A la source, la Nuit
..... Quand j'étais petit, ma vie se déroula dans cette immensité déjà plusieurs fois millénaire sur la terre. Cette terre qui avait de toutes les couleurs dans ses entrailles et nous en abreuvait selon la saison ou les humeurs du temps. Cette terre qui promenait sur ses flancs toutes les tortues. Ces tortues qui n'arrêtaient pas de nous conter dans leurs regards le souvenir des pierres que nos grands-pères avaient dû lancer sur leurs carapaces quand ils avaient notre âge. Elles sortaient leurs cous aussi secs, aussi ridés, aussi vieux que la terre et nous suivaient de leurs doux regards avec un mouvement en lenteur et en grâce quand on ne les effarouchait pas d'un geste brusque et hostile.
Nous sommes tous de la terre et nous retournerons à la terre, nous disaient les grands, et nous nous approchions des tortues qui, dans leur marche si basse, si près du sol, se confondaient avec la poussière, avec les cailloux et nous invitaient à les voir plus près de la terre, à voir la terre de plus près.
Que les tortues soient de la terre, à la rigueur. Mais comment nous, avec notre chair à nous, notre sang à nous, pouvait-on être de la terre ? On voyait bien que le raisin, les figues, les poires sortaient de la terre, du moins que la vigne, le figuier, le poirier, que l'amandier étaient plantés dans la terre, que leurs fruits se mettaient à sécher dès qu'ils tombaient de leurs branches et que, en pourrissant, ils redevenaient terre, redevenaient poussière. Il en allait de même quand ils passaient par les entrailles de la tortue ou celles de l'homme. Mais comment les hommes et même les tortues pouvaient-ils être de la terre, eux qui marchaient sur la terre, qui s'élevaient de la terre, eux qui à chaque pas se détachaient et tentaient de mettre la plus grande distance entre eux et la terre ? Cela restait un mystère pour nous. Un demi-mystère, car quand on allait regarder les grands, à la suite d'un décès, creuser une tombe, on voyait sortir des os que l'on disait appartenir aux personnes mortes il y a longtemps. Ils essayaient bien sûr de creuser la tombe dans un endroit qui semblait vide, qui semblait libre, mais cela ne les empêchait pas de tomber de temps à autre sur ces os qu'ils mettaient de côté pour les déposer de nouveau dans la terre. Mais jamais de crâne, et je me demande où passaient les crânes qui devaient forcément accompagner ces os au tombeau. Je ne crois pas qu'on nous les eût cachés, au contraire, il y en avait qui se seraient fait un malin plaisir de nous faire peur avec. En plus, constamment aux aguets, on ne ratait rien de ce qu'ils faisaient, rien de ce qu'ils déterraient. Toujours est-il que, et cela demeure un mystère dans le mystère, je ne vis jamais de crânes quand j'assistais au déterrement de ces vestiges des anciens qui nous avaient précédés sur ces terres. On voyait donc que l'homme aussi pouvait redevenir terre en ne laissant que quelques os comme traces de son passage en ce monde. Mais comment pourraient-ils sortir de la terre, l'homme et la tortue, la chair et l'os, la sueur et le sang, le regard de la tortue et la parole de l'homme ? A voir de près, c'était ça le mystère.
Le mystère d'une pousse si tendre, si fragile, sortant de la terre mais si différente de la terre, le mystère de la rose couronnant la tige, arrêtant la course de la tige vers la lumière, le mystère de la chair courant sur toutes les surfaces comme à la recherche de quelques racines, tombant au bout de sa course, redevenant poussière.
On nous avait dit que la rose et sa senteur étaient de la sueur de l'homme, de la sueur du meilleur des hommes. L'homme était de la poussière mais il n'était pas destiné à rester dans la poussière. S'élevant de la terre, il pouvait atteindre le ciel en dépas- sant sa nature de poussière. C'était ça le but de son passage, le but de sa vie sur la terre. Il fallait admirer la rose mais ne pas s'y arrêter, elle n'était là que pour nous donner un aperçu de ce que serait l'éclosion dernière. Le bourgeon de la tige qu'est l'homme allait éclore sous d'autre cieux, pour d'autres yeux, nous disait-on....
DU MÊME AUTEUR
Artères-solaires
poésie, L'Harmattan, 1997.
Les Chemins du nocturne
poésie, Le Castor Astral, 2000 (prix international de la poésie francophone Ivan-Goll).
Le Verbe temps
poésie, Le Castor Astral, 2001. Couleurs démêlées du ciel, poésie, Le Castor Astral, 2003.
© Editions Robert Laffont, SA., Paris, 2004
ISBN 2-221-10167-7
Date : 2004, Paris