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Légendes des Assassins : Mythes sur les Ismaéliens


Auteur :
Éditeur : J. Vrin Date & Lieu : 2007, Paris
Préface : Pages : 208
Traduction : ISBN : 978-2-7116-1862-0
Langue : FrançaisFormat : 160x240 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Daf. Leg. N° 3008Thème : Religion

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Légendes des Assassins : Mythes sur les Ismaéliens

Légendes des Assassins : Mythes sur les Ismaéliens

Farhad Daftary

J. Vrin

Depuis le xnc siècle, l’imagination des Européens a été captivée par des contes fantastiques sur les Assassins, leur mystérieux dirigeant et leurs forteresses recluses dans les chaînes montagneuses de la Syrie et du nord de l’Iran. Ces légendes font leur apparition lorsque les croisés européens du Levant établissent leurs premiers contacts avec la branche syrienne des ismaéliens nizarites qui, sur l’ordre de leur dirigeant, entreprennent de périlleuses missions pour tuer leurs ennemis. Élaborées au fil des ans, elles atteignent leur forme la plus aboutie dans le récit de Marco Polo selon lequel le dirigeant nizarite, qualifié de « Vieux de la Montagne », est supposé contrôler le comportement de ses disciples à l’aide de haschisch et d’un secret jardin du paradis. L’influence de ces légendes est telle que le terme « assassin » entre dans les langues européennes comme nom commun signifiant meurtrier. Quant aux ismaéliens nizarites, ils sont dépeints comme un sinistre ordre « d’assassins » tant dans les mythes populaires que dans les études orientalistes qui les suivront. Au cours des dernières décennies, de nouvelles recherches sur l’histoire des ismaéliens, une communauté musulmane chiite majeure, ont permis de prendre la mesure de la confusion entre la réalité et la fiction dans les premiers exposés occidentaux les concernant. À la lumière de l’image totalement différente de l’histoire ismaélienne qui en a émergé, l’enquête fascinante de Daftary démontre in fine en quoi l’apparition de ces légendes est à la fois symptomatique des structures politiques et culturelles complexes du monde musulman médiéval et révélatrice de l’état d’ignorance des européens à cet égard. Cet ouvrage présente un intérêt majeur pour tous ceux qui s’intéressent aux études Ismaéliennes, à l’histoire de l’islam et du Moyen Orient, ainsi qu’à celle de l’Europe médiévale. Il propose également en annexe le texte du Mémoire sur les Assassins et sur l’étymologie de ce nom, l’œuvre majeure de Silvestre de Sacy, le célèbre orientaliste français du début du XIXe siècle.

Spécialiste reconnu de l’histoire ismaélienne, Farhad Daftary est Directeur Associé à l'institut d'Études Ismaéliennes (Institute of Ismaili Studies) de Londres et y dirige le Département des Recherches Académiques et des Publications.



PRÉFACE

Les historiens des religions, des sectes philosophiques ou des confréries spirituelles sont souvent confrontés à un problème embarrassant : dans tout ce qui nous est conservé par la mémoire des documents, comment distinguer la vérité de fait des représentations imaginaires ? Du moment qu’il y eut des doxographes pour raconter la vie de penseurs illustres, il se fit en leurs récits un inévitable mélange entre légendes et vérités : connaissons-nous Pyrrhon, ou Parménide tels qu’ils furent ? Non, mais dans l’entrelacs d’un récit qui a ses lois. À plus forte raison, lorsqu’une religion nouvelle apparaît, ou qu’une théologie novatrice se constitue au sein d’une religion révélée, les adversaires comme les partisans de cette forme de croyance se distribuent-ils en de multiples courants, qui argumentent pro et contra.
À leurs arguments, ils ajoutent des fictions favorables ou dévalorisantes.

La polémique religieuse façonne les visages des religions, parce que l’identité d’une croyance intellectuellement ordonnée ne se forme qu’en se distinguant des autres, de celles surtout qui lui sont les plus proches. Ou bien on reçoit Vautre au sein de son propre dispositif de révélation, en le situant dans le cours qui annonce le fondateur de la religion nouvelle, ou bien on le stigmatise, en signalant ses imperceptibles mais décisives erreurs. L’imaginaire se noue au réel, inévitablement, nécessairement. C’est bien souvent l’ennemi qui fixe le signifiant sous lequel une communauté religieuse entre dans l’histoire, et le nom infamant qu’il donne aux fidèles leur reste, quand les raisons de les criminaliser se sont assoupies.
L’histoire est l’histoire de ces luttes pour la maîtrise du langage. Lorsque le phénomène religieux se confond avec un enjeu politique, ou lorsqu’il est question d’une lutte pour l’autorité, la multiplication des vocables, des imputations fantaisistes et l’invention des fidèles par leurs adversaires s’intensifient.

Dès son origine, l’islam n’a cessé de connaître un tel état de choses, puisque la succession du Prophète et les modes de perpétuation de son autorité furent causes de discorde. Les mouvements insurrectionnels, les théologies extrêmes connurent le douteux privilège d’être criminalisés par leurs historiens imaginatifs. Les chiites occupent une place de choix dans un tel registre. Il faut bien constater que l’imagerie de la terreur ou de l’excès a recouvert bon nombre de mouvements depensée et d’action chiites, au point de faire que leur histoire réelle nous soit difficilement accessible. Nous passons par l’historiographie de leurs adversaires, tandis que nous manquent les bibliothèques dévastées, les livres détruits, les professions de foi authentiques. C’est par un heureux hasard que la littérature de l’ismaélisme yéménite a pu échapper, en partie, au désastre. La littérature de l’ismaélisme nizâri n’a pas eu cette chance, sauf exceptions remarquables.

Les théologies triomphantes sont souvent des théologies qui transigent avec les lois naturelles de la vie humaine en société. On ne peut longtemps braver le possible, et faire vivre des régimes invivables. Cette loi de l’histoire ne favorise pas des mouvements messianiques semblables à ces belles espèces, fascinantes mais incapables de résister au milieu et de se reproduire, que la nature connaît au titre d’exceptions et de curiosités.

En ce livre, M. Farhad Daftary mentionne ainsi les divers moments de la théologie qarmate, et signale l’horreur que les conduites paradoxales de ses tenants suscitèrent dans le monde musulman. L’histoire a fait payer bien cher aux qarmates leurs exploits. Elle n’a rien conservé d’eux, sinon ce que la conscience de leurs vainqueurs, la voix des empires plus stables parce que plus modérés, a récité de leur désir. L’histoire des grands rêves peut être une histoire sans archives. L’imaginaire et la légende en tiendront lieu.

D’entre ces courants religieux, le cas des ismaéliens nizârîs est un exemple singulier de ce que peut une polémique religieuse, ou un certain type d’histoire immédiate pratiquée par les témoins hostiles, quand la réalité s’efface derrière les légendes qui s’en constituent. Le cas des ismaéliens nizârîs est remarquable, parce que la mythologie de la terreur, qui a très vite occupé une grande place en ces récits ou ces réfutations, a donné naissance à un mot, le mot « assassin ». Je ne vois guère que le mot « manichéen » qui ait connu une fortune semblable en Occident, pour des raisons analogues. Encore, les gens qui usent de ce dernier vocable ne le font-ils qu’en position de prédicat, pour stigmatiser les jugements « excessifs » ou dangereusement privés de nuances. Tandis qu’« assassin » se dit d’un sujet, aussi bien que des propriétés criminelles qui résultent de l’activité de ce sujet. Le nom propre est devenu nom commun, et le nom commun de tous les meurtriers préméditant leurs crimes devient, en un effet de feed-back, le nom propre des Ismaéliens.

Ce jeu de langage, auquel nous sommes accoutumés, n’est pas sans retentir en la plus récente actualité politique. Il a nourri plusieurs littératures. Il ne va pas de soi et il a lui-même une histoire. C’est elle que restitue en cet ouvrage l’éminent spécialiste de l’ismaélisme qu’est M. Farhad Daftary. Le public lui doit ce qui est la première histoire générale de l’ismaélisme, parue en 1990 sous le titre The Isma ‘ilis : their history and doctrines (Cambridge University Press). Son auteur en donna une version abrégée en 1998, A Short History ofthe Ismailis (Edinburgh University Press). Cet ouvrage a été traduit en français par Zarien Rajan-Badouraly et publié en 2003, sous le titre Les Ismaéliens (Paris, Fayard).

Il entrait dans la nature des choses que Farhad Daftary rencontrât la passionnante question qu’il éclaire ici de façon limpide : comment les légendes et les récits mythiques où s’est formée l’image des « Assassins » sont-elles nées ? Quelle en est la généalogie ?
Il ne nous appartient pas de résumer une enquête aussi complète qu’elle est concluante, mais nous aimerions énoncer quelques-unes des réflexions qu’elle mérite de suggérer à son lecteur.

Comme Farhad Daftary le souligne, la polémique anti-ismaélienne en milieu musulman ne commence pas au temps des nizârîs de Perse et de Syrie. Elle s’infléchit pourtant, lorsque ceux-ci répondent à d’incessantes menaces d’anéantissement, à des massacres et des persécutions, par une technique militaire qui fera leur sombre réputation. La mort violente infligée par de petits groupes de combattants à d’illustres responsables ennemis avait pour raison d’être une tactique très compréhensible. En un temps où le maître décidait de tout, il suffisait de l’éliminer pour retarder une campagne, anéantir provisoirement un danger pressant, ou préparer une nouvelle alliance en inspirant une crainte que le nombre des armées eût été incapable d’inspirer. Le Sire de Joinville en témoigne involontairement, lorsqu’il met en scène le chef des nizârîs de Syrie qui, dit-il en substance, n’avait prise sur le Temple et l’Hôpital, «pour ce que le Vieux de la Montagne ne pouvait rien gagner s’il faisait tuer le maître du Temple ou de l’Hôpital, car il savait bien que s’il en fît un tuer, l’on y remît tantôt un autre aussi bon»1. Les nizârîs n’ont certes pas inventé une telle tactique, qui est ancienne comme les crises dynastiques. Les morts violentes ne sont pas rares dans les cours princières, au cœur même du khalifat sunnite de Bagdad. Les nizârîs ont usé de ce mode d’action, ils ont exalté les exploits de leurs fidâ’îs, en les situant dans le cadre grandiose d’un combat d’essence théologique : la cible de l’attentat n’était jamais une foule, une multitude, mais un homme, doté de tous les attributs de l’infidélité majeure, celle qui s’oppose à la volonté bienfaisante de l’Homme de Dieu, du Maître de l’impératif divin, l’Imâm, ou le Résurrecteur. Si le monde sunnite s’est inquiété de ces audaces, c’est qu’elles traduisaient en un point d’extrême résonance la théologie duelie de l’ismaélisme, qui conçoit, depuis Adam jusqu’au Résurrecteur, un conflit transhistorique entre les Prophètes et leurs Imâms d’une part, leurs Adversaires d’autre part. Qu’une telle théologie révolutionnaire ait frappé de stupeur ceux qui ne l’admettaient pas, ce n’est guère surprenant.

La légende des « Assassins » s’est nourrie d’exemples fameux, mais les causes de son développement ne se résument pas aux seuls faits avérés ou supposés de la guerre. Cette légende reçut son aura et sa fécondité en milieu de chrétienté et non d’islam. Pour les musulmans hostiles aux Ismaéliens, ceux-ci étaient des « ésoté-ristes », ou des « infidèles », voire des amateurs de hashish, ce que F.Daftary explique fort bien: s’il est vrai que l’usage du hashish caractérisa d’abord les basses classes de la société aux yeux d’une élite, s’il fut au moins le signe d’une dépravation morale pour des esprits austères, désigner les Ismaéliens par un nom dérivé du nom de cette herbe enivrante, c’était faire usage d’une métonymie péjorative, qui signifiait libertinage, mépris des justes conduites de la Loi, impiété et basse origine à la fois. Cette métonymie malveillante fut relevée par les auteurs chrétiens, mais sous d’autres formes parfois, comme le mythe de l’usage de l’opium dans le scénario du « jardin » imaginaire du Vieux de la Montagne l’atteste.

Farhad Daftary nous montre que la proximité, l’interpénétration des populations chrétiennes d’Orient, elles-mêmes de multiple origine, et des populations musulmanes n’ont point provoqué d’élan réel de connaissance sûre, des uns vers les autres. Du moins, pour ce qui concerne les témoignages écrits qui nous sont conservés. Les renseignements les plus instructifs sont filtrés au regard intéressé de celui qui les recueille, et les dogmes coraniques, les théories Ismaéliennes, les plus sincères croyances sont remodelées, pour entrer dans un scénario imaginaire dont le livre de Marco Polo offre la version la plus élaborée. Farhad Daftary met en lumière ce qui aujourd’hui nous est si étranger : les chroniqueurs ont lentement forgé les légendes des « Assassins » tout autrement que ne feraient des auteurs de fiction écrivant consciemment un roman. Au fond, ils ne doutaient pas de la vérité de ce qu’ils écrivaient, non parce qu’ils se mentaient à eux-mêmes, mais parce que le statut de la vérité historique était pour eux tout autre chose que ce qu’elle est pour le savant positif d’aujourd’hui. La distinction entre le roman et l’histoire n’existait pas. Du moins n’existait-elle pas lorsqu’il s’agissait de l’autre, nimbé de merveilleux, de terrible et de menaçant. La précision des faits semble cesser à la frontière invisible qui séparait le chroniqueur de son autre.

Il s’ajoute à ce trait général une donnée religieuse importante. Connaître le Coran, a fortiori connaître ceux qui semblent élire la « religion de Ali », ce n’était pas un acte désintéressé. C’était combattre, connaître pour réfuter. Les curiosités ismaéliennes ne pouvaient être relevées qu’au titre de stigmates d’une communauté adverse en terre sainte, et ne pouvaient qu’alimenter un sentiment d’effroi et d’admiration comme en provoquent les puissances étrangères. À moins que le chroniqueur retînt les signes confus d’une présence sourde du christianisme, promesse de grâce. Toujours chez Joinville, le moins malveillant de tous à l’égard de ceux qu’il nomme « les bédouins », le récit du Frère Y ves le Breton s’attarde sur un livre, trouvé chez le dignitaire ismaélien, qui transcrit certaines paroles de Jésus à Pierre. S’agit-il d’une évocation confuse du dogme ismaélien selon lequel Pierre est l’exécuteur testamentaire de Jésus ?

Farhad Daftary édite, en ce volume, le Mémoire sur la dynastie des Assassins de Silvestre de Sacy. Il met en relief la sagacité de son auteur, mais il met aussi en valeur la dette que celui-ci paye aux légendes qu’il reçoit sans critique. Nous savons les raisons qui poussèrent Sylvestre de Sacy à étudier, de façon obstinée et détaillée, les Druzes et les Ismaéliens. Certes, la présence de manuscrits arabes disponibles favorisa son choix. Mais le grand orientaliste fut animé d’un souffle si puissant parce que sa propre époque l’y invitait. La Révolution française, plus précisément la Terreur exigeaient une explication. A l’époque où Silvestre de Sacy menait son travail d’enquête, Joseph de Maistre trouvait cette explication de la Terreur en une grandiose élaboration théologico-politique. Silvestre de Sacy fut, quant à lui, guidé par l’idée directrice que voici : ce que la France venait de connaître répétait ce que le monde avait déjà connu. Il fallait trouver, dans l’histoire, d’autres exemples de cette « fureur du disparaître » comme disait Hegel, qui avait caractérisé l’expérience de la liberté absolue. Les « Assassins » servirent de laboratoire pour cette construction herméneutique.

L’histoire réelle provoque ainsi l’histoire des écrivains et des érudits. Les événements nouveaux, sans rapport avec des faits anciens et éloignés, suscitent la quête imaginaire d’une explication rationnelle que l’on va rechercher dans le passé. C’est alors que les faits anciens et étrangers sont l’objet d’une résurrection, qui n’eût pas eu lieu si la recherche était le calme désir désintéressé de la connaissance, mais que le génie d’un grand orientaliste permet, à la condition d’un aveuglement et de malentendus inévitables. L’histoire critique se dégage lentement de la légende, mais la légende seule attire le regard vers les régions du passé que l’histoire critique explore.

Cet ouvrage de Farhad Daftary permet au lecteur de faire la part des légendes et des vérités historiques. Il montre quelle distance se creuse entre les unes et les autres. Les ismaéliens nizârîs sont un des mouvements de pensée les plus riches de l’islam, ils ont professé des croyances riches de contenu philosophique et moral, ils ont expérimenté un rapport tourmenté à la Loi de l’islam, dont les leçons seraient bienvenues aujourd’hui pour l’ensemble du monde musulman. S’il faut continuer sur la voie tracée par Farhad Daftary, analyser les usages que les écrivains ont fait de la légende des « Assassins », - souvent en l’exaltant de façon romanesque, comme le feront Rimbaud, Barrés, Bloy et d’autres, il faut aussi retrouver le goût du sérieux de leur expérience. Nous disons donc notre reconnaissance à l’auteur et à sa traductrice pour ce livre de vérité et d’histoire.

Christian Jambet

1. Joinville, Histoire de Saint-Louis, dans Historiens et chroniqueurs du Moyen Âge, « Bibliothèque de la Pléiade ». Paris, Gallimard, 1952, p. 301.
2. Voir l’article suggestif de S. Ayada, « Hegel, la Révolution française et l’Islam », Cahiers philosophiques 80, octobre 1999.

Avant-Propos
À La Traduction Française

Les ismaéliens constituent la communauté musulmane chiite la plus importante après les duodécimains ou ithna'acharis. Les ismaéliens nizarites, la branche majoritaire des ismaéliens, sont devenus célèbres en Europe au Moyen Âge sous le nom d’Assassins, traînant dans leur sillage quantité de légendes sur leurs pratiques secrètes, objets du présent ouvrage.
Dispersés en de nombreuses communautés minoritaires, les ismaéliens nizarites sont établis aujourd’hui dans plus de vingt-cinq pays d’Asie, du Moyen-Orient, d’Afrique, d’Europe et d’Amérique du Nord. Ils reconnaissent Son Altesse l’Aga Khan comme leur imam ou chef spirituel.

L’historiographie des ismaéliens et le regard qu’ont porté sur eux chrétiens et musulmans ont connu une évolution passionnante. Au cours de leur longue histoire, ils furent souvent accusés d’enseignements et de pratiques hérétiques tandis que circulaient quantités de mythes et de représentations déformées les concernant. Ceci était essentiellement dû au fait que, malencontreusement, jusqu’au milieu du vingtième siècle, les ismaéliens étaient considérés et jugés presque exclusivement sur la foi de preuves rassemblées ou même fabriquées par leurs ennemis. L’ismaélisme, la branche la plus révolutionnaire de l’islam chiite qui s’opposait au califat historique et à l’establishment sunnite, avait en effet suscité dès son origine l’hostilité de la majorité des musulmans qui adhéraient aux interprétations sunnites de l’islam. Aussi, les auteurs sunnites les diffamèrent-ils de maintes façons.

Au dixième siècle, les califes abbassides, qui régnaient sur un empire islamique en pleine expansion, lancèrent, avec le soutien de leurs savants sunnites, ce qui allait aboutir à une campagne de propagande de grande envergure contre les ismaéliens. L’objectif de cette campagne longue et systématique était de discréditer le mouvement ismaélien tout entier depuis ses origines de sorte que ses adeptes puissent aisément être condamnés comme malahida, hérétiques ou déviants de la véritable voie religieuse. Les polémistes sunnites fabriquèrent ainsi des preuves qui permettaient d’étayer leurs accusations sur des fondements doctrinaux précis. Ils concoctèrent des récits détaillés sur les enseignements et les pratiques sinistres des ismaéliens et ces argumentaires constituèrent à leur tour une source essentielle d’informations pour tout hérésiographe, historien, théologien ou juriste sunnite qui souhaitait apporter sa propre contribution au sujet. La diffusion de ces exposés hostiles et déformés contribua de façon significative à retourner l’opinion musulmane sunnite dans son ensemble contre les ismaéliens.

En 1094, la communauté ismaélienne se subdivisa en branches rivales nizarite et musta'lienne. La branche nizarite se développa en Perse et en Syrie, d’abord sous l’égide de Hasan Sabbah, qui fonda également l’état ismaélien nizarite et établit son centre dans la forteresse d’Alamut perchée dans les montagnes. Les activités de Hasan et de ses successeurs à Alamut devaient entraîner une nouvelle campagne littéraire dirigée contre les ismaéliens en général et les ismaéliens nizarites en particulier. C’est au cours des premières décennies du douzième siècle que s’établirent les contacts initiaux entre les croisés, leurs chroniqueurs occidentaux et les ismaéliens nizarites de Syrie considérés comme les membres d’une énigmatique communauté orientale du Proche Orient. À terme, les ismaéliens nizarites devinrent célèbres dans l’Europe médiévale sous le nom d’Assassins. Cette fausse appellation, fondée sur un terme injurieux dérivé de haschisch, fut largement répandue par les croisés.
Les européens médiévaux, qui demeurèrent largement ignorants des croyances et des pratiques des musulmans, transmirent et légitimèrent un certain nombre de légendes liées les unes aux autres sur les pratiques secrètes des Assassins et de leur dirigeant, un mystérieux Vieux de la Montagne.

À terme, les légendes des Assassins, qui atteignirent leur forme la plus aboutie dans la synthèse rendue populaire par Marco Polo, acquirent une vie indépendante. Elles furent acceptées comme des descriptions dignes de foi des pratiques secrètes des ismaéliens nizarites de façon assez similaire aux précédents pamphlets des polémistes sunnites et à leur « légende noire » hostile aux ismaéliens qui avaient été considérés comme des exposés précis des motivations, des enseignements et des pratiques de ces derniers. Dès lors, les sources européennes médiévales représentèrent les ismaéliens nizarites comme un ordre sinistre d’assassins drogués enclins au meurtre et au terrorisme aveugles. Entretemps, le terme « assassin » lui-même, dont l’étymologie avait été oubliée, était entré dans les langues européennes comme nom commun désignant un « meurtrier » professionnel.

Les orientalistes du dix-neuvième siècle, dont le premier fut l’érudit français Silvestre de Sacy (1758-1838), commencèrent à étudier l’islam de façon plus savante en se fondant sur des manuscrits arabes essentiellement écrits par des auteurs sunnites. Ils étudièrent par conséquent l’islam à travers un point de vue sunnite et, empruntant des classifications à leur propre contexte chrétien, qualifièrent le chiisme d’interprétation « hétérodoxe » de l’islam par opposition au sunnisme considéré comme l’islam « orthodoxe ». C’est essentiellement sur la base de ces postulats ainsi que sur l’attrait persistant des légendes des Assassins originelles, que les orientalistes entamèrent l’étude de l’ismaélisme. Bien qu’ils soient parvenus à rattacher correctement les ismaéliens nizarites à l’islam chiite, ils étaient encore contraints à les étudier à travers les sources sunnites hostiles et les récits occidentaux imaginaires des croisés. Par conséquent, ces orientalistes apposèrent eux aussi, de façon tacite, leur propre sceau authentifiant les mythes sur les ismaéliens, à savoir la « légende noire » des polémistes sunnites médiévaux et les légendes des Assassins des croisés. Cette image extrêmement mal renseignée et déformée des ismaéliens nizarites fut donc celle que les milieux académiques occidentaux retinrent j usqu ’ à une époque aussi récente que les années 1930.

Une impulsion nouvelle fut donnée aux études Ismaéliennes par la redécouverte et l’étude à grande échelle d’authentiques textes ismaéliens, des sources manuscrites qui avaient été préservées en secret dans de nombreuses collections privées. Au cours des dernières décennies, ces études ont progressé rapidement lorsque les efforts d’un nombre croissant de spécialistes du domaine ont été démultipliés de façon significative par les programmes de recherches et de publications systématiques de l’institut d’Études Ismaéliennes (Institute of Ismaili Studies) de Londres qui possède également les plus vastes collections de manuscrits ismaéliens. Ces avancées modernes dans les études Ismaéliennes ont enfin permis, ne serait-ce qu’aux spécialistes, de distinguer le mythe de la réalité dans les récits médiévaux sur la communauté nizarite.

Mon propre intérêt pour les études Ismaéliennes remonte aux années 1960 alors que je poursuivais mes études de troisième cycle à l’Université de Californie à Berkeley. C’est à la suite de la publication de ma vaste histoire des ismaéliens, intitulée The Isma'ilis : Their History and Doctrines (Cambridge University Press, 1990), que j’ai porté mon attention sur les légendes des Assassins qui avaient captivé l’imagination d’innombrables générations d’Européens. Mon objectif était de retrouver les origines et de retracer le développement des premières légendes des Assassins en examinant le contexte historique dans lequel elles furent inventées et transmises. Le résultat en fut The Assassin Legends : Myths of the Isma'ilis, dont la première édition date de 1994. Cet ouvrage, plusieurs fois réédité et traduit en arabe et en persan, a reçu un accueil très favorable dans les milieux académiques. Je suis très heureux qu’une traduction française soit à présent également disponible et propose par la même occasion, la reproduction, annotée par mes soins, du Mémoire original de Silvestre de Sacy sur les ismaéliens nizarites plutôt qu’une traduction française de la version anglaise qui apparaissait en annexe du texte original du présent ouvrage. Un simple examen de ce Mémoire, soit-il superficiel, peut attester des progrès incroyables réalisés à l’époque moderne dans les études ismaéliennes. Il me reste à exprimer ma plus profonde gratitude à Zarien Rajan-Badouraly qui a minutieusement traduit cet ouvrage de l’anglais vers le français.

Farhad Daftary
Londres, Juin 2005

Note sur la Translittération et les Abréviations

Le système de translittération utilisé dans cet ouvrage pour les termes arabes et persans est essentiellement celui de la nouvelle édition de l’Encyclopédie de l’Islam, avec trois modifications, à savoir j pour dj, q pour k, et ch pour č. Les ligatures, les voyelles longues et les signes diacritiques ont été supprimés, à l’exception de ceux pour ayn et hamza lorsqu’ils apparaissent à l’intérieur d’un mot, comme dans fida’i.

Ce sont en général les dates de l’ère chrétienne qui ont été utilisées à travers l’ouvrage. Pour ce qui concerne certaines dates citées dans le Mémoire de de Sacy et la date de parution de certains ouvrages publiés dans les pays musulmans, la date islamique, lunaire ou solaire selon le calendrier utilisé, est suivie de la date correspondante du calendrier chrétien.

Quelques abréviations standard ont été utilisées, comme b. pour ibn (fils de), ob. pour décédé, éd. pour éditeur, édité ou édition, et trad. pour traducteur ou traduction.
Les abréviations suivantes sont utilisées pour certains périodiques et encyclopédies fréquemment cités dans les notes et la bibliographie :

BSO(A)S Bulletin ofthe School of Oriental (andAfrican)Studies
EI2 The Encyclopaedia of Islam, nouvelle édition
EIR Encyclopaedia Iranica
JRAS Journal ofthe Royal Asiatic Society

A ma mère et à la mémoire de mon père

Introduction

Les lecteurs occidentaux de la traduction anglaise des quatrains d’Omar Khayyam par Edward Fitzgerald connaissent sûrement « L’histoire des trois camarades de classe » qui lie le poète et astronome persan Omar Khayyam au vizir seldjoukide Nizam al-Mulk et à Hasan Sabbah, le fondateur du soi-disant « Ordre des Assassins ». Dans leur jeunesse, les trois célèbres protagonistes persans de l’histoire auraient étudié sous le même maître à Nishapur et auraient fait le vœu suivant : celui qui parviendrait à réussir le premier favoriserait la carrière des deux autres. En devenant le vizir du sultan seldjoukide, Nizam al-Mulk fut le premier à atteindre le pouvoir et la puissance. Il tint parole : il versa une rente régulière à Khayyam et offrit à Hasan un poste important dans l’administration seldjoukide. Hasan devint cependant rapidement le rival de Nizam al-Mulk qui réussit, par la ruse, à le faire tomber en disgrâce auprès du sultan. Hasan jura de se venger et partit pour l’Égypte où il étudia les secrets de la foi ismaélienne. À son retour en Perse, il fonda une secte dont les assassins terrorisèrent les Seldjoukides et dont la première victime fut Nizam al-Mulk lui-même. C’est l’une des légendes orientales attachée aux ismaéliens nizarites que l’Europe médiévale connaissait sous le nom d’« Assassins ».

En occident, les nizarites ont également suscité diverses légendes et ce, dès le douzième siècle. La première rencontre entre les Européens, ou les Francs latins, qui étaient alors engagés dans les croisades pour libérer la Terre Sainte, et les membres de cette communauté musulmane chiite eut lieu en Syrie au cours des premières années du douzième siècle. À l’époque, les ismaéliens nizarites venaient de fonder leur propre état territorial sous l’égide du redoutable Hasan Sabbah et défiaient l’hégémonie des Turcs seldjoukides en terre musulmane. Les ismaéliens nizarites de Syrie s’engagèrent ainsi dans des relations complexes, faites d’alliances et de rivalités, avec divers dirigeants musulmans et avec les Francs chrétiens. Ces derniers ne se souciaient cependant pas de recueillir des informations exactes sur leurs voisins ismaéliens ou sur toute autre communauté musulmane présente dans l’Orient latin.
Les croisés et leurs observateurs occidentaux commencèrent néanmoins à transmettre une multitude de contes imaginaires …




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