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INTRODUCTION
Dans un premier temps, il nous semble nécessaire, avant même d'exposer le sujet, d'expliquer ce qui l'a justifié. Dans le cadre des relations internationales, effectuer des recherches sur un homme comme Mustafa Barzani permet d'avoir une idée plus précise sur des éléments politiques de la période contemporaine. Sa personnalité est encore peu connue de nos jours, et son action politique proprement dite aussi bien que ses rapports avec ses contemporains sont encore à préciser. Une étude de ce genre donne également un aperçu d'une région qui, a de nombreux égards, reste particulièrement sensible et met aux prises nombre d'acteurs politiques de dimension régionale ou internationale. Enfin se pencher sur la vie d'un homme qui a incarné de façon très directe les aspirations nationalistes d'un peuple, en l'occurrence le peuple kurde, dévoile d'une certaine façon l'évolution d'un mouvement nationaliste dans cette région du monde durant le XXème siècle. Pour toutes ces raisons, Barzani représente les liens entre tous ces éléments en tant que leader d'un mouvement qui a fait évaluer le vocabulaire : on est passé de l'idée de "révoltes kurdes" à celle de "question kurde". Barzani est en effet le seul symbole à ce jour du nationalisme kurde à l'étranger, et ceci depuis un demi-siècle, et il reste considéré comme la menace principale envers l'unité nationale des quatre pays les plus importants au Moyen Orient : l'Irak, l'Iran, la Turquie et la Syrie. A ce titre, Barzani incarne la prépondérance du problème kurde dans la politique de ces quatre pays et, à travers eux, des plus grandes puissances influentes dans la région ; toute l'évolution politique de ces puissants voisins se juge la plupart du temps par rapport aux orientations de Barzani, et, à travers lui, des revendications kurdes.
En tant que figure emblématique, il ne peut que représenter un élément dangereux pour toutes ces puissances tant par les aspirations à l'indépendance de son mouvement que par les changements territoriaux et politiques régionaux qu'il suscite, et surtout parce qu'il rassemble les différentes factions kurdes, parfois antagonistes, disséminées dans les pays concernés et divisées idéologiquement. Barzani, parce qu'il est le symbole du mouvement nationaliste kurde et d'un espoir d'unité nationale kurde, apparait aux yeux des Etats touchés par le problème kurde, comme une menace fondamentale à leur viabilité économique et à leur stabilité étatique. Au cœur de cet enjeu géopolitique se situe les questions du pétrole et de l'eau : le sous-sol du Kurdistan représente 10% des réserves mondiales de pétrole et plus significatif encore, il constitue un tiers des réserves iraniennes, 80% pour l'Irak et la quasi-totalité en ce qui concerne la Syrie et la Turquie. Quant aux réserves hydrographiques, les deux grands fleuves que sont le Tigre et l'Euphrate traversent une grande partie du territoire kurde. Si l'on ajoute à cela la présence de nombreux minerais et métaux dont l'uranium, il est facile d'imaginer l'enjeu stratégique que représente l'ensemble de ces territoires kurdes.
Dans ce contexte, l'émergence d'un leader nationaliste comme Barzani a constitué la première tentative d'envergure qui consistait à internationaliser la question kurde et cela en heurtant aussi bien les puissances régionales que les intérêts occidentaux et soviétiques.
Ne serait-ce que par ces seuls aspects, l'étude biographique de Mustafa Barzani nous plonge au centre de l'histoire contemporaine kurde et au cœur des relations internationales dans cette région du monde. Cette étude, qui peut encore s'appuyer sur des témoignages directs, mais de plus en plus rares, offre encore d'innombrables champs de recherche. Des périodes entières de la vie de Barzani sont mal ou peu connues, beaucoup de sources restent inexploitées. L'angle biographique de cette étude peut s'avérer donc particulièrement intéressant.
L'importance de Mustafa Barzani se mesure également par la longévité de son action : d'une part en tant que leader politique pendant près d'un demi-siècle, d'autre part parce que son mouvement a été jusqu'alors celui qui a duré le plus longtemps. Ainsi son mouvement est-il perçu comme un facteur d'unité et de stabilité au sein de la société kurde. Par son héritage, son action politique sur le contexte internationale d'aujourd'hui, ce personnage a donc influé sur les relations régionales, et plus largement sur celles mettant en jeu les autres puissances.
D'un point de vue méthodologique, il nous a été possible d'avoir accès aux sources existantes dans les principales langues du Moyen-Orient, à côté de sources importantes en anglais, russe ou français. Nos contacts personnels et culturels auprès de la communauté kurde ont également permis de recueillir des témoignages pouvant contribuer à ce type de travail. Le but ici est de tenter, sous la forme biographique et dans un souci de recherche historique, d'éviter l'écueil des considérations partisanes, de l'apologie ou la diffamation systématique. Pour illustrer ce propos, il a été jugé utile de présenter cette étude dans un cadre chronologique.
Il faut tout d'abord situer l'émergence de l'homme dans son contexte historique, à travers ses origines, sa formation de base et ses premières actions politiques. Cette période, close au lendemain du second conflit mondial, couvre les années de formation militaire et l'émergence de Barzani en tant que chef de guerre. Dans un deuxième volet, il est question de son accession au pouvoir politique et militaire dans le cadre de l'éphémère République kurde et des années d'exil, qui, de l'Iran à l'Union Soviétique, constituent les moments où ses responsabilités de chef du mouvement nationaliste font de lui le principal dirigeant kurde. La fin de son exil soviétique, en 1958, marque le début de son statut de "héros national" et de représentant incontestable et unique de la cause kurde, aux yeux de ses ennemis comme de son peuple. A partir des années soixante-dix, cette nouvelle dimension l'impose comme le porte-parole des Kurdes pour la communauté internationale et comme interlocuteur essentiel des différents opposants internes ou externes à son mouvement.
Première Partie
L'émergence d’un chef kurde à la
faveur de l’effondrement de
l’Empire ottoman
a) Le Kurdistan : un héritage complexe
Au cours du dix-neuvième siècle, la complexité de la situation kurde s'accroît. Celle-ci devient un élément incontournable pour apprécier l'action de Mustafa Barzani. Un bref aperçu de l'histoire du Kurdistan n'est pas moins nécessaire pour comprendre les enjeux depuis longtemps sous-jacents dans cette région du monde. Le Kurdistan signifie tout d'abord "le pays des Kurdes". Ce nom, qui a une dimension à la fois historique et géographique, n'est pourtant pas celui d'un État tel qu'il peut être défini dans le droit international moderne, c'est à dire une entité indépendante et souveraine délimitée par des frontières internationalement reconnues. Les Kurdes sont un peuple millénaire d'origine indo-européenne¹ qui vit dans une région montagneuse située entre la Mer Noire au nord, le plateau iranien à l'est, et le Golfe Persique au sud. Leur langue, leur culture et leur histoire sont distinctes de celles de leurs voisins arabes, turcs et persans. Avant de devenir majoritairement musulmans au septième siècle, ils étaient de religion zoroastrienne et chrétienne. Jusqu'au partage du Kurdistan entre les deux empires ottoman et safavide en 1639, les Kurdes connurent plusieurs dynasties et principautés indépendantes. Au dix-neuvième siècle le Kurdistan devient le champ de batailles des guerres perso-russes et turco-perses. Trois conflits opposent les Ottomans aux Russes, en 1829, de 1854 à 1856 et en 1877. Les traités de San Stefano en 1877 et de Berlin en 1878 modifient les frontières du Kurdistan en faveur de la Russie tsariste.
Au cours du siècle dernier, soucieuse de contrôler le mieux possible ses possessions, comme de centraliser davantage son empire en décadence et menacé, la "Sublime Porte" cherche donc à …
1 Sur les origines kurdes, voir Nitkine Basil, les Kurdes, édition d'Aujourd'hui, Var, 1956, pp.1-23.
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