La bibliothèque numérique kurde (BNK)
Retour au resultats
Imprimer cette page

Sociologie d'une mémoire déchirée


Auteur :
Éditeur : L'Harmattan Date & Lieu : 2008, Paris
Préface : Pages : 248
Traduction : ISBN : 978-2-296-05202-4 7
Langue : FrançaisFormat : 150x235 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Wah. Soc. N° 2587Thème : Sociologie

Présentation
Table des Matières Introduction Identité PDF
Sociologie d'une mémoire déchirée

Sociologie d'une mémoire déchirée

Nader Vahabi

L’Harmattan

Comment se construit et se modifie au cours du temps la mémoire des exilés politiques, et notamment la mémoire des exilés politiques iraniens ? Comment les trajectoires de vie et les processus sociaux peuvent-ils affecter la conservation ou la transformation de cette mémoire ? Répondre à ces questions conduit immanquablement vers une analyse de la dynamique sociale de la mémoire, si bien que notre problématique, loin de se contenter d'un simple enregistrement des mémoires tirées de l'histoire orale, s'est principalement centrée sur une analyse sociologique du souvenir. Cette étude se situe à la croisée de deux approches, celle de « carrière morale », empruntée à E. Goffman, et celle inspirée par M. Halbwachs qui montre en quoi la mémoire supposée « collective » et « homogène », forgée pendant la Révolution iranienne de 1979, est subjective. En fait, la mémoire éclate au fur et à mesure que les cadres sociaux de resocialisation des individus exploitent différents lieux d'exil, elle se transforme en fonction des nouveaux cadres de vie marquant les trajectoires des exilés.

Nader Vahabi a fait un travail remarquable qui pénètre dans la subjectivité des migrants politiques iraniens et révèles-en quoi, malgré une double constance et l'appartenance à la même famille politique, la dimension individuelle surgit qui engendre trois styles differents dans le processus d'adaptation de la mémoire à la réalité nouvelle. Chacun de ces styles déplace le lieu de la douleur et les syndromes d'angoisse et v de déchirement. Ils ne disparaissent pas pour autant ; seulement, ils opèrent différemment et Vahabi le montre bien.



PREFACE

Que se passe-t-il lorsque, sous la répression, des groupes d'hommes et de femmes quittent un pays pour se réfugier dans un autre, plus libre ? En relation avec la révolution Islamique de 1979, plusieurs catégories d'exilés ont quitté l'Iran. Certains l'ont fait parce qu'ils appartenaient à l'élite de l'époque du Shah, militaire, politique, culturelle (stars de cinéma, chanteurs et chanteuses). D'autres l'ont fait parce qu'ils appartenaient aux groupes d'extrême gauche et qu'après les premiers mois de la révolution, s'installa une guerre, d'abord larvée puis déclarée, entre le pouvoir théocratique et leurs membres.

Les émigrés iraniens vers l'Occident (surtout les Etats-Unis et le Canada, puis l'Australie et, dans une moindre mesure, l'Europe) et vers les pays musulmans (surtout la Turquie), n'ont pas été fondamentalement des émigrés "économiques", comme ceux d'Afrique du Nord en France, de Turquie en Allemagne et d'Inde, du Pakistan et du Bangladesh en Angleterre. Les Iraniens qui ont quitté l'Iran pendant ou après la Révolution islamique l'ont fait pour des motifs liés à une révolution : peur des représailles, crainte de répression par des fanatiques religieux, appréhension devant la politique répressive de la nouvelle théocratie face à des groupes politiques d'extrême gauche islamique (les Moudjahédines du Peuple) ou communiste laïques (Peykar, Fédâ’iyâns du Peuple, etc.). On pourrait les qualifier d'émigrés pour cause de révolution : ils ne quittent pas le pays pour fuir la misère, l'absence de travail correctement rémunéré ou par volonté de promotion économique et sociale. Pour eux, la raison primordiale est sociopolitique, liée à l'événement majeur que constitue la révolution. Nader Vahabi a entrepris sa thèse sur la thématique de la mémoire des exilés politiques. Il a mené une enquête minutieuse sur quelque 39 exilés politiques iraniens en France, mais aussi en Allemagne, en tentant de respecter la diversité socio-anthropologique (femmes, hommes, âges, conditions socio-économiques...).

Le résultat de l’enquête est une recherche qui jette une lumière nouvelle sur la problématique de la mémoire.
La première partie de son ouvrage porte sur le contexte sociopolitique qui cause l'exil, à savoir la société iranienne après la révolution islamique de 1979. On peut, certes, ne pas approuver nécessairement la vision de Vahabi sur la révolution islamique comme, par exemple, le fait que Bani Sadr ait été le représentant de la bourgeoisie libérale ou qu'une "bourgeoisie libérale" ait existé en Iran à ce moment précis. Mais son analyse ne laisse pas insensible et surtout, en regard de la problématique essentielle qu'est la mémoire collective et son rapport à la mémoire individuelle dans le cas de l'exil, la remarque précédente n'a pas une importance capitale. Le point fort de l'auteur réside essentiellement dans le décryptage de la mémoire des exilés politiques iraniens qu'il établit à partir des interviews exhaustifs qu’il a menés avec ceux-ci. Il montre comment le déchirement opère, comment l'exilé politique se trouve écartelé entre deux sociétés, celle à laquelle il appartient par ses origines et celle dont il fait désormais partie, quelquefois à son corps défendant, en raison des vicissitudes de l'histoire et du hasard des trajectoires de migration qui ont fait, qu'en raison de tel lien de famille ou d'amitié, qu'à cause de certains aléas des itinéraires d’immigration, il se trouve en France plutôt qu'en Allemagne ou en Angleterre.

Vahabi est sensible à ces trajectoires individuelles qu'il contextualise dans leur complexité, entre la société dont on porte l'identité en soi et celle au sein de laquelle il faudra vivre désormais. Cela remet en cause la famille (nombre de divorces sont la conséquence du changement des cadres sociaux), mais aussi l'appartenance (les enfants appartiennent à la société d'accueil par l'enseignement que leur dispense l'école, par leur processus de socialisation et par l'éloignement de la société d'origine). Les exilés politiques doivent aussi quelquefois s'accommoder de la perte d'un emploi de niveau plus élevé et de l'insertion dans un réseau professionnel de niveau nettement inférieur dans la société d'accueil (beaucoup d’exilés politiques iraniens deviennent chauffeurs de taxi, gestionnaires ou propriétaires de librairies, de kiosques de journaux, etc.).

Le passage des exilés politiques par plusieurs cadres sociaux de mémoire est certes enrichissant pour eux, mais aussi et surtout, angoissant, déstabilisant, voire déroutant ; il remet en cause leurs cohérences mentales et également leur estime de soi, leur identité intime et leurs rapports intersubjectifs (dans un premier temps on noue des liens avec des personnes de même provenance nationale, principalement de même famille politique, elles aussi en situation d'exil, pour pouvoir s'ouvrir par la suite à d'autres catégories sociales et culturelles, notamment de la société d'accueil).

Vahabi identifie trois styles de comportement parmi les exilés politiques iraniens. Ceux appartenant au premier type, qu'il qualifie "d'assimilistes", cherchent par un travail individuel sur soi à s'adapter de leur mieux à la société d'accueil et à s'y assimiler aussi profondément que possible. Cela se fait, en sous-main, par la reconnaissance, implicite au début et de plus en plus explicite par la suite, du caractère irréversible de l'exil et de la nécessité de vivre une nouvelle vie, non pas comme un état de fait provisoire, mais comme une situation inéluctable, non sans avoir enterré une partie de soi-même et de ses idéaux politiques et sociaux liés à la société d’origine. Se trouvant dans une nouvelle société dont l'histoire, la culture et les relations sociales sont construites de manière radicalement différente, l'intégration par assimilation s'accomplit en faisant le deuil d'une grande partie du passé et des cadres de mémoire liés à la société iranienne dont on est issu.

Le second style est celui des "communautaires" qui entendent garder intacte leur mémoire sociale et politique d'origine au prix de la clôture sur soi et de la constitution d'une mémoire plus ou moins fermée, commémorant le passé par des rituels auxquels participent les personnes appartenant à la même famille d'esprit. L'apprentissage de la langue du pays d'accueil (que ce soit en France ou en Allemagne) n'est pas primordial et l'acquisition de la culture et des mœurs sociales et politiques de la nouvelle société reste marginale. Les "communautaires" tentent de sauver leur mémoire d'origine en ne s'insérant pas dans la nouvelle société et en se marginalisant consciemment afin de préserver leur vocation première, c’est-à-dire militer pour le changement social et politique dans leur société à eux, celle qu'ils ont quittée, depuis plus de deux décennies pour la plupart, et dans laquelle ils pensent pouvoir revenir avec le changement de pouvoir.

Enfin, les "minimalistes" sont ceux qui cherchent à maintenir un minimum de la mémoire liée aux cadres sociaux de la société d'origine tout en s'adaptant à la nouvelle. En eux s'accomplit une mutation de la mémoire : là où ils s'intéressaient avant tout à la politique, s'opère un déplacement vers le culturel ou le social ; là où ils entendaient imprimer un changement social par le militantisme politique, ils visent désormais à s'intéresser à l'histoire ou à la culture globale et moins à une activité individuelle de nature politique. Les minimalistes vivent une nouvelle dualité avec, d'une part, la mémoire de l'ancien cadre social qui se transforme sous les effets de la volonté de s'inscrire dans la nouvelle société et, d'autre part, avec la constitution de nouveaux cadres de mémoire liés au présent et ayant pour but de faciliter l'intégration de la personne dans la société d'accueil. Dans ce troisième cas, le rapport entre les deux cadres de mémoire est beaucoup plus ambivalent que dans les deux premiers cas où règne une certaine transparence: les "assimilistes" entendent minimiser la mémoire de la société de départ pour revigorer celle de la société d'accueil; pour les communautaires, l'inverse se produit, la mémoire liée à la société d'accueil est constamment marginalisée par un acte de volonté de plus en plus héroïque à mesure que les enfants s'intégrent dans la nouvelle société et que la famille subit sa mue dans le nouveau contexte.

Les trois types de rapport à la mémoire sont décrits avec une grande finesse par Nader Vahabi. Reste que dans le premier cas, malgré la volonté d'assimilation, la mémoire ne se soumet pas toujours entièrement à la volonté de la personne et lui joue des tours. Certes, la volonté d'intégration et son intensité transforment les cadres de mémoire en relation avec la société d'origine (celle d'Iran), mais la dimension involontaire de la mémoire fait qu'elle garde une vie propre et que, par moments, elle peut faire irruption et transir la vie mentale de l'individu, malgré lui et en dépit de sa décision expresse de s'inscrire de plain-pied dans la société d'accueil. Les "dérapages" de la mémoire sont dès lors aussi significatifs que son inscription volontaire dans le nouveau cadre et que la capacité de l'individu à s'y plier tout en s'y adaptant.

Nader Vahabi a fait un travail remarquable qui pénètre dans la subjectivité des migrants politiques iraniens et révèles-en quoi, malgré une double constance (la société de départ et la société d'accueil sont les mêmes) et l'appartenance à la même famille (ce sont tous des exilés politiques), la dimension individuelle surgit qui engendre trois styles différents dans le processus d'adaptation de la mémoire à la réalité nouvelle. Chacun de ces styles déplace le lieu de la douleur et les syndromes d'angoisse et de déchirement. Ils ne disparaissent pas pour autant ; seulement, ils opèrent différemment et Vahabi le montre bien.

Farhad Khosrokhavar

Introduction

1. L’origine de la recherche
Au cours de mon étude sur la mémoire collective des exilés politiques iraniens, effectuée dans le cadre d’un mémoire de DEA1 présenté en septembre 1999 et intitulé : « Les discours des réfugiés politiques iraniens sur le Hezbollah », j’ai étudié la mémoire du phénomène du "Hezbollah" iranien telle qu’elle a été développée par les réfugiés iraniens. A travers vingt entretiens effectués entre mars et juillet 1999 auprès d’exilés politiques iraniens résidant à Paris, j’ai tenté d’enregistrer le vécu de ces personnes en rapport avec le phénomène du Hezbollah2.

Cette recherche a mis en avant l’importance du rapport subjectif à des « moments forts » dans la constitution de la mémoire politique relative au Hezbollah, et cela d'autant plus que les exilés avaient fait l’expérience d'actions du Hezbollah avant de quitter l'Iran3. J’ai en effet rencontré parmi les exilés plusieurs formes de pensée : les centres …

1- Cf. Vahabi Nader, Le Hezbollah et la mémoire, les discours des réfugiés iraniens sur le Hezbollah, mémoire de DEA de sociologie politique et de politique comparée, sous la direction de Didier Bigo, Université de Nanterre, septembre 1999.

2- Le mot Hezbollah, littéralement le parti de Dieu, est devenu une expression banale juste après la révolution ; il a pris un sens politique identifiant les défenseurs farouches de Khomeyni et revêtant le sens de : « ommaté Hezbollah » (mot à mot : le peuple hezbollahi) qui signifie que le peuple iranien est musulman et soutient Khomeyni et le Hezbollah.
Pour une étude plus approfondie sur le Hezbollah, Cf. Khosrokhavar Farhad, : De la révolution à l'islamisme Hezbollah, in Kepel Gilles, Les politiques de Dieu, Paris, Seuil, 1993, pp.71-95.

3- Représentant à l'origine des groupes de manifestants anti monarchiques avant la révolution, le Hezbollah a été ensuite assimilé à un instrument de répression entre les mains du régime face à l’opposition, rappelant « les bandits » au sens de Hobsbawm. Selon l'auteur, le banditisme social existe partout où les sociétés reposent sur l'agriculture (y compris dans les économies pastorales) et sont constituées en majeure partie de paysans et de travailleurs sans terre en situation de dominés. Dans le contexte iranien, après la réforme agraire de 1962, l'exode massif des paysans « dépaysanés » vers les grandes villes a favorisé l'émergence de groupes d'individus sans statut social et à la recherche d'un leader qui pourrait représenter leurs intérêts. Khomeyni a pu exploiter ces individus pour servir ses ambitions politiques. Cf. Hobsbawm E.J., Les bandits, traduit de l'anglais par J. P. Rospars, Paris, La Découverte, 1999, pp.7-22.

 




Fondation-Institut kurde de Paris © 2024
BIBLIOTHEQUE
Informations pratiques
Informations légales
PROJET
Historique
Partenaires
LISTE
Thèmes
Auteurs
Éditeurs
Langues
Revues