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La Montagne des Autres : Alpinisme en Pays Kurde


Auteur :
Éditeur : Arthaud Date & Lieu : 1972, Paris
Préface : Pages : 238
Traduction : ISBN :
Langue : FrançaisFormat : 150x195mm
Code FIKP : Liv. Fra. Amy. Mon. N° 3701Thème : Général

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La Montagne des Autres : Alpinisme en Pays Kurde

La Montagne des Autres : Alpinisme en Pays Kurde

Bernard Amy

Arthaud

Il ne suffit plus des Alpes, il ne suffit plus de l’Himalaya, il y a d’autres montagnes encore, au loin, très loin. Des massifs nouveaux, des voies nouvelles au cœur de régions aux noms étranges qui vous transportent ailleurs. Il y a, entre autres, les montagnes de Turquie, le mont Ararat de la Bible et une ceinture de massifs tout autour. Et parmi eux, le Cilo Dag exploré par Bernard Amy et son équipe de jeunes alpinistes, qui y ont ouvert des itinéraires dignes des « grands » des Alpes. Et le soir, au retour, de l’autre côté du torrent en face du campement français se dresse le campement kurde qui mène sa vie : les bêtes à paître, la tente à entretenir, la laine à tisser, les palabres. Vie rude des nomades de toujours et de tous lieux, séduisante par sa simplicité et son intimité avec la nature.



AVANT-PROPOS

Le massif du Cilo Dag¹, but de notre expédition, se situe à l’extrémité sud-est de la Turquie, en bordure orientale du plateau d'Anatolie. Au centre de la province de Hakkâri, à deux cents kilomètres au sud-est du lac de Van, il forme avec le Sat Dag une zone montagneuse dominant l’Irak au sud et l'Iran à l'est. Si l'on excepte l'Agri Dag (Ararat, S 156 m) qui se dresse à quatre cents kilomètres au nord, c'est au Cilo Dag que l'on trouve les plus hauts sommets et les plus belles parois de Turquie. La présence de glaciers, le caractère alpin de ces montagnes, la possibilité de faire des courses à une altitude voisine de quatre mille mètres en font un massif particulièrement approprié à la pratique de l'alpinisme.

Mais si les escalades y sont semblables à celles d'Europe, il faut en revanche s'attendre à un voyage bien différent de ceux que l'on fait habituellement dans nos montagnes. L'isolement de la région dorme au séjour un parfum d'expédition : « Les groupes qui s'y rendent doivent déjà avoir une certaine expérience des voyages lointains et sont obligés de se suffire à eux-mêmes au point de vue nourriture et équipement². »

D'autre part, si l'on se reporte à la carte indiquant sur les territoires turc, syrien, irakien et iranien les régions où prédominent les populations kurdes³, on voit que les montagnes du Cilo Dag se situent au centre d’un hypothétique Kurdistan. D’un point de vue historique, c’est dans les districts proches de Hakkâri que s’est formée la nation kurde, et malgré les réticences des autorités, le Cilo Dag fait partie de ce qu’il faut appeler le Kurdistan turc. Ainsi est-il difficile d’aller dans ce massif sans entrer en contact avec les populations montagnardes qui l’été campent au pied des parois. Dans de nombreux massifs non européens, une fois l’expédition au camp de base, les rapports avec les populations locales passent au second plan. Elles ne vivent pas dans le massif même et l’expédition n’a fait alors que les effleurer. Au Cilo Dag, au contraire, on ne peut que vivre avec les Kurdes. C’est là le point le plus important : l’alpiniste est assuré, non seulement de découvrir de nouvelles montagnes, mais surtout de le faire en côtoyant, durant tout son séjour, les tribus de la région. Il y a encore peu de temps, ces contacts passaient pour difficiles. On parlait de « région à peine pacifiée », de « brigandage », d’« Européens assassinés ». Nous avons découvert que la réalité était tout autre.

En 1969, le Cilo Dag était assez peu connu en France. Aucun alpiniste français ne s’y était rendu. J’en avais entendu parler par le Polonais A. Mrôz, qui y avait séjourné en août 1967, et par H. Agresti qui, au retour d’une de ses expéditions en Afghanistan, avait repéré le Cilo Dag comme objectif à retenir pour un prochain voyage. A la même époque, un article de l’alpiniste turc S. Nowill paraissait dans La Montagne4. Il y décrivait les différents massifs montagneux de Turquie et s’étendait longuement sur les sommets de la province de Hakkâri.
Il ressortait de cet article que le massif, bien que très mal connu en France, était loin d’être inexploré. Dès le début du siècle, des groupes d’alpinistes anglais, allemands, accompagnés parfois de grimpeurs turcs, s’y rendent et y séjournent. Ils reconnaissent les voies d’accès et gravissent les principaux sommets par leurs voies normales. En 1937, une importante expédition, dirigée par le docteur Hans Bobek, établit une carte du massif qui est encore aujourd’hui, à quelques variantes près, la seule utilisée. La région, cependant, reste souvent interdite et rarement visitée. Un voyageur comme F. Balsan croit, en 1939, y pénétrer pour la première fois : « Notre périple en Turquie Orientale, écrit-il, n’a touché des terres inconnues qu’au sud du lac de Van, régions jusqu’alors fermées, et qui furent refermées aussitôt après les combats. Les pistes militaires en ouvrirent temporairement l’accès5. »

A partir de 1945, les comptes rendus publiés dans les reroues étrangères (des alpinistes suisses, italiens, polonais visitent à leur tour le massif) montrent qu’à la période d’exploration succède une période de conquête alpine. Les sommets sont atteints par leurs faces ou leurs arêtes. Les itinéraires inaugurés, d’abord faciles, deviennent de plus en plus difficiles. Les ressources de ces montagnes s’avèrent plus importantes qu’ont pu le croire certains alpinistes.

En 1969, nous partons vers un Cilo Dag dont nous connaissons certes bien des détails, mais où aussi nous savons pouvoir trouver encore des parois vierges.

Le récit qui suit comporte peu d’indications sur la période qui a précédé notre départ, celle des préparatifs. Il nous a paru préférable de considérer l’organisation de notre expédition comme organisation typique d’une « expédition légère », et d’en insérer la description à la fin de cet ouvrage, dans une partie purement technique. Celle-ci comprend en outre des considérations générales sur l’alpinisme au Cilo Dag.

Il faut cependant noter que l’idée d’un semblable voyage nous est venue très tard. Nous n’avons eu que peu de temps pour mener à bien la mise sur pied de l’expédition. Ce fait nous est d’abord apparu comme un grave inconvénient. Je serais maintenant plutôt persuadé du contraire : nous avons eu la chance de pouvoir garder entre notre but et notre préparation une marge suffisante pour ne pas éliminer tout esprit d’aventure. En un an, nous aurions certes pu nous assurer du bon déroulement de chaque partie de notre voyage. Celui-ci aurait alors bien perdu de son charme.

La structure du récit lui-même reflète l’image que nous nous faisions de notre expédition au moment du départ : un voyage empli d’inconnues, des montagnes que nous escaladerions et dont nous avions déjà une idée assez précise, des populations kurdes que nous serions amenés à découvrir et dont nous n’avions qu’une connaissance incomplète et livresque. Je n’ai pas cru devoir suivre un autre ordre que celui-ci, dans une certaine mesure chronologique. Ainsi, comme nous l’avons fait, le lecteur découvrira-t-il à son tour le peuple kurde à travers les montagnes où il vit.

Plusieurs sources ont été utilisées pour écrire ce récit : mes souvenirs, mon souvenir des récits des autres, leurs propres souvenirs, et enfin un cahier qui m’a servi de journal d’expédition et dans lequel ont été notés plus ou moins bien événements et impressions. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de voir, d’une partie à l’autre, le ton changer suivant la source considérée, et le « je » alterner avec les « nous » ou les « ils ».

Plus précisément, il y a eu pour chaque membre de notre groupe trois voyages : le projeté, le réalisé et le « souvenu ». Le premier a sans doute été le plus imprécis, mais il est le seul qui nous ait été commun et puisse ainsi être décrit objectivement. Pour le reste, nous avons chacun connu un Kurdistan différent. En dehors des faits et des événements vécus ensemble, tout n’a été qu’actions individuelles ou impressions personnelles. A la limite, on peut même dire que ce récit est celui de mon seul voyage, et qu’il pourrait y avoir autant de livres que de participants.

Il faut alors s’attendre à ce que nos observations, réfléchies de sources en sources, apparaissent ici déformées. Je ne me suis pas interdit d'interpréter certaines d'entre elles, tout en sachant que depuis notre voyage, elles ont traversé de nombreuses « vitres » à la transparence douteuse.

Cette importance, pour le récit, des compagnons d'expédition, souvent désignés par « les autres », amène à considérer les autres « autres », les Kurdes, qui très vite ont pris une place prépondérante dans notre séjour au Cilo Dag. Comment avons-nous vécu notre entrée en contact avec eux ? Quels ont été plus tard nos rapports réciproques ? Comme nous l'avons déjà noté cette question est ici essentielle : on ne peut vivre au Cilo Dag en ignorant les Kurdes.

En partant, nous n'étions pas, je crois, assez conscients de ce fait. Nous avons découvert notre Kurdistan de la manière presque la plus classique et même la plus chargée d’exotisme. Loin de nous libérer des mythes propres aux expéditions alpines, nous les avons gardés présents à l'esprit pour tenter de les retrouver là-bas.

Dès lors, n’ayant pu vivre d’une manière totalement singulière notre expédition, c'est en définitive dans le récit qu'il aurait été sans doute possible d'introduire cette rupture avec les procédés, dont rêvent (dans un langage plus austère, il est vrai) J.-P. Dumont et J. Monod : « C'est hors du discours commun de la communication, dans la recherche d'une communication plus secrète, plus complète, plus authentique, que (nous voudrions que) nos esprits se rencontrent : au bord de la rupture, à la lisière d’un langage accessible à tous les sens, et donc à bonne distance de la saumure culturelle occidentale dans laquelle nous baignons tous, mais sans les risques inhérents à l'exotisme. L'altérité à nous-mêmes sur laquelle débouche la rupture, à l'intérieur même de notre civilisation, pour retrouver l'usage créateur du langage, est la seule qu'il nous soit donné d'appréhender directement. Faute d'appréhender cette altérité qui nous hante, les autres en lesquels nous cherchons à retrouver notre raison ne sont que notre propre extension6. »

« Raconter d’une manière inhabituelle » ; c'était un peu l’espoir secret caché derrière ce récit. Mais je ne pense pas être parvenu à retrouver (ou à trouver) un « langage créateur », une forme narrative hors des contours connus du récit d'expédition. Tout au moins me suis-je efforcé d'esquisser ces contours. Il me suffisait de laisser deviner les mythes là où ils apparaissent, soit directement en m'écoutant raconter, soit implicitement en utilisant les images les plus banales de toutes les descriptions de voyages lointains.

1. Prononcer Djilo Dag.
2. Nowill [26]. (Les références entre crochets renvoient aux numéros d’ordre de la Bibliographie en fin d’ouvrage.)
3. Voir les cartes données par Arfa [32] et Blau [35].
4. Nowill [26].
5. F. Balsan : Les Explorateurs, La Palatine, Paris-Genève, 1966.
6. J.-P. Dumont et J. Monod : Le Fœtus Astral, Ch. Bourgeois, Paris, 1970.

I

Le Voyage

1. L’anatolie

« Je me souviens », dit celui qui raconte. Ensuite il parle, il parle longtemps, avec beaucoup de mots et quelquefois de grands silences, parce qu'il voudrait tout dire, parce qu'il voudrait revivre ce qui ne peut être à nouveau vécu. Et il commence à sentir comme une impuissance... Il essaie encore, il cherche de nouveaux mots, il en invente, mais il en faut mille autres pour les expliquer. Il se tait. Son récit est autour de lui, murmurant, comme une eau qui serait montée jusqu'à le recouvrir et qu’un reflux entraîne lentement, en laissant des filets transparents couler sur lui. Alors, il le reprend.

Mais peut-on reprendre entre ses doigts une eau qui s'écoule? On ne peut tenter que de lui barrer le passage. Et il accumule plus de mots, toujours plus de mots. Ils ne suffisent pas. Il les entasse. Mais ils sont comme des blocs grossiers que rien n’a préparés à s’assembler. Derrière le bruit qu'ils font les uns contre les autres, on entend les clapotis du récit qui s'échappe, qui coule sous les mots, qui rebondit de l'un à l'autre et qui va se perdre dans le sable.

Alors, celui qui raconte utilise d'autres matériaux. Ses regards, d'abord : il les colore, il leur donne de nouvelles significations, et il essaie avec eux de colmater les brèches de son discours. Puis ses mains parlent à leur tour, veulent attirer toute l'attention, veulent qu'on reste là, à continuer d'écouter. On n'a pourtant pas cessé, mais les mains ne s'en rendent pas compte. Elles vous saisissent par les vêtements, elles vous maintiennent, comme si c'était à vous qu'il appartenait de retenir l’eau qui s'écoule et qui fuit sans cesse.

Dans la voix de celui qui raconte, il y a eu tout à coup un accroc, …




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