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Textes kurdes II. Mamé Alan


Auteur : Multimedia
Éditeur : Maisonneuve Date & Lieu : 1942-01-01, Beyrouth
Préface : MultimediaPages : 384
Traduction : MultimediaISBN :
Langue : Français, KurdeFormat : 120x150 mm
Code FIKP : Lp. Fr. 529Thème : Poésie

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Textes kurdes II. Mamé Alan

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Mamé Alan
Textes kurdes - II

Memê Alan a pour les Kurdes  la valeur d'une épopée nationale. Du Kurd Dagh au lac d'Ourmia, il n'est personne qui n'en puisse chanter, bien ou mal, au moins quelques vers. Son aire d'expansion dépasse même les frontières du Kurdistan, et il en existe une adaptation arménienne, dont F. Macler a donné l'analyse. C'est seulement dans les régions ou l'on parle d'autres dialectes que le kurmancî (zaza, ou baba kurdî), que la légende cesse d'être répandue. Exceptionnellement, et pour des raisons de prestige, les princes de Botân avaient interdit à leurs sujets d'en faire le récit : Mir Ezîn de Djezir, il ne faut pas l'oublier, joue dans l'histoire de Mem un rôle peu sympathique. Ce n'est pas sans étonnement que, de nos jours, les. Botaniens voient un descendant de Bedir Xan, l'Emir Celadet, insister pour qu'on lui chante le poème. (...)


INTRODUCTION

Memê Alan a pour les Kurdes  la valeur d'une épopée nationale. Du Kurd Dagh au lac d'Ourmia, il n'est personne qui n'en puisse chanter, bien ou mal, au moins quelques vers. Son aire d'expansion dépasse même les frontières du Kurdistan, et il en existe une adaptation arménienne, dont F. Macler a donné l'analyse. C'est seulement dans les régions ou l'on parle d'autres dialectes que le kurmancî (zaza, ou baba kurdî), que la légende cesse d'être répandue. Exceptionnellement, et pour des raisons de prestige, les princes de Botân avaient interdit à leurs sujets d'en faire le récit : Mir Ezîn de Djezir, il ne faut pas l'oublier, joue dans l'histoire de Mem un rôle peu sympathique. Ce n'est pas sans étonnement que, de nos jours, les. Botaniens voient un descendant de Bedir Xan, l'Emir Celadet, insister pour qu'on lui chante le poème.

Au XVIIe siècle, lorsque Ehmedê Xanî tenta d'élever son kurmancî maternel au rang de langue littéraire, en composant une œuvre d'inspiration purement kurde, ce fut Memê Alan qu'il prit pour thème. Cependant, malgré la vogue qu'il connut dès sa publication, le mathnavî de Xanî ne parvint jamais à se substituer à la version populaire, transmise par les dengbêj (troubadours) illettrés, et c'est à peine si ces derniers modifièrent quelques épisodes du récit traditionnel, sous l'influence de l'adaptation savante. Nous nous trouvons donc en présence de deux poèmes indépendants, d'esprit, de style, et parfois de contenu entièrement différents, le Memê Alan des conteurs, et le Mem û Zîn dé Xanî.

La légende de Memê Alan est depuis longtemps connue du public européen. Dès 1890, A. Socin en donnait une première version ; depuis, A. von Le Coq (1903), Oscar Mann. (1906-9), et Hugo Makas (1926), en ont mis au jour plusieurs autres. Enfin, en 1936, un recueil paru à Erivan en révélait encore trois variantes. On trouvera plus loin les indications bibliographiques relatives à tous ces travaux.

Il pouvait donc sembler superflu d'ajouter un nouveau titre à cette liste déjà longue.. Pourtant, un rapide examen des éditions citées plus -haut montre qu'aucune n'est satisfaisante. Le poème de Socin est trop abrégé, et comporte des lacunes. H. Makas recueillit le sien de la bouche d'un- Mardiniote, et ce n'est qu'in mauvais résumé. Les trois versions que contient l'anthologie d'Erivan ont été dictées par des Arméniens ; la langue en est mauvaise. La plus cohérente est celle que l'on trouve dans la Mundart der Mukri Kürden de O. Mann, niais elle présente aussi des défectuosités.

Obtenir un bon texte d'une légende kurde est une tâche délicate. L'art des dengbêj est en pleine décadence. Ceux qui, de nos jours, se parent de ce titre ne sont que des aviateurs au répertoire fragmentaire, et non plus comme naguère, des chanteurs de métier, attachés à la personne d'un prince ou' d'un chef, et possédant â fond la plupart des épopées, capables, en outre, d'improviser pour remédier aux défaillances de leur mémoire. Une vingtaine d'informateurs, au moins, m'ont récité ce qu'ils savaient de Memê Alan. La plupart n'en connaissaient que les épisodes les plus saillants ; quelques uns résumaient en prose les passages secondaires, nais aucun ne put jamais ive fournir un tout irréprochable. Le seul moyen d'établir une version définitive et sans fissures était donc de combiner entre elles plusieurs variantes. C'est ce qui a été fait. Le tableau comparatif qui suit. (cf. ci-dessous, p. VIII-XIII) montre que, dans l'ensemble, le résultat est satisfaisant.

Le poème dicté par Mîşo, et que l'Emir Celadet Bedir Xan a bien voulu mettre à ma disposition, a été- pris comme texte de base. A titre subsidiaire, j'ai utilisé celui de. Sebrî, à qui je dois déjà les contes publiés dans le premier volume de cette collection. Enfin, l'épisode de la Partie d'Echecs, généralement si mal connu, a été publié à mon intention dans la revue Hawar (n° 36), par un ami qui signe Stranvan, le Chansonnier. Je l'ai repris intégralement. Les sources du Memê Alan que l'on va lire sont donc les suivantes :

Mîşo : vers 70-287 ; 374-756 818-3091 ; 3219-fin.
Sebrî : 1-70; passage en prose de la page 8 ; 288-334; 360-373 ; 757-817.
Hawar : vers 3992-3218.

Mîşo tient son texte de son père, qui l'avait appris lui- même d'un Kurde de Behdînan. Notre chanteur vit actuellement à Meqtelê (Syrie). Il appartient à la tribu des Berazî du Sud. C'est dire que son dialecte, altéré à la suite de fréquents contacts avec des éléments arabes et turcs, n'est pas des meilleurs, ni son style, des plus purs. Cependant, bien que de valeur littéraire moyenne, la variante qu'il nous a transmise est la plus étoffée et la plus complète de toutes celles que l'on peut actuellement recueillir en Syrie. Pour cette raison, on l'a préférée aux autres; des emprunts aussi larges que possible ont été faits à la version de Sebrî, dont la langue est meilleure. Quant au fragment de la Partie d'Echecs, il provient de cette région, géographiquement si mal définie que les Kurdes appellent Serhedan, les Confins, et qui comprend à la fois les zônes frontalières turco-iranienne et turco-russe. On remarquera que, dans cet épisode, le récit prend un tour plus vivant que partout ailleurs, et renferme ferme de réelles beautés. On ne peut que- regretter, malgré sa versification un peu défectueuse, de ne pas posséder dans son ensemble l'œuvre du dengbêj des Serhedan.

Avec Siyamedê Silîvî, Memê Alan est la seule épopée kurde où le merveilleux joue un rôle, et dont le sujet soit purement fabuleux, et non pas historique. En examinant le contenu de la légende, on est amené à se poser un certain nombre de questions dont la plupart doivent rester sans réponse, dans l'état actuel de notre documentation.

Si l'on recherche la date de la composition du poème, on est tout d'abord tenté de la situer à une époque relativement récente. Toutes les variantes que nous possédons, y compris celle de Xanî, s'accordent à nous présenter l'émir persécuteur de Mem sous le nom de Mîr Zeyn ed-Dîn (forme, populaire Zeydîn, ou Zengîn), fils de Mîr Ebdal, ou Evdal. Dans celle de Mîşo, seulement, il est appelé Mîr Ezîn (forme populaire de Ezz ed-Dîn), fils de Mîr Tacîn (Tâdj ed-Dîn). Le chapitre du Şerefname relatif aux princes de Botân cite deux Mîr Ebdal. Le premier était le petit fils de Khâled b. el Walîd, et reçut de son frère le fief de Fenek (Şerefname, éd. du Caire, p. 160). Il doit donc être écarté, puisqu'il ne régna jamais sur Djezir. Aucun détail n'est fourni au sujet du second, mais (p. 162-3), nous apprenons qu'il eut un fils nommé Mîr Ezz ed-Dîn, ou Mir Ezdîn, qui, en 796-1393, se rendit à Mardine pour offrir sa soumission à Timour. De retour dans ses états, il eut le tort d'accorder asile à un courrier kurde, coupable d'un détournement au préjudice du conquérant il se refusa à livrer le criminel. Par représailles, Timour saccagea la ville de Djezir. Ezdîn se réfugia à Eruh, ou il termina ses jours, se consacrant â des exercices de piété (cf. aussi Ẓefernāme, éd. Tauer, p. 149-50).

Deux siècles plus tard, un second Mîr Ezdîn, fils de Xan Ebdal usurpait le pouvoir, avec l'appui des malandrins de la ville, et faisait assassiner son frère Şeref. Il régnait encore en 1005-1596, date de la rédaction du Şerefname, soit cent ans juste avant la composition de Mem û Zîn. Par contre, les annales kurdes ne mentionnent aucun prince de Botan ayant porté le nom de Zeydîn.

Faut-il conclure que Mîşo a raison contre Ehmedê Xanî, et que l'émir de la légende doit être identifié avec l'un des deux Mîr Ezdîn dont la chronique nous a conservé le nom ? On pencherait alors pour le plus ancien, l'adversaire de Timour. Le pillage de Djezir par les Occidentaux, qui forme l'épilogue du poème, serait une réminiscence de l'expédition punitive organisée par le souverain mongol. Une telle hypothèse ne s'appuierait 'toutefois sur aucun argument solide. C’est seulement dans une variante que notre prince est appelé Mîr Ezîn, encore a-t-il pour père Mîr Tacîn, et Tron pas Mîr Ebdal. En outre, il y a de fortes probabilités pour qu'il se soit substitué â un héros plus ancien, même s'il incarne réellement un personnage historique. La transformation du Roi des Fées en Xidir, que l'on peut encore suivre à travers le texte actuel (cf. note du vers 32), fournit l'exemple d'une évolution analogue. On éprouve à chaque instant l'impression que la légende, Mlle qu'elle nous a été conservée, a subi des remaniements considérables, dont elle est sortie modernisée et islamisée.

Plus encore que celle de l'émir, la figure de Mente Alan est énigmatique. Si Mem constitue le diminutif le plus courant de Mohammad, Alan n'est pas un nom propre répandu au Kurdistan. Il n'est porté que par un clan des Swêsnî (région de Wezne-Serdeşt, cf. Encyclopédie de l'Islam, t. IV, p. 196¬7). Dans le domaine géographique, ce terme sert à désigner le pays compris entre Suleymaniye et Bane ; la rivière qui coule de Kalîfan à Ravandouz est aussi appelée Alûna, et Pline mentionne une peuplade Aluni résidant dans les mêmes parages.

Memê Alan nous est généralement présenté comme le neveu du chaykh des Qoraychites, et le roi d'une contrée mystérieuse, située très loin à l'Ouest, ayant pour capitale la Cité d'Occident. Il est vrai que la version d'O. Mann fait de lui le prince du Yemen, et que selon Xanî, il appartient, sans plus, à une famille noble de Botan ; mais ce sont là deux entorses infligées à la tradition la plus juste et la plus répandue. Lors- qu'on interroge les dengbêj sur la situation de la Cité d'Occi- dent, ils sont généralement incapables de donner une réponse. Seuls, quelques uns placent cette ville sur les rives du Golfe d'Alexandrette, dont ils ignorent par ailleurs la position exacte (cf. Hawar, n° 6, p. 10). Une indication à retenir : en même temps que prince d'Occident, Mem est roi des Kurdes, et se trouve être le suzerain de l'Emir de Botân, O. Mann (p. 105, trad.) Force est de reconnaître qu'aucun des faits qui viennent d'être relevés ne permet de formuler une hypothèse sur les origines du héros.

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Si l'on tente d'établir la filiation de la légende en recourant à des comparaisons avec d'autres récits orientaux, on ne trouve à s'appuyer que sur un texte de Charès de Mytilène déjà résumé par Christensen (op. cit., p. 136-7), et deux autres, de Tha‘âlîbî et de Firdousi, qui reproduisent en termes analogues une version très corrompue du conte rapporté par l'écrivain grec. Nous ne citerons ici que le récit de Charès, le plus important :

« Il y avait une fois deux frères, Hystaspès et son cadet Zariadrès. On prétend qu'ils étaient nés d’Aphrodithe et d'Adonis. Hystaspès gouvernait la Médie, ainsi que le pays en dessous, et Zariadrès, la région située au-dessus de la Porte Caspienne, jusqu'au Tanaïs. Or, au-delà de ce fleuve, le roi Homartès régnait sur les Marathes. Il avait une fille nommée Odatis.

Les chroniques rapportent qu'elle vit en songe Zariadrès, et qu'elle s'éprit de lui. De son côté, le jeune homme eut la même aventure. Ils tombèrent amoureux l'un de l'autre, et le restèrent tous deux, fidèles à leur rêve. Odatis était la plus belle femme de l'Asie. Zariadrès était beau, lui aussi.

Le prince envoya donc un messager à Homartès pour essayer d'obtenir la main de la jeune fille. Mais le Roi refusa : il n'avait pas d'enfant mâle, et voulait donner sa fille à l'un de ses proches. A quelque temps de là, il réunit, en vue du mariage, les princes de son royaume, ses amis, et ses parents; mais sans faire savoir à qui il accorderait sa fille. Quand on eut bien bu, il appela Odatis, et lui dit, en présence des convives : « Odatis, mon enfant, nous sommes en train de célébrer tes noces. Regarde donc autour de toi, examine tous les assistants, puis, prends une coupe d'or, emplis-la, et présente-la à celui que tu désires épouser. Tu seras sa femme. »

Elle considéra tous les assistants, puis se retira en pleurant. Elle désirait passionnément voir Zariadrès. Or, elle lui avait fait savoir que ses noces approchaient. Il campait alors au bord du Tanaïs. De nuit, à la dérobée, il quitta le camp, accompagné de son seul cocher. Il s'élança dans son char, et traversa beaucoup de pays, parcourant près de huit cents stades.

Arrivé près du bourg où se célébrait le mariage, il abandonna quelque part le véhicule avec son conducteur, et poursuivit seul son chemin, s'étant déguisé en Scythe. Il pénétra dans la maison et aperçut Odatis debout, face à l'assemblée des buveurs. Elle pleurait, tout en emplissant lentement la coupe. Il s'approcha d'elle, et lui dit : « Odatis, je suis venu, comme tu l'as demandé. Je suis Zariadrès. » Apercevant ce bel étranger qui ressemblait a l'homme qu'elle avait contemple en songe, la jeune fille, transportée de joie, lui présenta, la coupe. Il la prit, puis se dirigea vers son char, et s'enfuit, en enlevant Odatis.

Les serviteurs et les servantes qui étaient au courant de l'idylle firent mine de ne rien savoir. Le père de la jeune fille les interrogea, mais ils feignirent d'ignorer où le couple avait pu se rendre.

Les barbares qui habitent l'Asie racontent cette histoire, et la jugent éminemment digne d'envie. On peint des scènes de cette légende dans les temples, dans les palais, et même dans les demeures privées. Enfin, la plupart des princes donnent à leurs filles le none d'Odatis. »

En gros, le roman de Charès et notre légende sont bâtis sur le même thème, bien que le dénouement diffère. On établit, sans trop de peine, un parallèle entre Zariadrès et Mem (si le premier est fils d'Aphrodite et d'Adonis, la naissance du second s'accompagne aussi d'un miracle, et Boz, son cheval, est une bête fabuleuse, sortie des mers); Odatis (Hudata) et Zîn, Homartès et Mîr Ezîn ; le conducteur de char et Begli. Seuls, les personnages secondaires, comme le Roi des Fées, Beko et les Celalî font défaut dans le résumé grec, très sommaire, il est vrai. Cependant, nous retrouvons plusieurs d'entre eux dans le récit, considérablement déformé, que font Tha’âlibi et Firdousi des amours de Gechtasp (Hystaspès, qui a remplacé son frère) et de Ketayoûn, princesse de Byzance le batelier qui sert de guide au héros, en route pour la capitale des Rouets, joue, à peu de choses près, le même rôle que le Xidir de l'épopée kurde. Quant au paysan de noble extraction, qui héberge le prince et l'assiste de ses conseils, il rappelle le chef des Celalî.

Le texte de Charès suggère plusieurs remarques. Hystaspès n'est autre que Vishtâspa, et Zariadrès, Zarivari-Zarêr, tous deux fils de Lohrasp, suivant les traditions iraniennes (cf. Christensen, op. cit., p. 137). La légende est donc originaire de l'Iran Oriental, où régnait la famille de ces princes, et non pas de Médie, où le récit du voyageur grec situe arbitrairement leurs possessions. Christensen en conclut avec raison qu'un déplacement s'est opéré vers l'Ouest, analogue â celui qui affecte, à une certaine, époque le théâtre et les personnages de la plupart des mythes iraniens. Il n'y a donc aucune invraisemblance à supposer que cette évolution se soit poursuivie après l'adoption par les Kurdes , de ce conte, de tout temps populaire chez les « barbares qui habitent l'Asie », et que Zariadrès se soit peu à peu transformé en Roi d'Occident.

Un autre rapprochement s'impose: les frontières attribuées aux domaines de Zariadrès, les Portes Caspiennes (le Caucase) et le Tanaïs (le Don), furent effectivement, effectivement, à une époque postérieure, celles des territoires occupés par les Alains. Or le nom de cette peuplade (الان chez les écrivains orientaux) présente une analogie frappante avec celui de Memê Alan qui, comme on l'a vu, n'est pas kurde. Faire de notre roi des Kurdes un roi des Alains est une hypothèse hasardeuse, mais tentante. En effet, ces barbares entreprirent, sous les Sassanides, de nombreuses expéditions au Sud du Caucase, venant ainsi en contact avec les habitants du Zagros: le folklore arménien a conservé le souvenir de ces relations, dans la légende des amours d'Ardachès et de la princesse des Alains. L'histoire du peuplement du Kurdistan n'est pas encore faite, et l'on peut se demander si les Alan des Swêsnî ne descendent pas de guerriers alains que les hasards d'un raid auraient amenés à se fixer loin de leurs bases. On a déjà constaté, en pays kurde, des survivances plus surprenantes et plus anciennes.

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Si la légende de Memê Alan est issue, et cela paraît très vraisemblable, de celle de Zariadrès et d'Odatis, force est de reconnaître qu'elle s'écarte considérablement du thème primitif. Mais, transplanté dans un milieu nouveau, celui-ci devait nécessairement subir des altérations. Il a été kurdisé, et, plus tard, islamisé. Le récit débute dans la fabuleuse cité d'Occi¬dent, mais il a surtout pour cadre la ville kurde de Djezir, où règne Mîr Ezîn. Les caractères des personnages, l'ambiance dans laquelle ils vivent, leurs réactions, les coutumes qu'ils observent, leurs rapports sociaux sont autant de traits qui ne pouvaient demeurer immuables.

On observe d'ailleurs, qu'en bien des passages du récit, les habitants de Djezir sont jugés avec une extrême sévérité. Ils sont cupides (vers 922), médisants (vers 2305-6) ; lâches. (vers 3651), et l'on peut conclure avec B. Nikitine (op. cit., p. 7), que le poème émane d'un milieu qui leur est hostile. Il ne faut pas oublier que, selon une tradition rapportée par le Şerefname, les fondateurs de la dynastie locale des Azîzan étaient yezidis, et appartenaient à une secte particulièrement décriée. Mais, il y aurait peut-être un autre rapprochement à faire : les Kurdes répartissent d'ordinaire leurs tribus en deux grands groupes, les Mil et les Zîl (ou Silîv); celles du Botan sont Silîv dans leur ensemble. Memê Alan aurait-il il été  tout d'abord une légende mil ? La question mérité d'être posée, bien qu'impossible à résoudre, puisque nous ignorons tout de la signification des termes Mil et Zîl qui, de nos jours, ne recouvrent plus aucune réalité ethnique, politique ou sociale.

L'islamisation de Memê Alan s'est opérée, semble-t-il, surtout sous l'influence de Xanî. Le Mem du poète termine sa vie comme un saint, délivré de toutes attaches terrestres et martyr de l'amour mystique. Dans la version populaire, le héros meurt simplement victime d'une trahison, et ni ses aventures, ni sa vie ne comportent rien d'édifiant (cf. O. Mann), Pourtant, certaines variantes, comme celle de Mîşo, reprennent la thèse de Xanî : le songe de Mem dans son cachot, sa résignation devant la mort, qu'il appelle presque de tous ses vœux, malgré les prières de Zîn, sont autant de traits qui paraissent empruntés â Mem û Zîn. Il faut y voir aussi une tentative du dengbêj pour rendre sympathique un héros qui ne l'est guère. Enfin, partout, le personnage du roi des fées, trop païen, s'est transformé en celui d'un prophète musulman, Xidir. Seules, les trois filles de ce souverain fantastique continuent à tenir leur rôle primitif.

Le thème de Memê Alan a été, dans une certaine mesure, modernisé. Mem, roi des Kurdes, est aussi le neveu du Chaykh des Qoraychites : seule une telle ascendance convenait à un prince aussi illustre. On reconnait là une conséquence inattendue de la mode des fausses généalogies, qui sévit dans les cours kurdes, à l'époque où il était de bon ton pour les nobles de rattacher leurs familles à des souches arabes (cf. les généalogies du Şerefname). Une autre transformation intéressante est celle de Beglî, figure de plus en plus effacée dans les variantes modernes. Dans le récit de Charès, Zariadrès voyage avec son conducteur de char, ce compagnon indispensable de tout héros antique. Dans la version de O. Mann, Beglî suit encore Mem jusqu'à Djezir, mais sans prendre de part importante aux aventures de son maître. Chez Mîşo, le fidèle serviteur reste dans la Cité d'Occident, et ne réapparait qu'à la fin de l'histoire, pour venger son roi. Si le personnage de Beglî correspond à celui du cocher antique, la présence d'un tel figurant cesse d'être nécessaire aux côtés de Mem, qui se déplace à cheval.

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Le but de Xanî, lorsqu'il entreprit la rédaction de son Mem û Zîn, était double : écrire, ainsi qu'il l'explique lui-même dans des vers remarquables pour l'époque par le patriotisme qui les anime (p. 15-17), une œuvre kurde qui marquerait le début d'une littérature nouvelle et éveillerait une conscience nationale chez ses frères de race ; exalter l'amour mystique. Il déclare, au début de son poème :

Ev mîve, eger ne abdar e,
Kurmancî ye, ew qeder li kar e.
Si ce fruit manque de saveur,
Il est kurde et convient pour autant.  

Et, à la fin (p. 128)
Lîken, wê xerez ji guft û gûy
Meqsûd ji hindê cust û cûy,
Zahir kirina cemalê eşq e,
Sabin kirina kemali eşq e.
Mais la raison de ce discours,
Le but de cette recherche
Est de faire apparaître la beauté de l'Amour,
De confirmer la perfection de l'Amour.

Œuvre savante et parcourue d'un souffle religieux, le Mem û Zîn de Xanî, bâti sur le modèle des romans poétiques de Djâmî, ne pouvait qu'être très éloigné du Memê Alan populaire. Le tableau des pages VIII-XIII a déjà montré avec quelle liberté Xanî traîte son sujet: son récit s'écarte à chaque instant du thème exact de la légende. A plus forte raison, les caractères des divers personnages apparaîtront-ils comme tout à fait différents.

Mem n'est pas un héros sympathique, et nous avons déjà noté les efforts de Mîşo pour le réhabiliter : il lui fait sauver des flammes le fils de Sitî (vers 3025-27), et reconstruire le palais de Hesen (vers 3048 et ss.), il lui attribue enfin une mort édifiante. En réalité, Mem est égoïste, capricieux et cruel, en véritable potentat oriental. Son amour l'égare, il est vrai, et lui fait perdre la raison (vers 3312) mais, bien qu'il sache que Zîn est la fiancée de Çeko, il accepte, sans la moindre honte, l'aide que lui offrent les Celâlî (vers 1434-6). Il recourra au mensonge pour fausser compagnie à Mîr Ezîn, en pleine campagne, et rentrer à Djezir (vers 2612 et ss.). Incapable d'agir seul, il exploite sans cesse l'amitié que lui porte Hesen. Il manque de courage lorsqu'il doit affronter des difficultés (vers 3282 et ss.). Il est dûr pour ses inférieurs, (vers 417 et 3223), et n'hésite pas à se comporter grossièrement vis à vis de celle qu'il aime (rencontre à la Fontaine, vers 2227). On souhaiterait qu'il eût un cœur plus noble.

Le Mem de Xanî possède, au contraire, une âme très élevée, et sa conduite n'est jamais entachée de bassesse. La passion qui l'anime est toute platonique ; purifiée par l'adversité, elle cesse de s'adresser à Zîn et prend Dieu pour objet. Dans sa prison, Mem parvient â l'état mystique suprême. Lorsque son amie lui apporte sa grâce, il refuse la liberté qu'on lui offre, et meurt en prononçant de pieuses paroles.

Dans les deux variantes, populaire et savante, le caractère de Zîn reste le même. La princesse conserve, dans l'une comme dans l'autre, son type d'amoureuse timide, pieuse et douce. Chez Xanî, elle pardonne à Beko, sans qui ni elle ni Mem n'auraient gagné le Paradis. Dans le récit de Mîşo, elle empêche Hesen de venger le Roi des Kurdes en tuant Mir Ezîn.

A part l'émir, qui reste partout un prince à la fois crédule faible et despotique, une vraie marionnette entre les mains de Beko, les autres personnages ont infiniment plais de relief dans la version populaire que dans celle du poète.

Le Tacîn de Mem û Zîn tient à la fois du Hesen et du Beglî de Memê Alan, puisqu'il est présenté comme le frère juré de Mem, mais il manque d'énergie. Lorsque son ami est arrêté et jeté au cachot, il n'ose intervenir, bien que présent, et quand il se décide à le sauver, il fait demander sa grâce .avant de recourir à la force. A l'opposé, Hesen et ses frères, hospitaliers, généreux et violents sont des figures nettement campées, et bien distinctes les une des autres.

Hesen est l'image même de l'honneur. Inflexible dans son dévouement envers ses hôtes, fidèle, quoi qu'il advienne, à la parole donnée, il n'hésite ni à menacer de mort Çeko qui veut se parjurer, ni à sacrifier ses biens, et jusqu'à la vie de son fils, pour sauver Mem. Çeko, plus jeune et moins conscient de ses devoirs, est aussi plus humain : il ne parvient pas â réprimer un mouvement de révolte lorsqu'il apprend qu'il doit renoncer à sa fiancée. Il ne se résigne que difficilement à le faire, mais, une fois sa décision prise, il ne dévie plus du droit chemin. Quant à Qeretacîn, le cadet, il se distingue par une soumission aveugle aux ordres de son aîné. Sur un signe de ce dernier. Sans murmurer, il tire le sabre contre Çeko.

Sitî, à laquelle Xanî n'accorde qu'un rôle très épisodique, est une maîtresse femme, dans la légende. Epouse de chef, elle prend elle-même des décisions importantes en l'absence de son mari. Elle obéit aveuglément à Hesen, quand il s'agit d'aider Mem, mais accable les Celalî de reproches lorsqu'elle juge qu'ils manquent à leurs devoirs.

Le Beko de Xanî est tout aussi différent de celui du dengbêj. Il abandonne sa robe d'enchanteur pour une livrée de portier. Il n'agit plus sous l'empire d'une haine dramatique, mais parce que pieusement dévoué aux desseins de la Providence, qui l’a choisi pour être l'instrument de la perte des amants en ce monde, et celui de leur salut dans l'autre. A l'épilogue, nous le retrouvons en Paradis, récompensé comme il se doit d'une trahison métaphysiquement méritoire. Beko le Diable est devenu Beko le saint ; on ne reconnait plus en lui le misérable qui s'acharne contre Mem et contre Zîn, les séparant jusque dans la tombe.


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Mem û Zin et Memê Alan diffèrent, autant que par leur contenu respectif, par la forme et par le style.

L'œuvre de Xanî est classique, c'est à dire influencée par la Perse ; l'auteur a adopté la prosodie arabo-iranienne il emprunte la plupart de ses comparaisons au répertoire de poètes comme Nezâmî ou Djâmî. S'il emploie parfois des images courantes chez les dengbêj, il les accole presque toujours à des métaphores persanes :

Sîmîn beden û semen ezaran,
Sêv in deqen û memik hinaran.
Le corps d'argent, de jasmin les joues ;
Le menton est une pomme ; les seins sont des grenades.

Le vocabulaire de Xanî est, autant que son style, pénétré d'iranisme. Les mots persans et arabes iranisés y abondent. Souvent même, les vocables kurdes reçoivent la forme persane : xûn, pour xwîn ; şeb, pour şev ; sîmîn, pour zîvîn, etc.

On chercherait vainement la trace d'une métrique quelconque dans Memê Alan, ainsi, d'ailleurs, que dans les autres compositions des dengbêj. Les théories formulées par Socin sont fausses, du moins en ce qui concerne la poésie kurde populaire. Dans les chansons de danse, le vers est rimé, et sa structure est commandée, non pas par, la quantité, mais par le nombre des syllabes ; dans les ballades et dans les épopées, on ne trouve plus de vers, à proprement parler, mais des versets assonancés, dont la longueur est variable, et déterminée uniquement par le souffle de l'improvisateur qui les chante. D'ailleurs, celui-ci prend souvent la liberté de raconter certains épisodes en prose, lorsqu'il est las, ou quand la mémoire lui fait défaut. Notons encore que les refrains de danse et les ballades comportent des airs dont le rythme et les nuances peuvent varier à chaque vers, tandis que les légendes épiques sont, plutôt que chantées, récitées sur un mode rapide et monotone, la première syllabe de l'assonance étant souvent seule à trancher sur le reste. Ainsi, l'air de Memê Alan est approximativement le suivant, pour la presque totalité du poème : sol, sol, sol... la, sol.

Les assonances sont, pour la plupart, en -ane ; elles s'obtiennent en ajoutant un « e » à la terminaison -an du pluriel, de certains verbes ou d'autres mots. Au besoin, on a recours à des licences poétiques (par exemple, emploi du pluriel pour le singulier). Dans quelques passages, généralement des tirades qui demandent à être mises en relief, on rencontre des rimes plus rares. Voici la liste de celles que l'on trouve dans notre version. Ce tableau ne se rapporte qu'aux parties du texte dires à Sebrî et à Mîşo. En effet, l'épisode de la Partie d'Echecs se présente sous une forme assez déconcertante, et qui ne peut-être dire qu'à une mauvaise notation.


— alî  : vers 1813-16.
— ame : vers 1988-92.
— at : vers 3390-93.
— aye : vers 2227-30.
— ene : vers 2151-53.
— emo : vers 810-12.,
— era : vers 2282-84.
— ere : vers 2098-91.
— êre : vers 2112-14, 3383-89.
— êye : vers .1834-36.
— iya : vers 2085-88.
— îne : vers 848-51, 889-94, 1581-88, 1888-93.
— înim : vers 898-901, 1480-84, 1498-1506, 1521-28, 1545-53, 1564-74, 1602-1606, 1862-63, 1874-77, 1894-99, 1928-31, 1941-55, 2239-47.
— înin : vers 1206-8, 1637-47, 1857=61 1916-22, 3531-36.
— înî  : vers 542-56, 844-47, 983-87,1719-21, 2134 50, 2173-88, 3446-52.
— oro : vers 1885-7.

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Il conviendrait, pour terminer cette introduction de donner un aperçu sur le style de Memê Alan. Il diffère peu de celui des autres épopées kurdes, et la lecture du texte supplée¬ra facilement à cette lacune. Cette collection doit se terminer par une étude détaillée sur la littérature kurde, populaire et savante, et il est inutile d'encombrer de redites l'avant-propos de chaque volume.

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Le panorama qui sert de frontispice à cet ouvrage représente la boucle du Tigre, et la ville de Djezir, la Djazîrat Ibn 'Omar des Arabes, la Gazarta d'Kardou des Anciens. Elle fut, jusqu'en 1848, gouvernée par la dynastie des Azîzan, d'origine yezidie et arabe (le fondateur en serait un descendant de Khalid Ibn el Walîd), suivant certaines tradition, et issue d'un clan des Heyderan, selon d'autres. A une époque plus ancienne, elle se trouva placée sous la suzeraineté des Merwânides, puis sous celle des Zengides. Jusqu'au Xe siècle de notre ère, elle demeura le port fluvial de l'Arménie, el connut une extraordinaire prospérité commerciale. Ruinée, par la suite, elle ne conserva un peu de son faste que comme capitale de principauté kurde.

La ville est bâtie sur une île entourée, au N. E., par un bras du Tigre, ailleurs, par un canal peut-être artificiel, et dont on ne distingue, sur la photographie, que la partie occidentale et le début de la branche orientale. A l'extrémité de la pointe septentrionale de la cité, on peut reconnaître les ruines de Burca Belek, château des émirs. Les dimensions de l'enceinte —aujourd'hui beaucoup trop vaste, de nombreux quartiers ayant disparu— donnent une idée de l'importance de Djézir à une époque plus ancienne.




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