La bibliothèque numérique kurde (BNK)
Retour au resultats
Imprimer cette page

L'année politique et économique : Les Kurdes


Auteurs : |
Éditeur : Politique et économique Date & Lieu : 1970, Paris
Préface : Pages : 8
Traduction : ISBN :
Langue : FrançaisFormat : 140x230 mm
Code FIKP : Gen.1036Thème : Politique

Présentation
Table des Matières Introduction Identité PDF
L'année politique et économique : Les Kurdes

Les Kurdes
L'année politique et économique
n° 214

....
Une guerre qui durait depuis plus de neuf ans vient de prendre fin, une guerre à laquelle le monde prêtait fort peu d'attention, puisqu'elle ne mettait pas en cause la paix générale. Le 11 mars 1970, le général Hassan El Bakr, chef de l'Etat irakien, a dans un discours télévisé annoncé la fin des combats et la signature d'un accord entre Arabes et Kurdes.
Tant de promesses ont été échangées puis oubliées, tant de traités signés et déchirés, de trêves conclues et rompues entre les « rebelles » du nord, partisans du général Barzani, et le gouvernement irakien que chacun, à commencer par les Kurdes eux-mêmes, éprouve quelques doutes quant .à la valeur de l'accord....


Les Kurdes (1)

Une guerre qui durait depuis plus de neuf ans vient de prendre fin, une guerre à laquelle le monde prêtait fort peu d'attention, puisqu'elle ne mettait pas en cause la paix générale. Le 11 mars 1970, le général Hassan El Bakr, chef de l'Etat irakien, a dans un discours télévisé annoncé la fin des combats et la signature d'un accord entre Arabes et Kurdes.
Tant de promesses ont été échangées puis oubliées, tant de traités signés et déchirés, de trêves conclues et rompues entre les « rebelles » du nord, partisans du général Barzani, et le gouvernement irakien que chacun, à commencer par les Kurdes eux-mêmes, éprouve quelques doutes quant .à la valeur de l'accord.

En 1963 déjà, les Baasistes, après avoir assassiné Kassem et pris le pouvoir, avaient offert une trêve : le temps d'affermir leur pouvoir et de renforcer leur potentiel militaire. Un an plus tard, le maréchal Aref, ayant éliminé le Baas, arrêtait de la même façon les combats et les reprenait quelques mois plus tard. Enfin, le 29 juin 1966, après l'accident d'hélicoptère du Président Aref et la très sérieuse défaite subie par l'armée irakienne à Rawandouz, le Premier Ministre Bazzaz conclut avec les Kurdes un Accord en douze points comportant une large décentralisation administrative et la satisfaction de leurs revendications d'ordre culturel. Quelques semaines plus tard, Barraz était démis de ses fonctions, sous la pression des généraux humiliés et avides de revanche. L'accord resta lettre morte, malgré les affirmations répétées du Premier Ministre Taher Yahia et du nouveau chef de l'Etat, Abdel Rahman Aref, élu en remplacement de son frère.

Avant de se lancer dans la paix, le général Hassan El Bakr s'était lui aussi, comme ses prédécesseurs, lancé dans la guerre. Il prit le pouvoir le 17 juillet 1968 en renversant le président Abdel Rahman Aref, mais, militant d'un parti nationaliste à tendances socialisantes, le Baas, il élimina dans son entourage, dès le 31 juillet 1968, tous les officiers non baasistes qui avaient participé au putsch du 17 juillet, et forma avec les leaders de son parti un Conseil de Commandement révolutionnaire. Durant les 15 jours de flottement qui avaient précédé la prise effective du pouvoir par le Baas, il avait engagé des pourparlers avec les Kurdes, qui furent brutalement interrompus, comme tous les pourparlers antérieurs, dès qu'il n'eut plus à craindre de contrecoup d'État. Aussitôt, il envoya ses meilleures unités dans le nord et les combats reprirent, combats une fois de plus ignorés de l'opinion publique internationale et dont je fus témoin.

Ils se déroulèrent l'été dernier, dans la région de Qala Dizé. Les Irakiens, avec l'appui de l'aviation et des blindés s'emparèrent de la ville de Singa Sar. Les Kurdes la reprirent la nuit suivante. Lorsqu'ils arrivèrent près du fortin qui domine l'agglomération, la peinture de l'inscription tracée sur les murailles par les commandos ennemis lors de leur offensive était encore fraîche. On y lisait : « Les Anglais n'ont jamais pu s'emparer de Singa Sar, mais les commandos irakiens l'ont fait. »

Poursuivant leur contre-attaque, les guerriers du général Barzani investirent Qala Dizé, ville de 15 000 habitants, qui avait jusqu'alors toujours été contrôlée par les gouvernementaux. Depuis, Quala Dizé a été réoccupée par les Irakiens, mais leur grande offensive, une fois de plus, échoua et se solda même par une perte substantielle de territoire : 7 000 km2.

Repoussée de toutes parts, de Singa Sar, d'Amadiah, de Zakho, l'armée se vengea en rasant les villages et en massacrant les populations civiles. Singa Sar, 6 000 habitants, fut détruite au napalm, et 5 000 sinistrés ont été, depuis, regroupés dans des camps, victimes eux aussi de raids aériens. A Dakan, 67 femmes et enfants s'étaient cachés dans une grotte à l'approche de l'ennemi. Les gouvernementaux entassèrent des fagots à l'entrée du refuge, les enflammèrent avec de l'essence, puis lancèrent des grenades à travers les flammes. Seul un garçonnet de huit ans, atrocement brûlé, échappa à la tuerie.

La volonté de certains militaires irakiens, bellicistes, partisans de la lutte à outrance, s'était une fois de plus brisée devant la farouche résistance des Kurdes. Malgré les invectives haineuses de Radio Bagdad, les Arabes, dans leur majorité, n'éprouvent pas de haine à l'égard des Kurdes, frères de religion, s'ils ne le sont pas de culture. Les simples soldats faits prisonniers par les guerriers de Barzani ont, contrairement à ce que leur disaient leurs officiers, toujours été traités avec humanité. Les mutineries, voire même les désertions, sont fréquentes dus les régiments du nord. Des centaines de progressistes et communistes arabes ont même rallié le mouvement kurde qui représente, à leurs yeux, le seul moyen de briser le militarisme fascisant de Bagdad et de rétablir la démocratie en Irak.

Bref, cette guerre, surtout depuis que le Baas qui se veut révolutionnaire était au pouvoir, ne suscitait pas l'enthousiasme des foules. Elle les mettait plutôt mal à l'aise, car tout Arabe porte en lui la blessure palestinienne, cette blessure qui en fait virtuellement, selon l'expression en usage, une victime de l'impérialisme sioniste. Il est difficile d'être à la fois révolutionnaire devant Israël et colonialiste avec les Kurdes. Le parti Baas — également au pouvoir en Syrie — qui a des ramifications dans tout le monde arabe, notamment en Jordanie et au Liban, a subi ces dernières années le contrecoup de son attitude ambiguë. Ses jeunes militants se sont progressivement rapprochés des divers mouvements palestiniens qui constituent, selon eux, l'authentique ferment révolutionnaire du monde arabe. Quant aux leaders palestiniens eux-mêmes, ils reprochaient depuis longtemps au général Bakr de se détourner de l'objectif essentiel : Israël, pour mener une guerre de type impérialiste qui les mettait en contradiction avec leurs propres idéaux.

Récemment, le chef du F.D.P.L.P. (Front Démocratique pour la Libération de la Palestine) Nayef Hawatmeh, allait même beaucoup plus loin et se déclarait prêt à aider le mouvement de libération kurde sur le plan politique, voire militaire, si les circonstances l'exigeaient. Toutes ces réactions n'étaient pas sans inquiéter les dirigeants du Baas, et le fait que son fondateur, Michel Aflak, bien avant la proclamation par Bagdad de l'amnistie générale, ait eu à plusieurs reprises à Beyrouth des conversations secrètes avec un représentant de Barzani, est en soi révélateur.

Enfin, le conflit frontalier entre l'Irak et l'Iran peut très bien, comme l'été dernier, s'aggraver et plonger l'actuel gouvernement, déjà en difficulté, dans une situation plus que précaire. C'est sans doute pour toutes ces raisons que le général Bakr vient de proposer la paix aux Kurdes, une paix qui ne ferait pas des montagnes du nord une ligne de front explosive entre deux peuples destinés à vivre ensemble.

Pour en arriver là, le général Bakr a dû neutraliser la fraction de l'armée qui refusait tout compromis avec Barzani, et qui, en 1966 déjà, s'était opposée à Abdel Rahman Bazzaz. Quelques jours avant l'annonce de l'armistice, le 23 janvier dernier, 44 personnes, officiers pour la plupart, étaient exécutées à Bagdad, sous l'accusation de collusion avec l'Iran et la C.I.A. — les services secrets américains — : il s'agissait en fait du dernier acte de la lutte opposant Bakr aux « faucons ». Le Président de la République se trouvait dès lors dans une position plus solide que ses prédécesseurs pour conclure un traité assez favorable, dans l'ensemble, aux « insurgés » kurdes.

L'accord signé le 11 mars dernier par les envoyés de Barzani à Bagdad, Salih Yusfi, directeur du journal Al Tahri, Dr. Mahmoud Osman, secrétaire général du Parti Démocratique Kurde, Idriss et Masood Barzani, les deux fils de général, et une dizaine d'autres personnalités de la Révolution, avec le gouvernement irakien va beaucoup plus loin que les précédents. Jusqu'à présent, il n'avait jamais été question d' « autonomie », mais de décentralisation administrative.

La définition des frontières du futur Kurdistan ne s'est pas faite sans mal. Le gouvernement ne voulait y inclure que les trois districts de Dohuk, d'Erbil et de Suleymaniyé. Les Kurdes insistaient pour y adjoindre les régions où ils se trouvent en majorité de Zakho, Sinjar, Sheikhan, Khaniqin et Kirkouk. Or, ces deux dernières recèlent les plus riches gisements pétrolifères du pays, tandis que Zakho et Sinjar, à la frontière turque et syrienne, permettraient aux Kurdes de se protéger en partie, d'une éventuelle alliance contre eux de ces deux pays avec l'Irak, Il ne s'agit d'ailleurs pas d'une crainte sans fondements, puisque, au moment même des négociations, en février, le général Ammach, ministre de l'Intérieur d'Irak, s'est rendu à Ankara pour y discuter, précisément, selon la presse turque, de la possibilité d'une action conjuguée turco-irakienne contre les rebelles.

Les limites du Kurdistan autonome ne sont pas encore connues avec exactitude, mais on sait déjà que les Kurdes ont obtenu partiellement satisfaction en ce qui concerne la région de Kirkouk. Ils ont accepté, en contrepartie, de ne pas s'immiscer dans les affaires pétrolières, qui restent du ressort exclusif de l'administration centrale.

Les Kurdes, d'autre part, accéderont désormais à tous les postes gouvernementaux et aux fonctions parlementaires, proportionnellement à leur nombre. Le Vice-Président de la République sera choisi parmi eux. Enfin, revendication majeure pour un peuple qui craint avant tout « assimilation » forcée. la langue kurde sera utilisée et enseignée dans toutes les écoles primaires et secondaires du nord, ainsi que dans la future Université qui doit être créée à Suleymaniyé. Des publications : revues, journaux, livres, des émissions de radio et de télévision seront autorisées dans cette langue.

Cependant, la plus grosse pierre d'achoppement pour les négociateurs irakiens a été le maintien sous les armes des peshmergas (nom donné aux guerriers kurdes de Barzani), et surtout le refus de Mollah Mustapha Barzani de restituer tout l'armement lourd pris à l'armée gouvernementale ou acheté à l'extérieur au cours de la guerre. Il a été finalement entendu que cette restitution aurait lieu dans deux ans, quand l'autonomie aurait pris place dans les faits. Quant aux peshmergas, plus de la moitié d'entre eux, c'est-à-dire environ 10 000 hommes, resteront mobilisés, pour constituer une sorte de « garde nationale » du futur Etat autonome.

Jusqu'à présent, c'est-à-dire au cours du mois plein qui s'est écoulé depuis l'accord, peu de nouvelles ont filtré sur son application. Quatre ministres kurdes sont entrés dans le gouvernement, dont deux des membres du Conseil du Commandement de la Révolution, Salih Yusfi et Nouri Shawish. Mais les grands ministères sont encore détenus par des Arabes. Deux vice-présidents de la République ont été nommés : ils sont Arabes. II paraît que les Kurdes désigneront celui d'entre eux qui sera Vice-Président lors du Congrès annuel du Parti Démocratique Kurde, au mois de juin. Mollah Mustafa Barzani, quant à lui, a formellement décliné l'honneur, affirmant qu'il ne désirait désormais qu'une chose : vivre en paix, dans la tranquillité, comme un simple citoyen irakien. Mais il a promis que les Kurdes, pour leur part, respecteront et appliqueront l'accord, « dans l'esprit et dans la lettre ».

Reste à savoir si le gouvernement baasiste en fera autant. Rares sont ceux — observateurs internationaux, Kurdes ou Arabes eux-mêmes — qui croient à la totale sincérité de Hassan el Bakr et de son entourage. Le général Barzani ne m'affirmait-il pas lui-même, il y a quelques mois à peine : « L'actuel gouvernement n'a aucun lien avec le peuple irakien. Il n'est pas élu, il ne représente pas le peuple, il ne cherche pas le bien du pays. »

Il est tout à fait certain que les Baasistes, n'ayant aucun soutien populaire, avaient, tant que durait la guerre, grand mal à se maintenir au pouvoir. Les troupes qui vont être ramenées du front leur seront fort utiles pour briser toute tentative de révolte. Et il leur sera possible, désormais, de s'attaquer à ceux qu'ils considèrent comme leurs pires ennemis : les communistes irakiens dont, il faut le dire, beaucoup étaient allés combattre dans les rangs de la révolution kurde.

Le gouvernement réussira-t-il à affermir son pouvoir suffisamment pour se croire en mesure de reprendre et de gagner une nouvelle guerre contre Barzani ? Il faut espérer que non. Mais il ne fait pas de doute que l'autonomie n'a été accordée qu'à contrecoeur aux Kurdes. Telle quelle, cependant, et si elle devient effective, elle constituera pour ce peuple guerrier et pour ce vieux « rebelle » qu'est Mollah Mustafa une victoire sans précédent. Cette victoire, ils ne la devront qu'à eux-mêmes. Ils l'auront bien gagnée.

15 avril 1970 Jean et José Bertolino


(1) L'héroïque peuple kurde a peut-être obtenu une certaine indépendance, après bien des années de lutte. On lira avec la plus grande satisfaction l'article que Monsieur et Madame Bertolino ont bien voulu écrire... Nous remercions vivement les auteurs d'avoir ainsi fait le point de la situation. Bien peu de Français n’auraient été capables.
B.L.




Fondation-Institut kurde de Paris © 2024
BIBLIOTHEQUE
Informations pratiques
Informations légales
PROJET
Historique
Partenaires
LISTE
Thèmes
Auteurs
Éditeurs
Langues
Revues