L'intérêt du Kurdistan
La force d'accrochage des Kurdes à leur sol, à cheval sur trois pays à la fois : Turquie, Irak, Iran ; le recul des temps depuis lesquels ils s'y maintiennent m'ont toujours frappé vivement. L'histoire nous les situe depuis plus de 3.000 ans dans ce secteur du monde, avec le massif du Zagros comme berceau probablement le plus antique.
Les fameux Hittites dans lesquels les ethnographes modernes d'Ankara ont découvert une filiation aux Turcs ne peuvent pas se vanter d'un âge bien supérieur : leur occupation de l'Asie Mineure ne remonte guère au delà de1900 avant J.-C. En tous cas, leur unité (si elle exista), leur cohésion, leur civilisation commencèrent à s'effacer à l'orée du premier millénaire d'avant notre ère : ils n'auraient eu, ainsi, qu'une dominance limitée. Tandis que la tenace vitalité des Kurdes a été un phénomène rare.
Le sang riche a ses inconvénients. Les Kurdes furent pour les autres, pour leurs hôtes, pour les pays sur lesquels ils « mordaient », une source intarissable de différends et de guérillas. Pour eux-mêmes, leur trop fier isolement leur nuisit, les privant des bienfaits de l'évolution.
Leurs voisins et maîtres turcs (maîtres longtemps théoriques et craintifs, certes) consentaient des mariages avec les races venues de l'extérieur, y sacrifiant peut-être un peu de leur caractère, mais ils atteignaient au XVIe siècle l'apogée Khalifale avec un Soliman le Magnifique, et puis, après un long déclin, l'apogée actuelle de la République. Pendant ce temps, les Kurdes demeuraient des sauvages. Cramponnés à leurs montagnes, leurs soucis n'allaient qu'à leurs troupeaux de moutons ou de buffles...
Pour un amateur de populations intactes, ils présentent donc, eux et leur terroir hérissé, de quoi intriguer ; et ils n'ont pas manqué de le faire.
J'ai rencontré deux voyageurs qui ont récemment tenté de pénétrer au Kurdistan. Ils en furent empêchés irrémédiablement par l'autorité turque. Voilà qui n'est guère engageant...
Au fond, l'intransigeante faction des soldats d'Ankara aux portes du Kurdistan doit-elle étonner? Les Kurdes ne sont-ils point d'étranges sujets, difficiles à garder?
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Déjà les Sultans, s'ils régnaient en principe sur leurs montagnes d'Orient et les englobaient dans leurs curieuses cartes, aux jolies couleurs et amusantes annotations, les visitaient le moins possible, et évitaient d'y agir. Cette situation durait depuis le XVIe siècle (lé siècle des grandes extensions territoriales (1), celui de Soliman le Magnifique) — quand vers 1840 Constantinople voulut s'assurer en fait Van, centre de très riches productions. Il fallut une vraie campagne contre l'émir Kurde Bedri Khan Bey, qui fut vaincu sur le champ de bataille, mais dont la montagne recueillit presque tous les partisans. Quant aux rivalités sanglantes des Kurdes avec leurs héréditaires souffre-douleurs Arméniens, elles ont assez longtemps défrayé nos journaux européens pour qu'on se les rappelle…
(1) L'empire turc, après la prise de Constantinople en 1453, s'étendit de façon foudroyante. Les Balkans, la Dalmatie, la Crimée, la Mésopotamie, la Perse (ces deux pays lui apportant le Kurdistan), l'Egypte, l'Afrique du Nord jusqu'au Maroc furent annexés sous le signe du Croissant. En 152g, Vienne était conquise par Soliman le Magnifique, qui traitait d'égal à égal, par ailleurs, avec François Ier. |