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De La (De)negation à la Retrouvaille de l’Identité Ethnique


Auteur :
Éditeur : ULP – Stasbourg I Date & Lieu : 1994-01-01, Stasbourg
Préface : Pages : 82
Traduction : ISBN :
Langue : FrançaisFormat : 210 x 295mm
Code FIKP : Liv. Fre. Gen. Tur. Den. N° 727Thème : Thèses

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Table des Matières Introduction Identité PDF
De La (De)negation à la Retrouvaille de l’Identité Ethnique

De La (De)negation à la Retrouvaille de l’Identité Ethnique

Osman Turan


ULP – Stasbourg I


Les Kurdes sont l’un des peuples les plus anciens du Proche-Orient dont le problème reste irrésolu, voire peu connu. Malgré ses origines et son histoire ancienne (leurs ancêtres sont les Mêdes, “peuple biblique”), le peuple kurde se trouve aujourd’hui devant une dichotomie : exister ou disparaître.
Chaque partie du Kurdistan est occupée par des États différents. Chaque État a imposé ses modes de vie, culturels, sociaux, linguistiques, socio-éducatifs et religieux. Le fait de ne pas avoir une unité nationale et territoriale ...



INTRODUCTION

Repenser le socio-politique et les incidences de la négation du sujet sur le psychisme, ainsi pourrait être intitulé ce travail. Notre recherche ne concerne que la population issue de la partie du Kurdistan de Turquie.
La Turquie (au sens du principe de l’Etat-Nation) est un pays multi-ethnique (Kurdes, Arabes, Lazs, Tcherkeses, Arméniens, Grecs, Juifs, Chaldéens ...) et multi-linguistique. Mais les aspects de la différence ethnico-linguistique ne sont pas reconnus. Sur le plan constitutionnel de la République de Turquie, une seule langue est officiellement reconnue : la langue turque. Elle est considérée comme la langue de tous les “Turcs”, telle qu’il est précisé dans le premier article de la Constitution : ‘‘Tous ceux qui vivent sur le territoire de ‘T entente nationale” (Misakî-milli), sont Turcs et la Turquie est une et indivisible.” Dans toutes les institutions, l’usage des langues des ethnies est interdit. La langue turque est la seule enseignée.

En latin, “Institution” signifie : disposition, arrangement, de “Instituere” : disposer, établir, fonder. Avant tout, le but d’une institution c’est d’instaurer quelque chose, d’instituer et de transmettre. Elle donne un commencement, une origine. Sa fonction est de maintenir la stabilité, la durée, et d’assurer la transmission des lois, des règles qui ont une influence sur la vie sociale et psychique. Selon Max Weber¹. la spécificité de l’institution, c’est qu’elle se fonde sur un savoir, une loi considérée comme une vérité qui doit être intériorisée en tant qu’idéal institutionnel.
L’interdit devient l’élément fondamental. L’institution s’origine autour d’une personne considérée le père. D’autre part, les institutions forment et produisent des identités, imposent des contraintes. Ces caractéristiques sont celles des institutions dites de conditions “normales”. Dans le cas où l’interdit n’a pour unique but que l’interdiction et que celle-ci devient la négation du sujet, l’institution prend alors la forme du tiers persécuteur.
La position du tiers qu’occupe l’institution prépare ‘‘une case pour chacun" ; le sujet n’est reconnu qu’à travers des limites institutionnelles et a une fonction de réparateur en cas de conflit et de reconnaissance de la place de l’autre.

Que signifie l’institution turque pour le sujet kurde ? L’institution turque fonctionne pour le sujet kurde comme un lieu de non-lieu, c’est-à-dire qu’à partir du moment où un Kurde y rentre, il signe sa propre négation. Toutefois, un Kurde peut occuper une fonction importante dans l’État à condition qu’il se dise turc, et qu’il accepte d’être un janissaire au sens véritable du terme. En l’occurrence, l’institution a pour but de phagocyter toutes les expressions kurdes, en imposant l’image idéale du Turc tout-puissant. Dès que cette image est intériorisée, chaque Kurde vit sa propre négation.

Le fonctionnement des institutions turques (armée, école, mosquée) est basé sur un “projet génocidaire”, en commençant par les Arméniens, les Grecs, puis les Kurdes. Nous entendons le génocide dans deux sens : le génocide blanc qui consiste en l’assimilation, la négation, l’humiliation, le mépris inculqués afin que le sujet nie son identité pour devenir “un bon Turc”, à l’instar des janissaires, et le génocide proprement dit. Quel qu’en soit le sens, le projet génocidaire est l’accomplissement de ce qui est prévu par le système de pensée et le mythe qui est le fondateur de l’institution. Ce projet génocidaire en question est décrit et défini par Hélène Piralian avec plus de précision : “... Il semble qu’une des caractéristiques du projet génocidaire soit de tenter de délier un groupe humain de la communauté des autres humains et ainsi le rendre “inhumain”, c’est-à-dire privé du lien symbolique qui permet de communiquer avec les autres hommes.”'¹ Les lois qui régissent les institutions turques transmettent et assurent la négation de l’existence kurde. Par l’assimilation, elles tentent de faire disparaître la mémoire collective. Priver un peuple de sa mémoire collective n’est-il pas un génocide ? Sur le plan psychique, c’est “mettre en place un déni qui vient comme destruction de la mémoire doubler la destruction réelle d’une destruction symbolique ...”¹ ² ³ Le déni de l’être kurde est consolidé dans toutes les institutions et tous les moyens politico-militaires sont permis. Le rapport du sujet kurde aux institutions n’est pas le rapport du citoyen à l’État de droit, mais un rapport de celui qui est “forcé à être turc”. Le processus d’acculturation et de destruction de l’identité kurde, créent une situation quasi psychotisante car le rapport entre les générations est marqué par ce processus : l’individu devient étranger à lui-même et à sa famille. H est mis dans la position de celui qui est aliéné. Cette aliénation consiste à bloquer les canaux de la transmission et de la continuité psychique entre les générations. Freud décrit ce phénomène de la continuité psychique : "Si les processus psychiques d’une génération ne se transmettaient pas à une autre, ne se continuaient pas dans une autre, chacune serait obligée de recommencer son apprentissage de la vie."4
La confrontation des enfants kurdes à la langue turque lors de leur scolarité constitue un moment important, parce que la scolarité met en place l’application de l’idéologie officielle fondée sur la théorie du Soleil-Langue, qui est le fondement de l’anthropologie turque. Le mouvement des Jeunes Turcs et le Kémalisme ont créé une idéologie anthropologique qui a considéré que les Turcs sont faits de lumière (Soleil) et que toutes les langues sont dérivées du turc. Donc tous les peuples seraient d’origine turque. Le but de cette idéologie est de turquiser tout le monde, en induisant aux élèves la honte, l’humiliation. Toutes les phrases dénigrant l’image du Kurde induisent le complexe d’infériorité aux élèves kurdes. La scolarité est la tentative de janissarisation des enfants kurdes, de la destruction de l’univers symbolique et de dénigrement de l’image du père. Au fur et à mesure de leur scolarité, les enfants kurdes deviennent et se sentent “turcs”. A force de répétitions, et pour éviter la souffrance, le mécanisme de refoulement s’opère et les enfants commencent à (dé)nier l’identité ethnique.

Depuis bientôt une dizaine d’années, le mouvement de la libération du Kurdistan offre des modèles identificatoires (la figure des héros, des martyres ...) qui semblent jouer un rôle actif dans le processus de la conscientisation et en vue de reconquérir l’héritage ancestral piétiné par l’État. Aujourd’hui, les Kurdes luttent pour la reconnaissance des droits nationaux : culturels, linguistiques et identitaires. La répression continue dans une totale méconnaissance, les assassinats des journalistes et des intellectuels kurdes sont devenus banaux. Depuis une décennie, le discours autour de la figure de martyres et de “l’identité patriotique” domine la pensée kurde. C’est l’émergence d’un nouveau discours qui organise la mémoire collective autour du corps et du martyre. Penser au martyre, c’est une autre manière de prendre conscience de son corps marqué par l’identité ethnique.

Notre travail ne se veut pas quantitatif mais qualitatif. A travers un nombre limité d’entretiens, nous avons voulu interroger le passé et, plus précisément, la première confrontation de nos sujets à la scolarité, aux institutions, ainsi qu’à une langue étrangère, à savoir la langue turque. Nous ne manquerons pas de repérer les paroles des parents adressées aux enfants et les paroles des instituteurs qui se substituent au discours des parents. Au cours de notre travail, nous essayerons de dégager la perception et la représentation que nos sujets ont de leurs parents et des instituteurs.

La situation dans laquelle vivent les Kurdes nous a amenés à nous poser un certain nombre de questions qui nous paraissaient importantes. L’identité est-elle perçue d’emblée ou est-elle une construction ? Si l’interdit de la langue et de l’identité kurde vise à nier l’être kurde en le canalisant dans un processus de le (dé)négation, comment la prise de conscience est-elle alors possible ? Quels sont les événements majeurs qui contribuent à la prise de conscience, au passage de la (dé)négation à la retrouvaille de l’identité ethnique dans la vie de chaque sujet interviewé ?

Pour pouvoir répondre à cette problématique, nous avons adopté l’approche pluridisciplinaire. Notre travail touche à la sociologie, à l’anthropologie, à l’éducation et aux données de la clinique psychanalytique. La théorie psychanalytique est un outil privilégié qui constitue le pôle psychologique de notre travail. Tenter d’inscrire la problématique dans une perspective psycho-historique permet de mieux comprendre car : “ ... moins nous connaissons du passé et du présent, plus notre jugement sur le futur est forcément incertain.”5 Ceci explique le choix du premier chapitre consacré à l’exposé de l’histoire, de l’anthropologie turque et du discours institutionnel sur l’identité kurde. Dans le deuxième chapitre, nous avons exposé la méthodologie adoptée. Pour trouver des réponses relativement adéquates à nos questionnements, l’analyse des entretiens s’avérait nécessaire afin de pouvoir saisir le vécu scolaire, la représentation des images parentales et des identités, d’où le troisième chapitre. Au cours de notre recherche, le trauma a surgi comme une surprise et il nous est apparu comme un moment psychologique clé dans la vie de chaque sujet, par lequel s’effectue l’opération de la prise de conscience de l’identité ethnique.
L’intérêt du quatrième chapitre est de montrer que le passage de la (dé)négation à la retrouvaille de l’identité ethnique n’est devenu possible que par le traumatisme psychique, qui est aussi le moment de l’émergence du sujet et de sa rencontre avec l’archéologie des signifiants ensevelis.

¹ in Essais sur la théorie de la science
² Hélène Piralian, in Dialogue, Recherches cliniques et sociologiques sur le couple et la famille, 1992,2e trimestre, p. 112.
³ idem
4 Sigmund Freud, in Totem et Tabou, p. 181.
5 Sigmund Freud, in L’avenir d'une illusion, p. 7.

Chapitre I

Histoire

A. Présentation

Les Kurdes sont l’un des peuples les plus anciens du Proche-Orient dont le problème reste irrésolu, voire peu connu. Malgré ses origines et son histoire ancienne (leurs ancêtres sont les Mêdes, “peuple biblique”), le peuple kurde se trouve aujourd’hui devant une dichotomie : exister ou disparaître.

Chaque partie du Kurdistan est occupée par des États différents. Chaque État a imposé ses modes de vie, culturels, sociaux, linguistiques, socio-éducatifs et religieux. Le fait de ne pas avoir une unité nationale et territoriale entre les quatre parties du Kurdistan a créé une sorte de différence due à la domination. Cette différence entre les quatre parties réside dans l’évolution des dialectes, des confessions, de l’organisation sociale et institutionnelle. Par exemple, en Syrie et en Irak, ce sont la langue et les coutumes des institutions arabes qui ont été imposées. En Iran, c’est la langue, persane et l’idéologie chiite qui prédominent. Enfin, en Turquie, la langue et les lois de l’État sont en vigueur dans tout le territoire du Kurdistan. Parmi tous ces Etats, la Turquie est le seul qui a interdit l’usage de la langue et tout ce qui a trait à la culture kurde. Selon la constitution de la Turquie républicaine et “moderne”, il n’y a pas d’ethnie ou de peuple “kurde” : ‘‘Tous ceux qui vivent dans les frontières nationales (Misakî-millî) sont des Turcs.”

Compte tenu des circonstances et de la complexité du problème, nous essayerons d’étudier l’évolution historique, sociale, et le processus éducatif au Kurdistan sous la domination turque. Pour bien comprendre cela, il est nécessaire d’aborder les fonctions institutionnelles et le discours qui gère celles-ci dans la politique assimilationniste contre les Kurdes.

B.  Des opinions différentes sur l’origine des Kurdes

Des thèses les plus diverses concernant l’histoire des Kurdes circulent. Ainsi, pour l’allemand W. Scheeffer, leur origine se situerait dans le nord de l’Allemagne. De là, ils auraient émigré vers l’Est. Pour d’autres, ils seraient les descendants des Mêdes installés vers 3000 av. JC dans la région du sud de la Russie jusqu’au nord de l’Allemagne. Ces thèses visent à montrer qu’ils seraient partis d’Europe.

Certains arabes prétendent qu’ils seraient partis vers 4000-3000 av. JC de l’Afrique du Nord et seraient remontés par l’Egypte et la Syrie vers la Mésopotamie (en kurde “mezra” : plaine, “bot” : fleuve, ce qui signifie le plateau entre les deux fleuves).

Pour les historiens de l’Islam, l’ancêtre des Kurdes serait l’Arabe, Rabia bin Naza bin Mâd, qui dominait la région de Diyarbekir. A la suite de l’effondrement du barrage de Merep, ils se seraient réfugiés dans les montagnes où, au contact d’autres populations, ils auraient oublié l’arabe.
Pour d’autres encore, les Kurdes seraient issus soit de l’union des djins avec les filles d’Eve, soit de l’union de jeunes esclaves et du démon Djassad chassés par Salomon.

Salmanî Farsinin pense que les Kurdes sont une tribu persane qui aurait fui le tyran Dahaq (Zohhaq) et dont la langue est un dialecte persan.
Les théoriciens turcs ne se posent pas de telles questions. Les Kurdes sont des Turcs d’Ouguz ou une tribu dégénérée. En 1930, Mahmut Esat, Ministre de la Justice, dans un discours rapporté dans le journal Milliyet : "Le Turc est l’unique propriétaire et l’unique seigneur de ce pays. Ceux qui ne sont pas pur-sang turc n’ont qu’un seul droit : le droit d’être serveur et esclave.”
…..




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