Prologue
La Mésopotamie- le pays blotti entre les deux fleuves, le Tigre et l'Euphrate- engendra une brillante civilisation de briques, de temples et de palais. Terre de limon et d'argile où coulaient l'huile, la bière et le miel, elle vit naître le village puis la ville, l'écriture, le droit, les arts et les techniques, l'astrologie. D'invasions en conquêtes, elle connut une histoire longue, mouvementée.
Après la Première Guerre mondiale, qui consacra le démembrement de l'empire ottoman, un nouvel État fut crée par les Alliés, l'Irak.
Établie de longue date à Sanate, un village chrétien, assyro-chaldéen, perdu dans les montagnes du Kurdistan irakien, une famille vécut ces bouleversements politiques, économiques. Elle porta témoignage sur son temps et transmit en héritage, au fil de trois générations, les événements nationaux et locaux, les nouvelles sensationnelles qui l'avaient marquée et qui courent sur plus d'un siècle, de 1830 à 1976.
Pour moi, l'un des derniers témoins de cette histoire, l'aventure côtoie souvent la tragédie et le rêve, la réalité.
Je me tourne vers le temps jadis. Je retrouve le bleu lapis-lazuli du firmament. Sanate, mon village, s'accroche au flanc de la montagne, entre ciel et terre. Il m'attend avec ses maisons de pierres, aux toits superposés.
Je flâne dans les ruelles sinueuses, je longe la forge, la menuiserie, et les épiceries où je m'attardais enfant. À côté, les mûriers m'offrent leurs fruits noirs, roses et blancs. Les sources chantent.
En haut du village, voici ma demeure, pudique et tranquille. L'étable occupe le rez-de-chaussée. Je monte à l'étage, où le foyer en fer à cheval, appelé kanuna, sommeille sur le palier. Je pénètre dans la vaste salle, au sol de terre battue, aux murs chaulés. J'aperçois les grands lits en peuplier, qui longent le mur du fond, orné d'images pieuses. J'y dormais autrefois, bercé de contes.
Je grimpe sur la terrasse, contemple la montagne, en face, toujours coiffée d'une soyeuse calotte de neige qui resplendit sous le soleil. La Néhra, jolie rivière d'argent, ondule au pied du village, entre les pierres séculaires ; elle est bordée de magnifiques jardins plantés de noyers, de micocouliers, de figuiers, de grenadiers, et de tous les arbres du paradis.
Est-ce le vent qui m'apporte ces bruits familiers, le cri des oiseaux, le bruissement des sources, l'écho des cascades ? À l'heure où tombe la nuit des sommets, où les astres poudroient, est-ce encore lui qui pousse devant moi ces ombres ? |