, mais de les intégrer comme des reflets d’un mouvement qui réalise le destin de l’homme à travers l’évolution des « forces productives matérielles ». Il est vrai qu’au sein de ce courant de pensée, il y a eu des tentatives récentes pour dépasser le cadre évolutionniste et mécanique de cette présentation courante du marxisme. Mais, comme nous avons déjà essayé de démontrer dans un autre travail (2), ces efforts restent relativement insatisfaisants, notamment à cause de …
(1) L’utilisation des indicateurs statistiques universels pour « mesurer » le développement est une pratique trop courante- aujourd’hui pour qu’il soit nécessaire d’indiquer ici quelques exemples.
(2) C. Aktar et A. Insel, L’anthropologie économique des marxistes, mémoire de D.E.A. Paris I, 1978, où sont analysés les travaux de quatre auteurs représentatifs de cette tentative : M. Godelier, C. Meillassoux, Ph. Rey, et E. Terray. |