INTRODUCTION
Un soir de mai, comme je traversai la place de la Concorde à Paris, j'aperçus des statues qui représentaient les huit principales villes de France, sous la forme de jeunes femmes assises, droites et souples, la robe gracieusement drapée : Rouen, Brest, Nantes, Bordeaux, Marseille, Lyon, Strasbourg et Lille. Je les interrogeai sur leur histoire, mais, comme le dit Platon, les statues qui ont l'air vivantes ne savent pas répondre. Au milieu de la place, s'élevait l'obélisque de Louxor qui ornait le temple de Ramsès II à Thèbes. Il fut offert à la France par Méhémet Ali, pacha d'Égypte, et érigé sur un socle en 1836. Deux fontaines vertes et or, l'entouraient, arrondissant leur cuve de pierre dans un bruit d'eaux jaillissantes qui prêtait à la rêverie.
Le soleil baissait, les ombres s'allongeaient sur le sol. Je sentis que le moment présent englobait, non seulement ces villes de France, mais toutes les cités du monde. Je songeai particulièrement aux villes de la Haute Mésopotamie et du Kurdistan que j'avais visité dans ma jeunesse. Je me penchai sur le miroir d'une fontaine et leurs images oubliées se développèrent sous mes yeux.
En Turquie du sud-est, voici Édesse, et ses sources jaillissantes ; Nisibe, ville de la connaissance et de la lumière, sa vieille et belle église ; Amida, et sa noire couronne de remparts ; Mardin, aux pierres couleur de miel.
Plus à l'est, en Irak, Arbil surplombait la plaine de son antique citadelle de pierre. Kirkouk s'enorgueillissait de son naphte glorieux. Sulaymaniya s'accoudait gracieusement aux plis de ses montagnes. Ceinturée de jardins, Dohuk s'enivrait des parfums de ses grenadiers et de ses figuiers.
Huit villes, émouvantes, héroïques, comme les huit branches de l'étoile d'Ishtar, symbole de l'équilibre cosmique. Jadis, elles avaient été des foyers importants, religieux, culturels, lieux de pouvoir et de savoir syriaque. Elles avaient connu des heures glorieuses. Je savais que leurs coeurs battaient toujours, à chaque renouveau, sous les couches diverses et superposées qui les avaient recouvertes au fil des siècles. Je pouvais lire l'histoire avec elles, les accompagner dans leurs triomphes, leurs tribulations, leurs drames, prendre part à toutes leurs peines et leurs joies, me nourrir de leur sagesse, de leurs légendes.
La ville était d'ailleurs une invention des anciens Mésopotamiens, dès le IVeme millénaire avant notre ère. À la différence des Hébreux, ils n'avaient jamais imaginé le paradis comme un jardin. C'était une ville, résidence primordiale des dieux, créée avant toutes choses. Ville mythique, ville sanctuaire, ruisselante d'or et de lapis-lazuli, qui apportait vie, protection et épanouissement à ses habitants. Elle les paissait dans le droit et la paix. Plus tard, la cité autonome se développa et subsista grâce à l'agriculture, au commerce et à l'artisanat. Elle devint un centre d'archives, administratif, territorial, un espace d'échanges régionaux.
«J'ai des souvenirs de villes comme on a des souvenirs d'amour », écrivit un poète moderne français. Parfois la nuit, le souvenir des lieux chers éveillait mes méditations rêveuses et nostalgiques. Alors, le temps et l'espace se brisaient. Je marchai à nouveau dans les rues de ces villes orientales, j'aspirai des bouffées de printemps, le coeur gonflé d'émotion, résonnant de bruits, assailli de souvenirs. Ceux-ci, comme des pinceaux lumineux, balayaient la toile du passé, l'illuminaient. Des personnages oubliés apparaissaient, des paysages dorés de soleil, parsemés au printemps de fleurs multicolores.
Depuis longtemps, comme Sindbad, le héros des Mille et Une nuits, je rêvai de partir en voyage ; mon âme ressentait un vif désir d'Orient, mais les travaux et les soucis de tous les jours m'accaparaient, les circonstances politiques difficiles m'inquiétaient. À partir de l'an 2005, je fus invité à divers congrès et rencontres, je m'envolai vers la vaste plaine de la Haute Mésopotamie, et le Kurdistan. Il me fut donné de revoir les villes, uniques comme des personnes, qui constellaient le ciel de mon âme. Brillantes étoiles, c'était comme si elles accouraient vers moi en chantant, après une aussi longue absence.
Puisse mon récit aider le lecteur à découvrir ces cités, jamais achevées, que berce un vent venu des royaumes et des empires d'antan. |