La bibliothèque numérique kurde (BNK)
Retour au resultats
Imprimer cette page

Etat et pasteurs au Moyen-Orient ancien


Auteur :
Éditeur : Maison des sciences de l’homme Date & Lieu : 1982, Paris
Préface : Pages : 268
Traduction : ISBN : 2 901725 42 2 & 2 901725 29 5
Langue : FrançaisFormat : 150x230 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Bri. Eta. N° 306Thème : Sociologie

Présentation
Table des Matières Introduction Identité PDF
Etat et pasteurs au Moyen-Orient ancien

Etat et pasteurs au Moyen-Orient ancien

Pierre Briant

Editions de la Maison des sciences de l’homme

L’étude des nomades et des nomadismes au Moyen-Orient ancien a suscité de nombreuses études d’historiens et d’anthropologues. Ce livre se présente comme un essai de synthèse dans un cadre spatio-temporel bien précis : le Moyen-Orient de la Méditerranée à l’Inde, de l’Asie Centrale à l’Arabie, tel qu’il a été politiquement unifié sous la domination achéménide (550-3 30 av. notre ère environ), avec utilisation de sources antérieures (annales assyriennes) et postérieures (auteurs hellénistico-romains) pour élargir l’horizon historique aux dimensions du Ier millénaire. Synthèse élaborée à partir de trois exemples régionaux spécifiques : les pasteurs du Zagros, les Arabes du nord de la péninsule, les Saces d’Asie Centrale. Synthèse conduite sur un objectif de recherche et de réflexion nettement défini : le problème des rapports (politiques, militaires, économiques, culturels) entre l’Etat central et les sociétés de pasteurs. Dans quelle mesure la présentation dichotomique nomades/sédentaires rend-elle compte des réalités historiques dans leurs diversités régionales et chronologiques ? Peut-on parler au contraire de symbiose ou d’interdépendance entre les sociétés agro-urbaines et les sociétés pastorales ? L’agressivité serait-elle une « donnée naturelle » du nomadisme ? Les besoins en territoires et en tributs des Etats centraux (Royaume assyrien, Empire achéménide, Empire d’Alexandre, Royaumes hellénistiques) ne constituent-ils pas également un élément décisif de la dynamique socio-politique ? Dans quelle mesure et dans quelles conditions les sociétés pastorales ont-elles su ou pu résister à l’emprise territoriale, tributaire et idéologique des Etats impériaux ?
C’est autour de ces interrogations qu’est menée une recherche qui montre en outre son actualité en mettant en pleine lumière la transmission, de l’Antiquité à nos jours, d’une idéologie impérialiste du nomade qui tend à dévaluer, à marginaliser, voire même à vouer à l’oubli un type d’organisation socio-politique présentée comme en dehors des normes : démarche scientifique qui démontre qu’avec ses méthodes propres et avec l’aide de l’anthropologie, l’histoire peut être découvreuse de sociétés « sans histoire ».


Pierre Briant est professeur d’histoire de l’Antiquité à l’université de Toulouse-Le Mirai





INTRODUCTION

Il me paraît nécessaire de préciser d’entrée les objectifs et les limites de l’étude présentée ici sous un titre très englobant. Ce livre est né d’un long article publié en 1976 dans les Dialogues d’bistoire ancienne (Besançon-Paris, 2 : 163-258) et consacré pour l’essentiel à l’analyse des rapports établis entre les populations agro-pastorales du Zagros et l’Etat achéménide puis Alexandre de Macédoine. Ce texte — modifié — constitue le corps du chapitre II. La préparation et la discussion de cette étude m’ont permis de faire un bout de chemin avec des anthropologues spécialistes des sociétés de pasteurs nomades et de me nourrir de leurs réflexions (Digard, 1976a ; Briant, 1976 : 273-279 et 1977b). C’est donc sans réserve — mais non sans une certaine appréhension — que, sur la proposition de l’Êquipe de la Maison des sciences de l’homme présentée par J. P. Digard, j’ai décidé d’élargir mon propos initial et de présenter à un public d’anthropologues les résultats de mon enquête.

Du point de vue chronologique, la période privilégiée ici est celle de la domination achéménide sur le Moyen-Orient (pris dans un sens très large). Créé par les conquêtes de Cyrus II (ca. 559-530) et de son fils Cambyse (530-522), et consolidé par l’activité de Darius 1er (521-486), l’Empire achéménide va réunir — pour la première fois dans l’histoire de l’Orient ancien — tous les territoires depuis le Syr-Darya jusqu’au golfe Persique et à la mer Rouge, depuis la Méditerranée jusqu’à l’Indus. Dès lors, l’enquête ne pouvait pas être réduite aux pasteurs du Zagros. Pour apprécier pleinement le phénomène, il convenait d’élargir le champ d’investigation aux deux grands ensemblés de pasteurs nomades connus à l’ouest-sud-ouest et au nord-est de l’Empire : les Arabes d’Arabie du Nord et de Mésopotamie, les Scythes (Saces) d’Asie Centrale. Cet indispensable élargissement du champ spatial devait permettre en outre — ce qui est essentiel — d’éviter les généralisations établies à partir d’un seul cas, alors même qu’on est frappé par la diversité et la complexité des sociétés pastorales. De cette diversité, on trouve une représentation concrète et emblématique dans la composition majoritaire des troupeaux : on peut distinguer les moutonniers du Zagros, les chameliers arabes et les cavaliers saces — même si, bien entendu, les troupeaux des uns et des autres ne sont pas limités à une seule espèce.

Pour autant, l’enquête n’est pas étroitement circonscrite à la période achéménide : elle inclut d’abord les débuts de la période hellénistique et singulièrement les conquêtes menées par Alexandre (334-323) des territoires achéménides. L’insertion de cette période procède de deux nécessités. Tout d’abord, la conquête macédonienne a été « couverte » par une foule de « reporters » officiels, qui ont légué leurs comptes rendus (totalement ou partiellement) sous une forme réélaborée à l’époque romaine (Arrien, Strabon, Quinte-Curce, Plutarque) : cette masse de documentation est fondamentale pour l’étude de la situation du Proche et du Moyen-Orient à la fin de la période achéménide. C’est cette documentation — dûment décryptée — qui permet à l’historien de présenter une reconstitution des sociétés du Zagros « achéménide » et qui apporte des renseignements essentiels sur les sociétés saces d’Asie Centrale. Par ailleurs, depuis l’Antiquité, la conquête d’Alexandre a été considérée comme une coupure nette dans l’histoire des sociétés « asiatiques », éveillées au progrès et à la civilisation par la grâce du premier conquérant venu d’Occident. Aujourd’hui, cette problématique est fortement remise en question (voir Briant, 1979b et 1979c) : il était donc intéressant d’analyser — sur un point particulier — les conséquences à court terme d’une conquête militaire sur le fonctionnement de sociétés de pasteurs nomades.

D’autre part, l’enquête consacrée aux Arabes (chapitre III) m’a amené à remonter plus haut dans le temps : vers l’époque de la domination assyrienne (ou plutôt néo-assyrienne : 721-610) et de l’Empire néo-babylonien (609-539). La raison en est simple : la documentation « achéménide » ou « hellénistique » sur les Arabes est très limitée, alors que les annales assyriennes nous rapportent plusieurs guerres menées par les rois d’Assyrie contre les rois et reines d’Arabie. Au surplus, la confrontation des sources assyriennes (écrites et figurées), des sources bibliques et des sources classiques est extrêmement riche d’enseignements. Ce chapitre est donc chronologiquement beaucoup plus étendu que les chapitres consacrés aux pasteurs du Zagros ou aux Saces d’Asie Centrale. Mais la thématique et les interrogations restent fondamentalement les mêmes.

On le voit, les sociétés pastorales de l’Antiquité proche-orientale ne nous sont accessibles qu’à travers la vision qu’ont transmise les représentants des sociétés sédentaires, scripturaires et conquérantes. Il était donc indispensable de tenter de dégager — dans un chapitre nécessairement introductif et préalable — les critères et les présupposés qui structurent le discours anthropologique antique sur le nomade et sur le pasteur. Plutôt que d’anthropologie, je parle ici d'ethno-géographie. En effet, les auteurs qui écrivent sur les peuples « barbares » ne sont pas des anthropologues, avec tout ce que suppose cet appellatif de rigueur scientifique: ce sont bien plutôt des voyageurs, des géographes dans le sens le plus utilitaire du terme, le plus intégré au discours impérialiste dominant. Il suffit pour s’en convaincre de citer Strabon, le plus représentatif de ces ethnogéo-graphes de l’Antiquité :

Les plus grands chefs de guerre sont ceux qui peuvent exercer leur pouvoir sur la terre et sur la mer, rassemblant peuples et cités en un seul empire, régi par les mêmes structures politiques. Dans ces conditions, il est clair que la géographie tout entière est orientée vers la pratique du gouvernement : elle distribue les continents et les mers à l’intérieur ou à l’extérieur des limites du monde habité ; or, une telle distinction vaut par ceux qui voient une différence suivant que les pays sont à l’intérieur ou à l’extérieur, connus ou inconnus. Il serait plus facile de prendre en main un pays si l’on connaissait ses dimensions, sa situation relative, les particularités originales de son climat et sa nature (1.1.16)

Dès l’époque de la conquête d’Alexandre puis des conquêtes romaines, géographes et ethnographes sont des auxiliaires actifs et zélés des services de renseignements : l’un des ambassadeurs envoyés par Alexandre chez les Saces (au nord du Syr-Darya) n’avait-il pas pour mission réelle « de prendre des renseignements sur la nature du territoire scythe, le nombre des Scythes, leurs coutumes et les armes qu’ils utilisaient dans les batailles » ? Ce sont les ethnogéographes qui préparent la voie aux armées de conquête. Conception de la géographie qui a été reprise à l’époque contemporaine. Vivien de Saint-Martin n’écrivait-il pas d’Alexandre en 1873 : « Les expéditions d’Alexandre ... ne servirent pas moins la science que la civilisation ... La guerre a d’ailleurs des exigences qui profitent tout particulièrement à la géographie » (cf. Briant, 1979b) ?

Dans la littérature ethnogéographique antique, le nomade est inséré dans la catégorie très large et très plastique du « Barbare », mais il y est intégré avec des caractères particuliers qu’il convient de mettre à nu. D’autre part, le Barbare n’est pas un antonyme de la seule civilisation occidentale : une brève enquête menée sur les sources orientales montre au contraire une extraordinaire correspondance avec le nomade dans les sources classiques ... et avec le nomade dans la littérature occidentale contemporaine qui le présente volontiers à la fois comme un objet de répulsion et comme un symbole de vie « saine » et « naturelle ».

Cette analyse de la littérature ethnogéographique antique permet de déterminer l’image ou plus exactement les images des nomades qui dominaient dans les sociétés urbaines du Proche-Orient. Il est en revanche plus malaisé de pénétrer à l’intérieur de ces sociétés nomades. Toute la littérature antique, en effet, est suscitée par les guerres et les conquêtes menées par les grands empires contre des sociétés considérées comme plus faibles, dont les sociétés pastorales et nomades. Ces grands empires, ce sont le Royaume assyrien, le Royaume néo-babylonien, l’Empire achéménide, puis l’Empire d’Alexandre auquel succèdent les royaumes hellénistiques. Il n’est pas difficile de comprendre que l’idéologie de la conquête a complètement perverti notre représentation des rapports entre les nomades et l’Etat.

Par « Etat », j’entends ici précisément l’Etat central : l’Etat créé par la conquête et perpétué par la contrainte militaire qui permet la levée du tribut sur les populations soumises. La forme la plus grandiose d’Etat impérial est sans aucun doute l’Empire achéménide. Il était donc important de voir quelles ont été les réactions des sociétés pastorales et nomades face à la conquête militaire et à l’extension territoriale, tributaire et idéologique d’un Etat dont le chef suprême (le Roi) se prétend investi d’une souveraineté universelle. Dans quelle mesure ces sociétés pastorales sont-elles — ou non — englobées dans l’emprise territoriale de l'Etat et insérées dans les cadres administratifs de l’Etat tributaire ? En d’autres termes, les sociétés pastorales sont-elles absorbées par le mode de production dominant, à savoir le mode de production tributaire (« asiatique »), caractéristique des formations étatiques du Proche-Orient ancien ?

Il y a là tout un champ d’études que des enquêtes et des réflexions récentes d’historiens et d’anthropologues ont déjà défriché, y compris pour le Proche-Orient ancien (Luke, 1965 ; Rowton, 1967-1977 ; Liverani, 1976 ; Digard, 1976b). Mais, à ma connaissance, la réflexion a été surtout menée à partir d’un cas très précis : les nomades et le royaume de Mari au Ile millénaire avant notre ère. Pour le 1er millénaire, il y a de nombreuses études sur les Scythes, quelques études également sur les Arabes : l’étude présentée ici voudrait être une réflexion d’ensemble sur le problème État/pasteurs. Dans un article récent, A. M. Khazanov (1979 : 229) écrivait : « Le problème des rapports réciproques des sociétés nomades et agricoles, à l’exception de son aspect politique, reste assez inexploré. » Ce livre se présente comme une contribution à ce vaste effort de recherches destinées à mieux comprendre la genèse et le fonctionnement des sociétés humaines, au sein desquelles les sociétés pastorales ont été trop longtemps étudiées comme des formes parasitaires ou dégradées des grandes formations étatiques (Digard, 1976a : 270-271).

Une dernière remarque préliminaire, sous forme de question : s’agit-il d’un livre d’histoire ou d’un livre d’anthropologie ? Historien de formation et de métier, je ne revendique pas la qualité d’anthropologue. En revanche, je suis fermement convaincu — par la pratique — qu’une collaboration étroite entre nos deux disciplines-sœurs ouvre des perspectives stimulantes aux uns et aux autres. Je veux donc espérer qu'anthropologues nomades et historiens sédentaires y trouveront également leur pâture !

Pierre Briant
Toulouse, avril 1980

1. Arrien, IV.1.2. Cf. Quinte-Curce, VII.6.12 : « Il le chargea en outre d’étudier la topographie du pays ».



I

L’anthropologie antique du pasteur et du nomade

Introduction

La plus grande difficulté à laquelle se heurte une enquête d’anthropologie historique sur les sociétés « primitives » de l’Antiquité réside sans aucun doute dans la nature de la documentation qui est à notre disposition. Il ne s’agit pas en effet d’un matériau « brut » tel celui par exemple que les anthropologues d’aujourd’hui peuvent rapporter d’un séjour en Australie, en Afrique ou dans le Poitou, à la suite de contacts directs établis avec les populations. Quelle que soit par ailleurs la part réelle d’interprétation — voire de préjugés — qui régit l’établissement d’un corpus des interrogations de l’anthropologue, le « primitif » est présent en effet dans le processus d’investigation, même si le plus souvent il n’agit pas sur lui : dans le meilleur des cas, il n’est pas seulement objet du discours anthropologique, mais sujet de l’enquête.

Les « primitifs » de l’Antiquité, eux, ne peuvent plus parler1, et ils n’ont pratiquement jamais écrit2 ; certains (je pense en particulier …

1. On notera cependant que les Ossètes du Caucase d’aujourd’hui sont considérés comme les descendants directs des Scythes d’hier — à tel point que N. Abeev pouvait écrire récemment : « Nul document historique, nul manuscrit n’aurait transmis à travers les millénaires ce que nous offrent la langue et le folklore de ce petit peuple caucasien ; les sons et les images du monde incomparable et original des-Scythes anciens » (Le Courrier de l'UNESCO, décembre 1976: 48-49).

2. Je n’ai aucune compétence pour intervenir dans la polémique (parfois acerbe) opposant entre eux les spécialistes des inscriptions arabes. Mais il parait clair que l’épigraphie nord-arabique (la seule ici qui puisse nous intéresser) ne prend pas consistance avant le IIIème ou même le IIème siècle avec le développement du royaume nabatéen. J’ajoute que dans le kurgane Issyk, on a découvert une coupe d’argent portant deux lignes d’inscription …




Fondation-Institut kurde de Paris © 2024
BIBLIOTHEQUE
Informations pratiques
Informations légales
PROJET
Historique
Partenaires
LISTE
Thèmes
Auteurs
Éditeurs
Langues
Revues