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Le fait ethnique en Iran et en Afghanistan


Auteur :
Éditeur : CNRS Date & Lieu : 1988, Paris
Préface : Pages : 302
Traduction : ISBN : 2-222-04095-7
Langue : Anglais, FrançaisFormat : 210x270 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Eng. Dig. Fai. N° 2732Thème : Sociologie

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Le fait ethnique en Iran et en Afghanistan

Le fait ethnique en Iran et en Afghanistan

Jean-Pierre Digard


CNRS


Les crises que traversent l’Iran et l’Afghanistan contribuent à renouveler l’intérêt pour les ethnies de ces deux pays.
La notion d’« ethnies » demeure-t-elle pertinente pour expliquer ces crises ? En apparence, urbanisation, « modernisation », guerres et révolutions bouleversent les données traditionnelles de la définition et du fonctionnement des sociétés du monde iranien. Cependant, face aux changements les plus brutaux, les ethnies ne disparaissent pas; elles se recomposent sur d’autres bases. Suivant les contextes, l’identité ethnique se manifeste à des niveaux, sous des formes et à des degrés divers, dans le cadre de stratégies d’interaction entre les groupes - stratégies dont les déterminants principaux sont d’ordre écologique, économique ou politique.
A la lumière d’un tel constat, les conflits du Moyen-Orient ou d’ailleurs ne peuvent plus être réduits à des affrontements d’ethnies, de tribus et de sectes.


Jean-Pierre Digard, docteur en ethnologie, est directeur de recherche au CNRS et chargé de conférences à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales. Spécialiste de l’Iran, où il a surtout étudié l’élevage et les tribus nomades, il dirige l’Équipe de Recherches « Sciences sociales du monde iranien contemporain » du CNRS. Composée d’ethnologues, de géographes, d’historiens, de politologues et de sociologues, cette équipe est la seule en France et l'une des rares au monde à poursuivre des recherches sur l’Iran et l’Afghanistan actuels.



INTRODUCTION GENERALE

Jean-Pierre Digard

Pour différentes que soient leurs causes et leurs manifestations, les crises que connaissent aujourd’hui l’Iran et l’Afghanistan présentent au moins un trait commun : elles ont toutes les deux contribué à placer, à tort ou à raison, les « ethnies » de ces deux pays sur la sellette. Chacun, en effet, a désormais peu ou prou entendu parler des Turkmènes, des Azéris, des Balouches, des Hazaras, etc. L’Iran et l’Afghanistan, qui englobent la majeure partie du domaine culturel iranien, sont tous deux des Etats pluriethniques. Les ethnies dont leurs populations se composent sont parfois communes aux deux pays (certaines, comme les Turkmènes ou les Balouches, chevauchent même leur frontière commune) et elles appartiennent en tout cas aux mêmes familles linguistiques : iranienne et turco-mongole principalement, indienne, sémitique et dravidienne de façon beaucoup plus marginale. Les deux pays comportent chacun une ethnie dominante (Persans en Iran, Pachtounes en Afghanistan) à la fois sur le plan démographique (près de 50 % de la population dans les deux cas) et en tant qu’exerçant une prépondérance économique, politique et culturelle sur la « majorité de minorités » restante. Cette situation a conduit, en Iran et en Afghanistan plus encore peut-être que sur d'autres terrains, les chercheurs en sciences sociales à s'orienter vers des analyses en termes d « ethnicité », de contacts ou d’oppositions interethniques, et certains journalistes à ne voir, dans les événements dont ces pays ont été récemment ou sont encore actuellement le théâtre, que le résultat d’affrontements et de règlements de comptes entre minorités ou entre celles-ci et l'ethnie dominante...

Sans être parvenue, il s'en faut de beaucoup, à l’exhaustivité et à la perfection, la connaissance scientifique des populations de l’Iran et de l'Afghanistan, de leur culture, de leur organisation sociale, de leurs relations, a enregistré, au cours de la dernière décennie, des avancées considérables. Le moment a donc semblé venu de tenter un premier bilan des connaissances et des analyses ainsi accumulées, et de se demander, à leur lumière, dans quelle mesure la notion d’ethnie demeure pertinente pour comprendre et expliquer le fonctionnement et l'histoire — contemporaine notamment — des sociétés du monde iranien. Tel était le but du Colloque international sur « Le fait ethnique en Iran et en Afghanistan : pertinence, formes, genèse et enjeux » qui fut organisé en Centre de Recherche pluridisciplinaire du C.N.R.S. à Ivry-sur-Seine les 10 et 11 octobre 1985. Tel est également le but du présent volume, qui réunit la plupart des communications qui furent présentées à ce colloque.

Les principales composantes ethniques de la population de l’Iran et de l’Afghanistan, leurs caractéristiques ethnographiques, leur histoire et leur distribution géographique sont connues dans leurs grandes lignes”1. On n’y reviendra donc pas dans ce livre, sauf, précisément, lorsque ces caractéristiques, cette histoire et cette distribution suscitent encore des analyses et des hypothèses nouvelles ou des questions particulières, sur lesquelles il convenait de faire le point (c’est le cas, par exemple, des Khalaj turcophones d’Iran et du Kafiristan / Nouristan pour l’Afghanistan, qu’abordent respectivement Louis Bazin et Gérard Fussman). En revanche, toutes les populations d Iran et d Afghanistan, dès lors qu on en traite en termes d’ethnie ou d’ethnicité, posent à l’analyse des problèmes qui peuvent être qualifiés de généraux dans la mesure où on les retrouve à peu près partout dans l’aire culturelle concernée, et même bien au-delà. Ces problèmes, à l’examen desquels ce volume est consacré, sont de deux sortes.

1) Formes, degrés et dimensions du fait ethnique en Iran et en Afghanistan
Le nombre et la diversité des populations et des cultures d’Iran et d’Afghanistan montrent que le concept d’ethnie recouvre, selon les endroits et les contextes, des réalités fort différentes, qu’il convenait d’essayer d’inventorier. Trop de grands absents manquent ici à l’appel pour y parvenir véritablement : je pense notamment aux Kurdes et aux grandes tribus du Zâgros iranien, dont il ne sera traité qu’incidemment (notamment par Marcel Bazin et Georg Stôber). De même, il sera beaucoup question d’identité ou d’appartenance linguistique, mais très peu d’identité ou d’appartenance religieuse (voir cependant les articles de Robert Canfield, de Nouchine Yavari-d’Hellencourt et de Yann Richard). Mais il n’était pas possible de parler de tous et de tout; au demeurant, ces déséquilibres nous renseignent — c’est là leur seul mérite — sur l’état des recherches et les lacunes qui restent encore à combler. Les études de cas présentées ici suffisent pourtant à montrer que les ethnies aux contours précisément repérables et à la culture nettement identifiable sont rares voire inexistantes. II s’agit très souvent d’entités plus ou moins diffuses, aux dimensions variables et au contenu incertain, qui ne trouvent à se définir que dans l’interaction avec d’autres entités du même type : Turcs # Persans (Xavier de Planhol), Rashtis Iraniens du plateau intérieur (Christian Bromberger), etc.

2) Nouveaux terrains de l’expérience ethnique en Iran et en Afghanistan
Le concept d’ethnie recouvre, en Iran et en Afghanistan (comme ailleurs), des réalités également fort mouvantes, qui naissent — c’est ce que certains appellent l’ « ethnogenèse » — et se transforment. Mais disparaissent-elles pour autant ? Pour les uns, les tourbillons où les deux ensembles politiques concernés se trouvent aujourd’hui entraînés bouleversent complètement les dimensions, les formes et les enjeux de l’ethnicité et conduisent inévitablement à une périphérisation des ethnies. Les autres, au contraire, voient resurgir de ces mêmes tourbillons des ethnies nouvelles, constituées sur des bases entièrement différentes ; pour ceux-ci, le problème de l’ethnogenèse ne concerne donc pas seulement les hypothétiques origines historiques : en contradiction apparente avec la tendance (sensible surtout en Iran) à l’urbanisation et à la standardisation des campagnes, on assiste en effet parfois à un renforcement ou à un renouveau des particularismes locaux ou ethniques, à une remise en valeur des identités culturelles traditionnelles dans les sociétés paysannes et nomades. Dans les villes, cette tendance existe également, sous des formes spécifiques, concurremment avec le phénomène d’urbanisation : Bernard Hourcade, par exemple, va même jusqu’à se demander si l’on n’assiste pas, dans l’Iran d’aujourd’hui, à l’émergence d’une « ethnie citadine »... Le fait qu’il soit peu traité ici (sauf par Giorgio Vercellin) de la question des minorités pourra apparaître à certains lecteurs comme une grave lacune. J’y vois plutôt, pour ma part, un motif de satisfaction, car il y avait là un écueil à éviter. En effet, cette importante et vaste question, qui justifierait à elle seule tout un volume, ne saurait être confondue avec la problématique du fait ethnique qui est ici la nôtre(2). Car, si la plupart des ethnies sont en même temps des minorités de fait — mais il y a aussi en Iran et en Afghanistan, on l’a vu, des ethnies majoritaires et dominantes —, toutes les minorités ne forment pas forcément des ethnies. De plus, pour numériquement inférieures qu’elles apparaissent, les premières ne se perçoivent pas, ni ne réagissent obligatoirement en tant que minorités. Enfin, les enjeux du fait minoritaire se limitent généralement à la sphère des rapports entre minorité(s) et Etat et/ou ethnie dominante, alors que ceux du fait ethnique embrassent et se manifestent dans un domaine bien plus large, où tous les aspects de la vie quotidienne des populations concernées sont impliqués. Les contextes de changement social et culturel accéléré, de guerre, de révolution, de résistance que connaissent actuellement l’Iran et l’Afghanistan montrent à l’envi que l’ethnicité, sans toutefois être aussi déterminante qu’on l’a soùvent cru, occupe toujours parmi les modes d’interaction sociale une place de choix. Ces contextes nouveaux sont également très révélateurs des rapports souvent ambigus qu’entretiennent ethnies et Etats, identité ethnique et sentiment national (3).

Plutôt que de résumer, en le paraphrasant plus ou moins, le contenu des articles qui suivent (voir les présentations qui précédent chaque chapitre), il a semblé préférable, dans cette introduction, de tenter une sortie de la mêlée des faits iraniens et afghans pour essayer de dresser un bilan théorique de l’ensemble et d’en dégager certaines perspectives susceptibles d’aider à la comparaison avec d autres sociétés, par-delà leurs spécificités respectives (4). Faut-il le dire ? un tel bilan n’est pas chose aisée à réaliser. Une première difficulté tient à la nature même du matériel traité et à sa richesse : le nombre et la variété des formes, le caractère souvent inattendu des évolutions, la complexité des enjeux du fait ethnique en Iran et en Afghanistan ne sont pas pour faciliter la synthèse. Une seconde difficulté — résultant, elle, d’un choix délibéré — tient à la diversité des auteurs convoqués pour traiter ce matériel. Représentant plusieurs nationalités (afghane, allemande, américaine, britannique, française, helvétique, iranienne et italienne), plusieurs disciplines (ethnologie, géographie, histoire, linguistique, politologie, sociologie) et plusieurs écoles et courants de pensée différents, ces spécialistes réunis confèrent opportunément au présent volume le caractère d’un ensemble presque parfaitement représentatif des tendances actuelles de la recherche en sciences sociales aussi bien sur les questions d’ethnicité que sur le monde iranien contemporain. Des différences d'approche voire des divergences qui s’expriment d’un texte à un autre, il pourra résulter, pour un lecteur étranger aux disciplines intéressées, une impression de flou dans la définition des concepts manipulés. Le fait que plusieurs auteurs aient éprouvé le besoin de préciser l’usage particulier qu’ils font du mot « ethnie » est bien sûr révélateur des risques d’incompréhension qu’eût comporté l’absence de définition... On se trouve là, en réalité, devant un concept d’une grande richesse sémantique, qui peut donc être, on le verra plus loin, manipulé à partir de points de vue et en regard d’échelles fort différents (5). Est-il besoin de rappeler que tous les concepts « scientifiques » sont loin d’être monovalents et exclus de toute ambiguïté ? Ainsi de celui, géographique, de « terroir », pour ne rien dire de l’illustrissime « structure » des ethnologues... Loin de se désoler d’un tel constat, Gérard Fussman a même soutenu, avec humour et raison, que la notion d’ethnie est commode justement parce qu’elle mal est définie.
Position qu’adopte, cette fois sans rire, un autre professeur au Collège de France : « l’identité est une sorte de foyer virtuel auquel il nous est indispensable de nous référer pour expliquer un certain nombre de choses, mais sans qu il ait jamais d existence réelle » (Lévi-Strauss 1983 : 332).

Mais ce serait faite preuve de légèreté que de refuser de voir que ce flou dissimule bien autre chose, et traduit en fait un débat bien plus profond... Car, représentatif, ce volume l’est aussi, d’une manière assez inattendue, par ses contradictions : on y retrouve en effet, à propos du monde iranien, les deux grands courants méthodologiques et épistémologiques qui sont caractéristiques de toute la littérature sur le fait ethnique en général — courants dont les limites, il faut le souligner sans plus tarder, correspondent, non à des cloisonnements entre disciplines, mais plutôt à des différenciations historiques, presque « ethniques », entre des écoles ou des ensembles d’écoles nationales. C’est dire que l’on apprendra, ici, presque autant sur les ethnologues que sur les ethnies...

Très schématiquement, peuvent être rattachés à un premier courant (même s’ils ne s’en réclament pas explicitement) tous ceux — que j’appellerai ici les « substantivistes » — dont les recherches s’inscrivent directement ou indirectement dans la voie tracée par ces grands théoriciens de l’ethnie que furent le Russe Shirikogoroff (1923) et l’Allemand Mühlmann (1964), ainsi que leurs disciples. Pour ces chercheurs, chaque individu appartient simultanément à plusieurs unités sociales emboîtées. Une unité présente les caractères d’une ethnie lorsque tous ses membres possèdent et se reconnaissent en commun un certain nombre d’éléments de culture identifiables. Ce système d’emboîtement hiérarchisé ne constitue cependant pas un système figé, dépourvu de dynamique : même s’il existe un niveau d’emboîtement plus stable que les autres (qui est en général celui de l’« ethnie »), des déplacements peuvent s opérer, soit vers les niveaux correspondant aux « unités ethniques », de dimensions plus réduites (tribu, bande), soit, le plus souvent, vers les niveaux supérieurs des « méta-ethnies »... Les travaux substantivistes en matière d’ethnicité sont sans cesse exposés à deux tentations qu’il nous faut ici évoquer brièvement. La première est la tentation typologique, qui consiste à classer, comme le font les ethnographes soviétiques, tous les groupes humains sous des catégories ethniques (etnikos) d’importance démographique et de complexité politique croissantes : dem (bande), demos et narodnost (peuplades), natsionalnost (nationalité ; adj. : nationalitaire), natsia (nation ; adj. : national). La manie typologique, jointe à des habitudes de pensée évolutionnistes, conduit tout naturellement — y compris parfois, il faut le noter, chez des auteurs qui ne sauraient être « suspectés » de marxisme — à la tentation stadiale, les catégories ethniques correspondant alors aux divers stades canoniques du développement social : dem et plemia au communisme primitif, puis, succédant à l’apparition des classes sociales, demos au mode de production esclavagiste, narodnost au féodalisme, natsionalnost au capitalisme...(6). Sans doute est-il superflu d’ajouter que semblables vues sont démenties par les faits, du monde iranien comme d’ailleurs, et de préciser qu’aucun des auteurs du volume qui sert de prétexte à cette mise au point, n’a eu à se défendre de telles tentations. Tout au plus peut-on relever, dans certains articles, une tendance à considérer qu’il suffit de dresser le catalogue des traits culturels d’une société donnée pour qu’aussitôt celle-ci soit érigée et définie en tant qu’ethnie. Il s’agit là, par conséquent, d’un bien léger travers, au regard de ce qui précède et des précieuses moissons d’informations auxquelles ces tentatives ont donné lieu.

Venons-en donc sans plus tarder au second courant de pensée, que je qualifierai de « néofonctionnaliste ». Ses représentants considèrent, à la suite de Barth (1969), qu'une population ne se constitue comme ethnie que dans certains contextes d’interaction avec d'autres groupes. Parmi les critères d’ethnicité que retient Barth, celui d’« attribution » (ascription) occupe une position centrale : « Une attribution catégorielle est une attribution ethnique si elle classe une personne dans les termes de son identité la plus fondamentale et la plus générale, identité que l’on peut présumer être déterminée par l’origine et l’environnement de cette personne. Dans la mesure où les acteurs utilisent des identités ethniques pour se catégoriser eux-mêmes et les autres dans des buts d’interaction, ils forment des groupes ethniques au sens organisationnel du terme » (Barth 1979 : 13-14). L’auteur insiste en outre sur la notion de « signaux » par quoi se manifeste l’identité ethnique, et sur celle de « limites ethniques » en quoi il voit le résultat majeur de l’existence des ethnies, limites dont il souligne au demeurant la perméabilité.

C’est, on l’aura compris aisément, ce second courant qui ouvre les perspectives de recherche les plus fécondes. Reconnaître cette évidence n’implique cependant pas que l’on doive souscrire à tous les arguments dont font feu les critiques les plus radicales adressées au premier courant. Je pense notamment à celles d’Amselle & M’Bokolo (1985), qui considèrent que les ethnies africaines sont des créations du colonialisme, dont les ethnologues n’auraient fait somme toute que poursuivre et entériner l’œuvre. Je pense aussi, bien sûr, pour le domaine iranien, au procès (amical) que Richard Tapper intente ici même aux ethnologues et géographes (comme Marcel Bazin, Christian Bromberger, Bernard Hourcade et moi-même) qui se sont rendus coupables à ses yeux du crime politique de cartographie ethnographique, (7) : Tapper les accuse d’avoir privilégié Vorder au détriment du meaning, au risque de favoriser ainsi le contrôle des populations et des cultures qu’ils étudiaient par les pouvoirs en place... Pour ne pas polémiquer inutilement, je laisserai ici de côté l’aspect éthique ou déontologique — au demeurant incertain — du problème soulevé (avec malice et exagération, pour provoquer la discussion) par Tapper, et me limiterai à son aspect épistémologique, qui n’est déjà pas si mince. Quelle est la question posée ? Il s’agit de savoir si les identités culturelles (dont les identités ethniques forment une partie, mais une partie seulement, car il existe aussi des identités de classes, etc.), si les identités culturelles, donc, ont un contenu objectif, que l’ethnologue peut appréhender empiriquement. Sans hésitation possible, la réponse à cette question est : oui, un tel contenu existe. Contester cette évidence perceptible par chacun, sous prétexte que toutes les sociétés humaines ne sont pas répertoriables et analysables en termes d’ethnicité, serait aussi inutile et absurde que de nier, au nom de l’anti-racisme, l’existence de différences anthropo-biologiques au sein de l’espèce humaine.

Ce qui importe, pour ne pas tomber dans l’erreur, c’est donc moins de se méfier du contenu des diverses identités que de reconnaître aux faits ethniques des niveaux de signification et, par conséquent, des niveaux d’analyse différents. Plusieurs auteurs de ce volume (notamment Pierre Centlivres et Micheline Centlivres-Demont, et Christian Bromberger) suggèrent de distinguer : 1) une perception objectale de l’identité ethnique, indépendante de la conscience des acteurs sociaux, perception qui est celle de l’ethnologue (dont la raison d’être est précisément de ne pas se contenter du discours spontané des cultures sur elles-mêmes); 2) une perception subjectale qui, à la différence de la précédente, trouve sa réalité dans la conscience qu'en ont les acteurs. Or cette identité ethnique subjectale possède, elle aussi, un contenu objectif : ce contenu est constitué par les « éléments emblématiques » (Bromberger) qui sont sélectionnés (inconsciemment ou non), dans le stock de la culture commune, par un groupe donné pour manifester son identité ou par les autres groupes pour percevoir l'identité de celui-ci (comme on le verra plus loin, identité produite et identité perçue présentent des contenus qui diffèrent largement dans la réalité). La question de savoir comment et pourquoi certains traits culturels plutôt que d’autres se trouvent placés en position emblématique est complexe. On constate que la sphère de ce que les ethnologues français appellent (après Leroi-Gourhan 1945) les « techniques de consommation » (vêtement, alimentation, habitation) est plus largement sollicitée à cet égard (8). Mais qui sait, par exemple, pourquoi c’est à leur large pantalon noir (qui n’est pourtant pas la seule pièce distinctive de leur costume) que les Bakhtyâri du sud-ouest de l’Iran confèrent un sens particulier, au point de nommer shawlâr-tang (« pantalon étroit ») tout non-Bakhtyâri (Digard 1981 : 211) ? et pourquoi les Gilak de la côte sud-ouest de la Caspienne sont affublés, par les Persans du plateau intérieur, du sobriquet de kalle mâhi-khor (« mangeurs de têtes de poisson ») ... ce qu'ils ne sont pas (Bazin et Bromberger 1982 : 96) ? Il est clair, en tout cas, que ces éléments emblématiques peuvent appartenir à des registres fort différents, et être positifs, valorisants, pour l'identité manifestée (ce sont les « marqueurs » de Bromberger) ou, au contraire, négatifs, péjorarits, dans l’identité que perçoivent les personnes étrangères au groupe en question (il s’agit alors de « stéréotypes »). Marqueurs et stéréotypes sont la plupart du temps situés dans un « rapport symétrique et inverse », dirait Lévi-Strauss : nourriture trouvée riche par les uns, perçue lourde par les autres; femmes réputées belles pour les uns, légères et « faciles » pour les autres, etc. D’où la distinction proposée par Aparna Rao, à propos des Jat (« tsiganes ») d'Afghanistan, entre les groupes ethniques « réels » et les « catégories ethniques » auxquelles la perception des premiers par des groupes étrangers donne lieu.

Les multiples nuances qui sont apportées dans ce volume et dont on vient de se faire brièvement l’écho, ne sont donc nullement contradictoires, bien au contraire, avec la conception de Tapper, selon laquelle « les identités culturelles, « ethniques » ou autres, font sens seulement dans des contextes sociaux, et sont essentiellement des sujets négociables de manipulations stratégiques. Les individus revendiquent des statuts et se présentent eux-mêmes de différentes façons en fonction des contextes ». Stratégie : le mot est lâché, qui nous amène à poser un autre problème : où et comment l'identité ethnique ou, si l’on veut, l'ethnicité (entendue comme un mode d'interaction sociale parmi d'autres) intervient-elle dans l’organisation et le fonctionnement des sociétés ? Plusieurs des articles qui suivent donnent maints exemples de coïncidence entre appartenance ethnique et organisation socio-professionnelle (Marcel Bazin, Farhad Khosrokhavar), entre appartenance ethnique et affiliation politique (Olivier Roy, Pierre Centlivres et Micheline Centlivres-Demont, Jan-Heeren Grevemeyer). Le problème est donc, plus précisément, de savoir si l’identité ethnique reflète simplement, ou bien contribue à déterminer la division du travail, l’organisation politique, etc. La réponse qui s'impose ici est celle du Normand (ce stéréotype étant pris dans un sens pour une fois positif) : les deux à la fois.

Expliquons. D’une part, les fondements et les enjeux des stratégies qui s’expriment en termes d’ethnicité semblent presque toujours extérieurs au domaine de l’identité elle-même. Autrement dit, les phénomènes d’identité apparaissent, en quelque sorte, comme les signes extérieurs d’une unité ou, au contraire, de clivages et d’antagonismes qui trouvent leur essence ailleurs, dans des rapports sociaux, économiques ou écologiques, dans des intérêts communs ou, à l’inverse, divergents. D’ailleurs, comme Pierre Centlivres et Micheline Centlivres-Demont le montrent à propos des élections de 1971 en Afghanistan, les solidarités et les identités ethniques s’effacent devant les unités résidentielles ou les réseaux de clientèle dès que ceux-ci apparaissent aux acteurs comme des groupements d’intérêt plus fonctionnels. De ce point de vue, donc, les faits d’identité ethnique sont à traiter exactement sur le même plan et de la même manière que ceux relevant d’identités et de sub-cultures correspondant à des différences de classe sociale, de classe d’âge, de catégorie de sexe, de catégorie socio-professionnelle, d’affiliation politique ou religieuse (cf. la manipulation, dans l’Iran d’aujourd’hui, des variantes du « look » eslâmi, islamiste, et du « look » tâquti, des nostalgiques, anciens et nouveaux, du régime du chah).

On voit bien, d’autre part, que tous les comportements ethnicitaires ne visent pas, même inintentionnellement, les mêmes objectifs, et ne conduisent pas aux mêmes effets. C’est ainsi qu’il est possible de distinguer : 1) des comportements d’identité, à « usage interne » pourrait-on dire, qui manifestent, pour les fortifier, un sentiment d’apparence, la cohésion d’un groupe; 2) des comportements d'altérité, à « usage externe », pour se distinguer (au sens de Bourdieu), pour marquer des différences ; 3) des comportements mimétiques, qui peuvent correspondre, soit à des processus d’acculturation par imitation, soit au contraire et c est plus intéressant encore — à des attitudes de résistance à l'assimilation, par le jeu d’une acculturation limitée (comme s’il s’agissait d’assoupir la vigilance de l’adversaire) aux signes les plus visibles de l’altérité (9). Incontestablement, semblables comportements contribuent à structurer les groupes humains et leurs relations. Dans cette mesure, l’ethnicité n’offre pas qu’un reflet; elle peut déterminer en partie le fonctionnement et l’organisation des sociétés, sans que celles-ci doivent pour autant être transformées en « ethnies ».

Il est encore trop tôt pour dire si les conclusions générales qui se dégagent de ce volume pourront être utiles aux comparatistes. Le matériel iranien aura en tout cas administré, à cette occasion, une nouvelle démonstration de son inépuisable richesse. Il aura également permis de constater que la problématique du fait ethnique conserve bien, aujourd’hui, même dans les régions comme l’Iran et l’Afghanistan qui sont soumises aux transformations les plus brutales, toute sa pertinence. Encore faut-il s’entendre sur ce dont on parle, et sur la manière dont il convient d’en parler. Souhaitons que la leçon puisse faire réfléchir, s’ils n’étaient pas toujours si pressés, tous ceux qui ne savent ou veulent voir, dans les conflits du Moyen-Orient et d’ailleurs, qu’affrontements d’ethnies, de tribus et de sectes.

On me permettra, pour ne pas en rester sur ce ton un peu rude, de terminer en remerciant chaleureusement pour leur aide : MM. Maurice Godelier et Jacques Lautman, chefs successifs du Département des Sciences de l’homme et de la société du C.N.R.S., M. Philippe Guillemin, sous-directeur des Sciences sociales et humaines à la D.G.R.C.S.T. du Ministère des Affaires étrangères, et M. Clemens Heller, administrateur de la Maison des Sciences de l’homme, grâce à qui le colloque dont ce volume est issu et la publication du dit volume ont pu être financés; MM. Louis Bazin, Gérard Fussman, Gilbert Lazard, Xavier de Planhol et Maxime Rodinson, qui ont, avec compétence et autorité (il en fallait), présidé les séances et dirigé les débats du colloque; Mlle Marie-Magdeleine Bériel, MM. Bernard’ Hourcade et Daniel Balland, ainsi que tous les autres membres de l’Equipe de recherche 252 (Sciences sociales du monde iranien contemporain) du C.N.R.S., qui se sont dépensés sans compter pour le succès d une opération qui n’était pas sans risques; Mlle Véronique Boquet, du Laboratoire de cartographie de l’Institut de géographie de l’Université de Paris-Sorbonne, à qui ce volume doit de présenter des cartes lisibles ; enfin, le Dr Erwin Orywal, de l’Institut für Vôlkerkunde (Cologne), qui nous a autorisé à reproduire la carte — inédite jusqu’à ce jour — de répartition générale des ethnies d’Iran et d’Afghanistan dont il est l’auteur.

C.N.R.S., Paris.

(1) Pour une présentation d’ensemble des ethnies des pays concernés, voir : Keddie 1982 pour l'Iran, et Dupree 1983 pour l’Afghanistan, ainsi que les cartes ethniques et linguistiques de ces deux pays préparées dans le cadre du Tubtnger Atlas des Vorderen Orients.
(2) Sur la problématique des minorités en Iran et en Afghanistan, voir : Andrews 1983, Canfield 1986, Franz 1981, Higgins 1984, Keddie 1982 et Planhol 1981, ainsi que, dans le cadre plus large du Moyen-Orient : Chabry & Chabry 1984.
(3) Voir aussi, sur ce point, Hourcade 1980 et Helfgott 1980.
(4) Voir déjà Valensi 1986.
(5) Cf. entre autres, Oriol 1979 et Malrieu 1982.
(6) Voir, en dernier lieu, Bromley 1979 et 1983.
(7) Tapper vise là principalement le Programme d’établissement de cartes ethnographiques de l'Iran, entrepris conjointement par l’E.R. 252 (Sciences sociales du monde iranien contemporain) du C.N.R.S. et le Centre d’ethnologie de l’Iran, à Téhéran, dans le but d’étudier la distribution dans l’espace et la diffusion dans le temps de traits culturels. Sur les méthodes et les résultats du P.E.C.E.I., voir : Bromberger & Digard 1975, Bazin & Bromberger 1982 et 1983. Deux autres volumes de ces « Cartes et documents ethnographiques » sont actuellement sous presse : sur l’Alborz et la région de Téhéran, par Bernard Hourcade et Anny Tuai, et sur la région de Hamadân, par Patrice Fontaine et Hélène Grégoire-Desmet.
(8) Voir la synthèse sur ce sujet de Bromberger 1979.
(9) Des exemples particulièrement éclairants de telles attitudes ont été récemment analysés dans deux remarquables études consacrées aux Tsiganes de la banlieue parisienne (Williams 1984) et aux Yaquis du Sonora, au Mexique (Gouy-Gilbert 1983).



Première partie

Formes, degrés et dimensions du fait ethnique en Iran et en Afghanistan

Chapitre 1

Identité produite, identité perçue : les niveaux d’analyse du fait ethnique

Il convenait, avant toutes choses, de dresser un premier bilan des travaux déjà réalisés sur les ethnies d’Iran et d’Afghanistan, et d’essayer d’en tirer quelques orientations méthodologiques.
C’est à cet exercice que se livrent, chacun de leur côté, Richard Tapper et Erwin Orywal.

De l'avis du premier, ces travaux, en cherchant surtout à identifier et à délimiter des ethnies, se sont plus préoccupés d’ordre que de compréhension. Pour lui, au contraire, les « ethnies » comme les « tribus », ainsi que leurs « frontières », sont des constructions culturelles dont le contenu varie en fonction du locuteur, de l’interlocuteur et du contexte. Toute revendication d’identité ethnique constitue donc avant tout un discours politique adapté à des relations entre compétiteurs, entre classes sociales, entre communautés locales et Etat, et entre les représentants d’Etats différents que sont, entre autres, les anthropologues et leurs informateurs. Il s’ensuit qu’en privilégiant un mode de construction de l’identité et d’interaction sociale parmi d’autres, la description, la classification, l'énumération et la cartographie de « groupes ethniques » apparaissent également, aux yeux de Tapper, comme des actes politiques qui, en créant un ordre académique arbitraire, prépare et facilite le contrôle étatique. Au contraire, une analyse adéquate de l'« ethnicité » doit, selon lui, mettre celle-ci en rapport avec les autres modes de construction de l identité (parenté, organisation tribale, différenciation socio-économique, langue, religion, etc.), et tenir compte de la hiérarchie et de la signification de ces différents modes ainsi que des niveaux de leur détermination.

Poursuivant, sur la base de faits iraniens et afghans, l’examen épistémologique et méthodologique de la même question, Orywal confirme et précise en quelque sorte les vues de Tapper. Pour lui, l’identité ethnique est avant tout une catégorie émique, que seul le point de vue des intéressés permet de définir. En règle générale, plusieurs identités collectives s’offrent simultanément à un même groupe, permettant à celui-ci, de sélectionner celle qui lui paraît être la mieux adaptée au contexte. Cette multiplicité des identités possibles donne lieu à un système taxonomique hiérarchisé d’unités de différentes dimensions. Le concept de groupe ethnique peut donc être …

 




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