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Le Vilayet de Diarbekir, Province Kurdo-Armenienne 1908-1914


Auteur :
Éditeur : Institut d’Etudes Politiques de Paris Date & Lieu : 2002-01-31, Paris
Préface : Pages : 210
Traduction : ISBN :
Langue : FrançaisFormat : 210 x 295mm
Thème : Thèses

Présentation
Table des Matières Introduction Identité PDF
Le Vilayet de Diarbekir, Province Kurdo-Armenienne 1908-1914

Le Vilayet de Diarbekir, Province Kurdo-Armenienne 1908-1914

Elise Macé


Institut d’Etudes Politiques de Paris


La première moitié du XIXème siècle a été marquée par la fin des émirats kurdes, conséquence de la pression exercée sur l’Empire par les Occidentaux. Les conflits entre tribus kurdes et forces ottomanes ont été la règle durant ce siècle mouvementé, les aghas et cheikhs kurdes cherchant par tous les moyens à défendre leurs acquis territoriaux menacés par l’Empire. Les révoltes des chefs kurdes Abdurrahman Pacha en 1805, celle de son fils Ahmed Pacha en 1812, celle de Mir Mohammed de Soran en 1834 tendent toutes à repousser les velléités des forces ottomanes et à étendre leurs zones d’influences au Kurdistan au profit de leur tribu. Le caractère « destructeur » de l’armée ottomane, qui brûle les villages et assassine les paysans kurdes, est gravé dans les esprits pour longtemps. L’échec de la révolte de Bédir Khan Bey en 1843-1847 marque la fin des émirats kurdes traditionnelles. « A partir du moment où (au début du XIXe siècle) l’Empire ottoman, au nom de la centralisation, se risque à supprimer le pouvoir principautaire kurde, il sème en même temps les premiers germes de conflits entre ces peuples (les différentes minorités religieuses et ethniques) afin ...


I. INTRODUCTION

« Le droit et le but de l’homme n’est pas seulement de vivre, il est de vivre libre. »
Narmk Kemal, Ibret.

A- Un Empire en décomposition.

La période qui s’étend de 1908 à 1914 est placée sous l’influence de trois idées importantes : « la révolution, le nationalisme et la guerre »'. Ces trois notions, les provinces kurdes ou arméniennes, selon le point de vue, les ont connues aussi, après avoir particulièrement souffert des vexations et répressions du règne autocratique d'Abdul-Hamid IL Son avènement le 1er septembre 1876, après la déchéance du Sultan Murad V, s’inscrivait dans l’élan des réformes libérales des Tanzîmât¹ ². La constitution promulguée le 23 décembre 1876 par Midhat Pacha, au beau milieu de la Conférence internationale d’Istanbul sur les Balkans, ne semble pas être seulement un leurre pour protéger l’Empire des interventions extérieures : c’est aussi l’aboutissement d’un long processus de réformes dans l’Empire depuis le Hatt-i Cherif (charte de Gülhâne) de 1839 qui assurait « aux provinces le bienfait d’une bonne administration » et depuis le Hatt-i Humayun de 1856 qui, à la fin de la guerre de Crimée, promulgue l’égalité de tous les sujets Ottomans, quelle que soit leur confession, devant la loi, la fonction publique, l’impôt et le service militaire. Ces deux rescrits impériaux confirment la liberté de culte et d’enseignement et renouvèlent les privilèges accordés aux communautés non-musulmanes dans l’Empire.
Pourtant, l’espoir que porte la Constitution de 1876, un espoir qui réunit tous les réformateurs de l’époque des Tanzîmât, les Jeunes-Ottomans notamment, est rapidement déçu. La Constitution a été adoptée dans le contexte de la crise balkanique sous une pression européenne avérée. Cependant, elle ne peut empêcher le déclenchement de la guerre russo-turque en 1877-78 et la défaite ottomane. Les députés mettent en cause l’armée et le gouvernement pour cette défaite. Le 14 février 1878, s’appuyant sur un droit que lui accorde la Constitution et prétextant du danger extérieur, le Sultan disperse le Parlement et suspend la Constitution, mettant fin ainsi à la première période constitutionnelle de l’Empire qui aura duré moins d’une année et inaugurant trente ans d’autocratie, de règne personnel et d’atmosphère de délation et de méfiance.
Pour les différentes communautés de l’Empire ottoman, le règne du Sultan « rouge » est synonyme de répression et de souffrances. Le Sultan Abdul-Hamid met fin aux libertés, marque le début de la censure et du contrôle policier, l’avènement d’un réseau d’espionnage de la population, notamment avec les moyens modernes de circulation de l’information (notamment le télégraphe ou le chemin de fer). L’opposition ouverte à la politique du Sultan est chère payée et beaucoup des intellectuels et hommes politiques qui avaient placé leur espoir dans un régime constitutionnel choisissent l’exil interne (le silence) ou externe (dans les capitales européennes, en France, en Suisse ou en Angleterre) plutôt que le serment d’allégeance à un Sultan autocrate.
Le Sultan, pourtant élevé dans les préceptes des réformes libérales comme son frère le Sultan Murad V, désire un pouvoir fort et craint toute remise en cause de sa légitimité. « Le système parlementaire lui paraît dangereux dans le contexte pluriethnique de l’Empire ottoman où l’assemblée risque d’être la caisse de résonance des différences, des divergences et des séparatismes. Il faut établir un pouvoir fort, centralisé, capable de s’opposer aux velléités d’indépendance des nationalités et de faire face aux ingérences de l’Europe ».³ Pour ce faire, le Sultan affaiblit le gouvernement de la Sublime Porte et réduit les pouvoirs des Grand-vizirs en maintenant une instabilité ministérielle constante (26 gouvernements en 33 ans), il concentre aussi autour de lui dans le palais de Yildiz une véritable « camarilla » de conseillers influents. Il assure son autorité à travers la mise en place d’un Etat policier qui traque toute marque d’opposition et toute tiédeur dans la dévotion au Sultan-calife ottoman.
Répression et absolutisme ne sauvent pas l’Empire de la décomposition territoriale et des troubles internes. L’Etat ottoman est un Etat fragilisé et semi-colonial : les Puissances contrôlent la dette publique, les concessions étrangères monopolisent les constructions portuaires et ferroviaires, l’économie ottomane est une économie de type colonial (14empire ottoman échange de matières premières contre des produits manufacturés européens, ce qui provoque un déclin de l’artisanat ottoman).
Le pouvoir du Sultan ne tarde pas à être remis en cause, non seulement de la part de l’opposition libérale et patriotique qui reproche au Sultan les pertes territoriales subies par l’Empire et l’absence de libertés fondamentales, mais aussi par l’opposition musulmane doutant de la légitimité du calife. La première forme d’opposition, héritière des Jeunes Ottomans de Namik Kemal et de Ziya Pacha, est issue d’un Comité créé en 1889 dans l’Ecole de Médecine militaire d’Istanbul par quatre étudiants d’origine non-turque : Ibrahim Temo, un Albanais ; Mehmed Reshid, un Circassien du Caucase ; Abdullah Cevdet, un Kurde de Arabkir et Ishak Sükûti, un Kurde de Diarbékir. Les Jeunes-Turcs, organisés en une société secrète baptisée « Comité Union et Progrès » (Ittihat ve Terakki Cemiyetî) mènent une propagande importante depuis l’Europe et au sein de l’Empire dans les milieux éclairés et dans les institutions militaires⁴. Plus qu’un parti, le mouvement Jeune-turc représente plutôt une nébuleuse multiethnique autour de plusieurs publications, favorable à une notion d’identité liée au territoire ottoman, à une forme de nationalisme conservateur et défensif, « l’ottomanisme ». Poursuivant l’idée de leurs aînés réformateurs, ils veulent abolir le système des millets qui différencie les confessions religieuses et défendre l’idée d’une culture commune aux Ottomans. L’opposition musulmane ou les réformistes islamistes, quant à eux, souhaitent transformer le droit et mettre en place une meilleure éducation pour les ulémas⁵ afin de mobiliser l’opinion musulmane.
Cependant, l’idéal d’ottomanisme finit par disparaître avec la réalité du pouvoir. La question arménienne, posée lors du congrès de Berlin en 1878, n’est pas réglée et les massacres perpétrés en 1894-1895 dans les provinces de l’est anatolien marquent l’échec de l’Empire dans son rôle de protecteur des millets non-musulmans et doivent au Sultan sont surnom de « Sultan Rouge » dans la diplomatie européenne. La répression des Jeunes-Turcs renforce l’image despotique du régime. Tout concorde pour effacer la gloire passée de l’Empire ottoman, « homme malade de l’Europe », que les Puissances entendent se partager en zones d’influences européennes. De plus, la victoire japonaise sur la Russie en 1905 a un impact fort sur les opposants au régime : en effet, pour la première fois, un pays non seulement constitutionnel mais aussi fidèle à ses racines (ère Meiji) a vaincu un Empire. La révolution constitutionnaliste en Perse en 1906 ne fait que confirmer ce sentiment de supériorité du régime constitutionnel. L’influence de la Révolution française et du positivisme émerge de nouveau : la Constitution ne peut qu’aller de pair avec l’affirmation des libertés individuelles et collectives.
Le mouvement révolutionnaire qui part de Macédoine n’est cependant pas un mouvement populaire, contrairement à ce qui s’est produit en Russie ou en Perse : c’est le résultat de l’action d’un parti clandestin, le Comité Union et Progrès, organisé en cellules clandestines, mobilisant un grand nombre de jeunes officiers, notamment dans la Illème armée stationnée en Macédoine. Le rôle de ces officiers est essentiel dans la « révolution » de 1908 puisqu’en juillet 1908, ils prennent le maquis (dont Enver Pacha), faisant craindre au Sultan une prochaine sédition générale et le poussant à prendre l’initiative de rétablir la constitution le 23 juillet 1908. Le coup d’Etat militaire n’a pas eu lieu et la révolution de 1908 est un « pronunciamento » : le changement de régime a pu surprendre une bonne partie de la population ottomane qui, pourtant, accueille avec beaucoup d’espoir les Jeunes-Turcs au pouvoir, du moins dans les premiers temps. L’euphorie accompagnant le retour du régime constitutionnel lie toutes les communautés dans un espoir nouveau pour l’avenir mais elle ne cache pourtant pas l’anachronisme définitif de l’idée d’ottomanisme.
Cette euphorie se retrouve dans toutes les régions de l’Empire, comme au Kurdistan, où les relations entre millets sont difficiles, notamment du fait d’une politique singulière du Sultan dans l’est anatolien pour contrôler les populations chrétiennes et kurdes.

B- Le Kurdistan et Abdul-Hamid II

La première moitié du XIXème siècle a été marquée par la fin des émirats kurdes, conséquence de la pression exercée sur l’Empire par les Occidentaux. Les conflits entre tribus kurdes et forces ottomanes ont été la règle durant ce siècle mouvementé, les aghas et cheikhs kurdes cherchant par tous les moyens à défendre leurs acquis territoriaux menacés par l’Empire. Les révoltes des chefs kurdes Abdurrahman Pacha en 1805, celle de son fils Ahmed Pacha en 1812, celle de Mir Mohammed de Soran en 1834 tendent toutes à repousser les velléités des forces ottomanes et à étendre leurs zones d’influences au Kurdistan au profit de leur tribu. Le caractère « destructeur » de l’armée ottomane, qui brûle les villages et assassine les paysans kurdes, est gravé dans les esprits pour longtemps. L’échec de la révolte de Bédir Khan Bey en 1843-1847 marque la fin des émirats kurdes traditionnelles. « A partir du moment où (au début du XIXe siècle) l’Empire ottoman, au nom de la centralisation, se risque à supprimer le pouvoir principautaire kurde, il sème en même temps les premiers germes de conflits entre ces peuples (les différentes minorités religieuses et ethniques) afin de mieux les administrer »⁶
Cette mutation du pouvoir au Kurdistan correspond à l’émergence d’un personnage dont le rôle devient essentiel dans les révoltes futures : le cheikh⁷, homme de religion, mais jouissant d’une légitimité dépassant ses attributions religieuses. L’institution du pouvoir du cheikh n’a cependant pas émergé seulement à la suite de la disparition des émirats kurdes. En effet, de longue date, le cheikh assume une fonction d’arbitrage au sein de la société kurde. Cependant, la politique de soutien systématique du Sultan aux cheikhs permet de donner une légitimité supplémentaire aux cheikhs qui ont également leur rôle à jouer dans les affaires publiques.
Le Sultan Abdul-Hamid II ne limite pas son action à un contrôle de la population kurde. Il cherche aussi à faire de son empire multiconfessionnel un empire musulman, s’appuyant ainsi sur le califat ottoman, titre mis en avant depuis 1774 (date de la défaite des Ottomans face aux Russes et de la perte de la Crimée) pour exercer une tutelle spirituelle sur les anciens territoires ottomans. Le califat n’est pas seulement une institution religieuse, il a aussi un rôle politique. Pour le Sultan, il s’agit de fidéliser et de rassembler les musulmans autour de l’institution califale pour s’assurer de leur loyauté et de leur résistance à l’Europe, notamment aux missionnaires français, américains (et anglais dans une moindre mesure) qui agissent comme protecteurs des populations chrétiennes du Moyen-Orient. Si la France est devenue laïque dans ses institutions, on sait depuis Jules Ferry que « l’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation »⁸. « Il voulait instaurer un Etat islamique pour cimenter le loyalisme ottoman et pour se faire reconnaître le droit d’intervenir concernant les Musulmans hors de l’Empire. Il cherchait à limiter et à se protéger des invasions russes de 1855, 1856 et 1878 soutenues par les Arméniens vivant dans l’Empire Ottoman qui inquiétaient de plus en plus l’Empire »⁹. Le politique pan-islamique du Sultan Abdul-Hamid II, mêlée à la ruse et aux pratiques paternalistes, contribue à faire disparaître les révoltes kurdes jusqu’à la révolution de 1908. Il semble que les révoltes des minorités balkaniques, les pressions européennes en faveur des réformes et les difficultés rencontrées à faire respecter son autorité dans les provinces périphériques de l’Empire aient convaincu le Sultan de l’obsolescence de l’idée « d’ottomanisme », qui ne suffit plus selon lui à maintenir l’unité de l’Empire. C’est à travers l’Islam que le Sultan cherche une nouvelle devise capable d’unir ses sujets. « L’Islam, dans la conception du Sultan, doit, en tant que notion d’Etat, être universel ou ne pas exister. Lié à l’idée nationale, il perd son caractère propre et devient une affaire personnelle... Au concept européen de patrie, Abdul-Hamid opposera l’idée de l’unité musulmane, assortie de la nécessité de la suprématie turque »¹⁰.
Dans sa politique pan-islamique, le Sultan s’appuie surtout sur les peuples musulmans non-turcs de l’Empire : les Albanais, les Arabes et bien sûr, les Kurdes. Il cherche à intégrer les couches supérieures et éclairées de la société kurde, ceux qui ont influence et prestige, à la société ottomane, distribuant décorations, pensions, avantages et places honorifiques. Les grandes familles de notables religieux doivent servir à asseoir le pouvoir d’Etat. Bahri Bey, l’un des fils du célèbre et respecté Bédir Khan Bey, un des hommes de la révolte de 1880, est

1 David Mc Do Wall, A Modem History of the Kurds. London: Tauris, 1996 / 87
2 Le mot « Tanzîmât » signifie « réorganisation », « réarrangement ».
3 François Georgeon, « Le dernier sursaut (1878-1908) ». Histoire de l’Empire Ottoman, (sous la direction de Robert Mantran). Paris : Fayard, 1989, p. 528.
4 L’Armée fut la première institution modernisée dans l’Empire lors de l’ère des Réformes, les officiers furent donc plus précocement mis en contact avec les idées européennes, positivistes et laïques pour certaines, par l’intermédiaire de leurs instructeurs militaires étrangers.
5 L’uléma ou ouléma désigne l’ensemble des docteurs de la loi coranique, ceux qui sont reconnus comme érudits et font autorité en matière de sciences religieuses, c’est-à-dire les imams des mosquées importantes, les juges, les professeurs des universités religieuses et, en général, toutes les personnes dont on convenait qu’elles étaient compétentes dans le domaine religieux. Dans les monarchies héréditaires, le souverain est officiellement « élu » par les oulémas, qui confirment ainsi son autorité pour gouverner. Les oulémas ont toujours incarné la légitimité dans l’Etat et dans la religion et ont assuré ce rôle de sanction d’un régime à l’autre, y compris dans ceux qui ont suivi la chute des Sultans et des dynasties. D’après le Dictionnaire encyclopédique de l’Islam. Paris : Bordas, 1991.p.304.
6 Wedat Kaymak, Précis de l’histoire Kurde de l’Antiquité à 1940. Paris : EYGE, 1995 p. 106.
7 Cheikh ou Shaykh,, le « veillard », «l’aîné », est le titre d’un chef de village, ou d’une tribu tout entière, en général élu. C’est également le titre de celui qui détient l’autorité, spirituelle et politique, et en particulier d’un savant, d’un docteur religieux ou d’une personne vénérable. Le mot a le sens particulier de maître spirituel, de guru (gourou) à la tête d’un ordre soufï, qui est également rendu en arabe par le mot murshid, « guide ». Dans ce sens, son équivalent iranien et indien est Pir. »in Cyril GLASSE, Dictionnaire encyclopédique de l’Islam.. Paris : Bordas, 1991 / 365.
8 Citation de Gambetta employant cette formule à propos de l’université Saint-Joseph de Beyrouth.
9 Sabri Cigerli, Les Kurdes et leur histoire. Paris : L’Harmattan, 1999, p.97.

 




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