Préface
On me demande d'introduire a un recueil qui expose et illustre la question kurde, qui défend les revendications nationales des Kurdes. C'est un privilège qui m'est accordé, un honneur qui m'est fait. On peut renoncer aux privilèges et aux honneurs qui constituent des avantages injustifiés. On ne doit pas repousser ceux qui impliquent une responsabilité, exposent aux incompréhensions, aux attaques et aux calomnies. Je n'y renoncerai pas.
Pourquoi un tel recueil, très suffisamment probant en lui- même, requiert-il une telle préface ? Apparemment parce que les droits nationaux des Kurdes ne bénéficient pas spontanément de cet appui de l'opinion de gauche mondiale qu'ont reçu, sans grands problèmes, d'autres causes nationales.
Pourtant, les Kurdes méritent cet appui. Je ne me hasarderai pas à les défendre devant la droite internationale, ni devant tous les hommes politiques réalistes qui pèsent les chances et les malchances, les points forts et faibles de chaque mouvement, leurs avantages et leurs inconvénients pour leur propre stratégie. Les premiers ne croient pas aux droits des peuples. Les uns et les autres soutiendront le mouvement kurde quand ils y auront avantage, l'abandonneront dans le cas contraire. C'est d'ailleurs ce qui est arrivé. Cette position est cohérente, sinon morale. Des hommes politiques kurdes peuvent peut-être essayer de discuter politiquement avec ce genre d'hommes. Mais ni moi ni ceux qui sont dans ma position ne peuvent trouver de langage commun avec eux.
Ce n'est pas le cas lorsqu'il s'agit de parler à ceux qui partent du principe du droit des peuples à une existence autonome, à une autonomie de décision garantie par des institutions politiques propres, appuyée par des forces qui obéissent à l'autorité que chaque peuple a établie à sa tête. Notre siècle a répudié les naïvetés du passé. Il ne croit plus aux libertés octroyées, dépendant du bon vouloir des autres, aux assurances verbales ou écrites, fussent-elles consignées dans les textes les plus solennels. Non seulement chaque peuple, mais chaque groupe, chaque corporation ne croit qu'aux libertés qu'il a quelque chance de pouvoir défendre lui-même.
Mais ils sont nombreux ceux qui réclament la liberté pour leur peuple (ou les peuples qui leur sont amis) et qui la refusent aux autres, ou du moins à d'autres et notamment à ceux qui dépendent d'eux. On connaît le slogan mis dans la bouche des réactionnaires du XIXe siècle : « Quand nous sommes dans l'opposition, nous vous réclamons la liberté au nom de vos principes ; quand nous sommes au pouvoir, nous vous la refusons au nom des nôtres. » Le parallélisme est clair. Ici, on proclame : « Quand nous sommes dominés, nous vous sommons de lutter pour notre liberté au nom du droit des peuples à l'indépendance. Si vous êtes vous-mêmes de la nation dominatrice, vous devez, en vertu de cette éthique, repousser les appels de vos dirigeants à votre patriotisme, à la solidarité nationale, au réalisme de la défense des avantages dont bénéficie votre nation. Quand nous sommes indépendants, nous refusons la liberté aux autres en vertu de ce même patriotisme, de cette même solidarité nationale, de ce même réalisme. Votre sentiment national devait être subordonné en notre faveur à l'éthique universelle, le nôtre est au-dessus de tout. » Et de reprendre les slogans si violemment dénoncés chez les autres : Right or wrong, my country ! Vaterland über alles !
Encore une fois, il est impossible de trouver un langage commun avec ceux qui manipulent sciemment cette infernale hypocrisie, qui ont pleine conscience de son incohérence intellectuelle et morale, mais qui, dans l'intérêt de leur stratégie politique, utilisaient cyniquement hier la mauvaise conscience de certains pour mépriser non moins cyniquement aujourd'hui la conscience, bonne ou mauvaise, des uns et des autres. Mais il ne manque pas d'honnêtes gens entraînés par la tendance idéologique à la simplification brutale ou abusés par des arguments fallacieux, pris au piège de raisonnements idéologiques alambiqués, cédant au chantage pour ne pas être accusés de racisme, de collusion avec le colonialisme et l'«impérialisme», que sais-je encore ? L'esprit de l'homme est susceptible d'être capté par mille et mille ruses, et combien plus, parmi les hommes, l'esprit du militant.
C'est que la plupart des militants ont choisi une cause, le plus souvent au cours de leur adolescence, pour des raisons émotives (je ne veux pas dire par là que forcément elles ne soient pas justifiées). Ils ont depuis longtemps oublié les motivations de leur choix. Ils ont fait de celui-ci un absolu que rien ne saurait remettre en question : ni les objections éventuellement valables qu'on pourrait faire à ces motivations de départ, ni le fait que leurs dirigeants ont pu modifier le programme précis auquel ils ont adhéré, ni que des faits qu'ils ignoraient au moment de leur adhésion aient été révélés, ni que les conditions aient pu changer. Un choix qui donne un sens à la vie personnelle, qui a suscité des vagues d'abnégation, qui a poussé à des sacrifices pénibles ou causé de grandes joies, qui a fait répandre le sang de martyrs parmi ses amis et celui de nombreux ennemis détestés, qui met surtout en communion intime avec un groupe de même orienta- talion où l'on baigne dans une si agréable et si nécessaire chaleur humaine, un tel choix, on n'y renonce pas aisément.
Une cause est un choix parmi des choix. Une cause nationaliste est le choix du dévouement à une nation donnée — en général la sienne. Au-delà, c'est le choix du nationalisme comme valeur, de préférence à l'universalisme ou à la dévotion religieuse. Mais, à ce niveau, les motivations invoquées, sincèrement souvent, se mêlent aux pulsions inconscientes. Dans cette confusion, la cause précise invoquée bénéficie d'un salmigondis de justifications mêlées, souvent contradictoires, que seules font trouver rationnelles la passion, la volonté de continuer sur sa voie et, last mot least, l'autorité du groupe auquel on appartient, de ses cadres, de ses chefs. Si on doute, on se sent soutenu par toute une masse humaine dont on suppose gratuitement qu'elle ne saurait se tromper, alors même que bon nombre de ses membres peut-être font le même raisonnement circulaire et liquident leurs doutes sur la foi de l'assurance apparente du douteur.
On n'a donc pas à se heurter qu'à l'égoïsme existentiel de certains, à leur machiavélisme, à leur stratégie réaliste. Il y a aussi — et ici la discussion est nécessaire et peut être fructueuse puisque l'on part des mêmes bases sous-jacentes — les honnêtes et dévoués militants auxquels leur passion désintéressée a fait oublier les motivations éthiques à la base de leur choix, ou au moins les justifications qu'ils ont sincèrement apportées à celui-ci. Laissons de côté ceux qui croient encore que leur choix d'une cause n'a rien de moral, mais découle d'une sorte de nécessité « scientifique », de déterminisme naturel. Cela alors qu'ils invoquent quotidiennement les souffrances auxquelles « on doit » porter remède, l'inhumanité des oppresseurs que chacun a le « devoir » de combattre. Heureux les simples en esprit ! Il y a bien au départ, en réalité, un choix parmi les valeurs éthiques. On peut en comprendre un autre que celui qu'on a fait soi-même, même s'il est loisible de discuter sa cohérence.
Ainsi on peut comprendre ceux qui jugent les droits nationaux en général comme peu importants. C'est ainsi qu'en ont jugé de bonnes parties de l'humanité pendant de longues périodes historiques. Un croyant peut juger que peu importe le souverain, du moment que Dieu obtient son dû. Un universaliste peut estimer que l'essentiel, ce sont les droits de l'individu face au pouvoir, quel qu'il soit. Ceux-là ont le droit de mépriser la revendication kurde, à condition quand même de s'assurer que le culte de Dieu n'est pas invoqué pour couvrir des intérêts très humains et que les droits de l'individu kurde sont aussi bien sauvegardés que ceux d'un autre.
Mais quand on a jugé que les droits nationaux étaient essentiels, qu'un individu n'était pas vraiment libre lorsqu'il ne pouvait développer sa langue et sa culture propres (entre autres), lorsqu'il était poussé par la contrainte et non par un choix volontaire à l'assimilation culturelle, lorsque les aspirations et les intérêts de son groupe national étaient contrôlés par une autre ethnie hégémonique, alors on n'a pas le droit de refuser aux autres ce qu'on a revendiqué pour soi-même. Ou bien on se démasque, on dévoile derrière les motivations idéales qu'on invoquait la pulsion sordide qu'elles cachaient : l'égoïsme, la volonté de puissance, la rapacité de groupe. On ne voit pas pourquoi ces sentiments seraient plus respectables dans les groupes que chez les individus. Et on s'ôte toute possibilité d'être cru quand on fera appel une fois encore à la conscience universelle. Qui sera assez naïf pour voler au secours du loup appelant à l'aide et dénonçant la méchanceté de ceux qui l'attaquent si ses babines sont encore luisantes du sang des moutons qu'il a égorgés ?
Le remède à toutes ces ruses est dans le retour aux évidences simples contre lesquelles les portes de l'enfer ne sauraient prévaloir. Toute situation politique est infiniment complexe, mais la plupart des options éthiques sont simples.
Les droits du peuple kurde ne devraient faire de doute pour personne. Voici un peuple bien spécifique, parlant une langue bien définie (quoi qu'on en dise en Iran), vivant sur un territoire cohérent, doté d'une culture particulière, refusant dans sa masse l'assimilation culturelle à laquelle on veut le contraindre, ayant montré mille fois depuis plus d'un siècle sa conscience de former un groupe ethnico-national particulier qui a vocation à des institutions politiques propres, qui a droit à exercer son autonomie de décision. On peut discuter sur les options stratégiques et tactiques des dirigeants kurdes du passé et du présent, qui ont été en effet souvent critiquables, et sur bien d'autres choses encore peut- être. Mais les caractéristiques que je viens d'énumérer sur la spécificité du peuple kurde sont des données objectives, indiscutables, qu'aucun observateur sérieux ne peut nier.
Pourquoi donc ces réticences vis-à-vis des droits nationaux kurdes de la part de tant de ceux qu'on a connus si ardents à se mobiliser pour la défense de revendications qui n'étaient, dans le meilleur cas, pas mieux justifiées ? Pourquoi certains prétendent- ils que ces droits sont actuellement pleinement satisfaits sur la foi d'assurances qu'ils seraient unanimes à soupçonner et à rejeter à propos d'autres peuples ? Pourquoi toutes ces arguties sur le comportement passé des dirigeants kurdes formulées par tant de personnalités qui estiment, à juste titre dans tant d'autres cas, que la stratégie et la tactique des chefs d'un mouvement ne sont nullement pertinentes pour juger de la légitimité de la revendication que défend ce mouvement ?
C'est simplement que les Kurdes ont eu le tort ou le malheur d'avoir à revendiquer leur indépendance de décision à l'encontre (entre autres) de deux nations qui elles-mêmes revendiquaient des droits analogues et étaient, de ce fait, soutenues par la gauche mondiale. D'abord, dans le passé récent, contre une Turquie nationaliste que les puissances impérialistes d'Occident voulaient asservir et que l'évolution de sa politique intérieure n'avait pas encore rendue antipathique à cette gauche. Ensuite et surtout, contre les Arabes d'Irak (et un peu de Syrie), alors que le peuple arabe dans son ensemble apparaissait comme une victime de choix des mêmes impérialismes et le chef de file de la lutte contre eux. Les Kurdes, en quelque sorte, seraient donc les opprimés des opprimés.
Or, la conscience mondiale de la justice a déjà beaucoup de mal à se décider à prendre le parti des opprimés. Dans ce processus, encore une fois, le mode idéologique de pensée et de comportement pousse constamment à dépasser le point de départ éthique et ses corollaires rationnels. L'idéologie veut oublier constamment que l'opprimé n'est pas par nature pourvu de toutes les vertus, et ce pour toujours. « Le prolétariat n'est pas un saint », avertissait Lénine. On a vu bien des individus traités injustement et qu'il fallait défendre, mais qui présentaient bien des défauts, dont au surplus le comportement devenait franchement odieux une fois tirés d'affaire. C'est encore bien plus le cas pour les peuples, ces entités collectives groupant des individus de toute espèce affligés aussi bien des tares que des qualités communes à l'humanité, parmi lesquels beaucoup se laissent manipuler par les ressorts universels de la démagogie. Leurs chefs sont entraînés par le jeu politique qui implique toujours au moins une certaine dose de dissimulation, de travestissement des réalités, d'iniquité imposée, parfois avec l'idée qu'elle sera provisoire (et pour le bien de tous naturellement), mais avec l'habituelle tendance du provisoire à se figer dans le durable.
L'idéologie préfère toujours la solution la plus simple. Le peuple opprimé, pour elle, n'est pas à défendre parce qu'il est opprimé et dans la stricte mesure où il est opprimé. 11 est sacralisé, sanctifié, admiré dans tous ses faits et ses gestes, dans toute sa culture, dans tous ses comportements présents, passés et futurs. Il est à défendre parce qu'il est lui-même, cet objet admirable d'un narcissisme direct ou transposé, et non plus seulement, non plus tellement parce qu'il est opprimé. Lui reprocher la moindre tache est sacrilège, est criminel. En particulier, on ne saurait admettre qu'il puisse opprimer à son tour un autre peuple. En juger ainsi serait (ainsi « raisonne » la conscience idéologique) apporter une tache à son portrait, le désacraliser, donc justifier qu'il ait été ou qu'il soit encore opprimé.
Cette soi-disant logique est à combattre vigoureusement, car elle ouvre la porte à toutes les désertions du combat toujours nécessaire contre l'injustice. La Pologne opprimée devait être défendue comme elle l'a été par tous les esprits progressistes du XIXe siècle et du début du XXe siècle. II était non moins nécessaire de combattre la politique fascisante ou franchement fasciste des gouvernements de la Pologne indépendante, sur le plan social et celui de la politique intérieure, comme sur celui de l'oppression des nationalités non polonaises absorbées par l'Etat. Il était même nécessaire de dénoncer les tendances qui cillaient dans ce sens avant que l'indépendance ait été acquise. 11 est toujours justifié de lutter contre l'exclusivisme nationaliste du peuple polonais avec tous ses excès. Je pourrais très facilement, hélas ! multiplier les exemples.
« Un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre. » Cette phrase de Marx voulait être plus stratégique qu'éthique. L'exemple de l'Irlande qu'il invoquait lui donnait la possibilité de démontrer qu'il ne s'agissait pas (pas seulement !) d'une exigence morale à brandir devant le peuple oppresseur. Il démontrait que la colonisation de l'Irlande par l'Angleterre fournissait des armes à la classe dominante britannique pour perpétuer l'exploitation et la subordination du peuple anglais lui-même. le crois d'ailleurs que c'est vrai dans la plupart des autres cas. Mais on peut peut-être concevoir que, parfois, l'oppression d'un autre peuple bénéficie à toutes les couches du peuple dominant et n'entrave pas la lutte revendicative de ses classes défavorisées. Même ainsi, il ne serait pas justifié de ne pas se solidariser avec la lutte du peuple soumis, à moins de retomber dans l'hypocrisie et le « réalisme D contre lesquels on a voulu se dresser au départ, contre lesquels on mobilise l'indignation morale de ses partisans.
Etre anticolonialiste, antiraciste, anti-impérialiste, cela ne signifie pas, comme semblent le croire beaucoup (ou ils font comme s'ils le croyaient), sacraliser les Juifs, les Arabes, les Noirs ou d'autres, les déclarer partout et toujours impeccables. S'ils étaient impeccables, admirables en tous points dans le passé, le présent ou le futur, il faudrait leur attribuer une essence supérieure à celle du reste de l'humanité. On ne voit pas dès lors en quoi cette thèse, explicite ou implicite, serait différente des thèses racistes qui proclament la domination nécessaire et bénéfique des peuples soi- disant supérieurs sur les autres. Etre anticolonialiste, antiraciste, anti-impérialiste, c'est combattre l'oppression d'une ethnie, d'un peuple, d'une nation par d'autres, et combattre toute activité oppressive et exploitatrice contre qui que ce soit qui l'exerce, le cas échéant contre des Juifs, des Arabes, des Noirs... ou des Kurdes. De même, se faire les défenseurs de la justice, c'est s'engager à combattre toutes les iniquités, y compris le cas échéant celles qui s'exerceraient au nom des ethnies autrefois ou aujourd'hui opprimées, au nom des classes exploitées dans le passé ou dans le présent, ethnies et classes pouvant passer facilement du rôle d'opprimés et d'exploités à celui d'oppresseurs et d'exploiteurs. Les persécuteurs du jour ont été, bien souvent dans l'histoire, les persécutés de la veille.
Cela engage à ouvrir l’œil le plus critique sur les argumentations qui prétendent justifier des procédés de ce genre. En particulier, il faudra repousser les arguties, les paralogismes fondés sur la nécessité supposée de sauvegarder l'« unité nationale ». J'ai pu lire sur une proclamation d'une formation de gauche d'un peuple du tiers monde cette phrase curieuse : « Le principe d'autodétermination doit être subordonné au principe de l'unité nationale. » Etonnant pouvoir des mots ! Ceux qui formulaient ou approuvaient par entraînement moutonnier cette assertion, emportés sans doute par la seule vertu de l'autorité avec laquelle elle était assenée, par réflexe conditionné du type de celui du chien de Pavlov, semblaient perdre la simple faculté de l'analyser. Que signifie-t-elle en effet sinon que des groupes entiers doivent être contraints de demeurer dans une formation nationale qu'ils ne reconnaissent pas comme leur ? C'est un principe que certains peuvent défendre. Mais, de grâce, qu'ils le proclament en clair, qu'ils ne le dissimulent pas, pour le faire avaler à leurs troupes, sous des formulations éloquentes et hypocrites. Qu'ils ne prétendent pas rester fidèles ainsi aux valeurs de liberté dont ils invoquent le bénéfice quand elles sont à leur avantage. Il faut demander toujours : unité nationale de qui ? dans les frontières fixées par qui ? au bénéfice de qui ?
Les Arabes ont été opprimés par les puissances occidentales. Ils sont encore, dans une certaine mesure, l'objet de procédés iniques. Ils ont droit, dans cette mesure, à l'appui des hommes de justice et de progrès. Mais, pas plus que les Juifs, ils ne forment un peuple élu. Eux et leurs chefs sont capables de comportements injustes envers d'autres peuples. Si leurs chefs étaient idéaux d'ailleurs, on ne voit pas pourquoi ils seraient si constamment dénoncés, de la manière la plus virulente, par les très nombreux contestataires arabes eux-mêmes. Il est bien certain que les Arabes d'Irak dénient aux Kurdes les droits élémentaires des nations. On en verra dans ce livre maints et maints exemples, dont certains au moins me paraissent indiscutables. La déportation de nombreux Kurdes hors des régions du Kurdistan irakien qu'on entend arabiser est malheureusement un fait certain. Une telle pratique susciterait partout ailleurs la protestation la plus vigoureuse. Il n'y a aucune raison morale ou rationnelle pour que cette protestation ne se fasse pas jour dans ce cas-là.
On pourrait assurément appliquer ici un raisonnement analogue à celui que Marx développait pour le cas irlandais. Je préfère — ici en tout cas — insister sur le devoir pour chacun de ne pas se laisser imposer une schizophrénie hypocrite. Nous devons défendre les Kurdes et les Arabes, ni les uns ni les autres peuple élu (il faudra peut-être un jour le rappeler aux Kurdes eux-mêmes), les défendre contre l'injustice et dans la mesure où ils subissent l'injustice. Rien de plus, rien de moins. La vigueur de la protestation n'implique pas l'aveuglement voulu du protestataire. Ainsi seulement notre démarche sera crédible, ainsi seulement pourra-t-elle recueillir un large assentiment, émouvoir, mobiliser. La sincérité et la rectitude ne suffisent certes pas à gagner les batailles, mêmes celles qui sont menées pour la conquête de l'opinion. Mais, dans cette dernière lutte, elles sont des armes elles aussi. On ne gagne rien à l'oublier.
Maxime RODINSON
Postface
Situation nouvelle en Iran
Trente années de guerres, de confrontations indirectes et de crise se déroulant quasiment sans exception dans le tiers monde, et plus particulièrement en Asie et en Afrique, semblent ne pas avoir modifié grand-chose aux habitudes héritées du passé. Les spécialistes des relations Est-Ouest continuent à se cantonner à être des spécialistes de l'U. R. S. S. et/ou des Etats-Unis. Or, sur le plan politique et stratégique, l'enjeu, chaque fois, se situe ailleurs.
Cela a amené, par exemple, les Etats-Unis à s'engager, à tort, dans la guerre du Vietnam. Qui, parmi les décisionnaires sous la présidence de J. F. Kennedy, connaissait les données locales? Ces données locales qui, finalement, allaient se révéler décisives. Leur connaissance de l'adversaire du point de vue culturel et sociologique — pour ne pas parler de l'histoire — était d'une effrayante médiocrité et il est indicatif, entre mille exemples, que l'admirable ouvrage de Paul Mus, Vietnam : sociologie d'une guerre(1), qui fournit tant de clés, n'ait été traduit aux Etats-Unis qu'en 1971. Le dossier Angola, sur le plan des données locales, était une inconnue pour l'équipe Nixon-Kissinger, comme le montre le livre de John Stockwell(2), qui dirigea, à l'époque, l'Angola Task Force. Les exemples peuvent être multipliés à l'envie et il est vrai aussi que les meilleurs dossiers, les rapports serrant au plus près les réalités du terrain, ne conduisent, le plus souvent, à aucune décision sensée.
Nombre de régimes forts et sûrs, alliés de l'Occident démocratique, se sont effondrés au cours des dernières années : fascisme portugais, empereur d'Ethiopie, shah d'Iran. Cela devrait attirer l'attention sur les contradictions internes à ces sociétés. Le problème n'est pas tant lié à la capacité militaire ou politique de l'Occident de contrôler les événements, mais à l'incapacité à saisir l'importance des changements profonds à l'intérieur de sociétés autres. Si le monde afro-asiatique est un enjeu ouvert dans la confrontation Est/Ouest, il est étroit de n'en voir que cette dimension. Comme le montre l'Iran depuis bientôt deux ans, il y a, sans la moindre immixtion soviétique, une confrontation multidimensionnelle entre l'Occident et les sociétés du tiers monde, notamment celles qui ont le plus d'épaisseur culturelle.
Ce qu'il importe de considérer, c'est le jeu interne des forces sociales sur lequel l'une ou l'autre des grandes puissances peut, par ailleurs, à certains moments peser de façon décisive, de façon directe ou indirecte. Ainsi du Chili.
Les récents bouleversements en Iran, puis en Afghanistan, remettent en question d'une manière fondamentale l'équilibre stratégique en Asie occidentale. L'onde de choc de ces deux événements de nature différente mais l'un et l'autre de grande portée, affecte de façon diverse toute la région.
L'Inde, l'Irak, la Turquie en tirent indirectement des bénéfices importants.
L'Inde, grâce à l'effondrement de l'Iran impérial et de son prestige militaire, devient, son rival pakistanais étant plus affaibli que jamais, la grande puissance militaire de cette partie de l'Asie.
L'Irak a trouvé avec l'affaiblissement de l'Iran une occasion peut-être unique (bien que ses faiblesses résident dans ses populations chiites et kurdes) pour tenter de devenir la puissance principale du Moyen-Orient.
La Turquie, au bord de la banqueroute, trouve désormais, grâce à l'effondrement du shah et à l'intervention soviétique en Afghanistan, ses partenaires occidentaux déterminés à lui fournir une aide économique.
Naturellement, la fin de l'Iran comme allié majeur de l'Occident et particulièrement des Etats-Unis, et comme gardien de l'ordre dans le golfe et dans la partie occidentale de l'océan Indien, oblige les Etats-Unis à un repli. La défense articulée à partir de Diego-Garcia se déploie jusqu'aux Emirats et à l'Arabie Séoudite seulement, tandis que le Pakistan estime avoir tout à gagner à rester prudent. Israël, enfin, perd avec le shah un allié précieux.
Dans l'équilibre général de la région, cela oblige les Etats- Unis à souhaiter plus que jamais que l'accord égypto-israélien puisse aboutir. Mais on doit noter que les Etats-Unis n'ont pas la capacité de forcer Israël à un compromis sur les territoires occupés (Cisjordanie, Gaza, statut de Jérusalem). D'autre part, renflouer l'économie égyptienne paraît une tâche bien coûteuse et le type de croissance qui y est poursuivi avec l'enrichissement fantastique de certaines couches urbaines peut, à moyen terme, poser des problèmes politiques internes similaires à ceux de l'Iran.
Quant à l'occupation de l'Afghanistan, elle détermine un nouvel affaiblissement géopolitique de la Chine dont le seul allié régional, le Pakistan, déjà grandement diminué, se trouve dans une position où il sera peut-être amené, compte tenu de sa faiblesse interne à adopter l'attitude que l'U. R. S. S. souhaite lui faire prendre : celle d'une neutralité positive. L'Iran lui-même, quelles que soient ses vicissitudes, et tout en manifestant hautement son anti-américanisme, ne peut, de façon discrète, que s'inquiéter de voir son flanc est contrôlé par son trop puissant voisin du nord.
A l'ensemble de ces événements, les réponses de l'Occident en général et des Etats-Unis en particulier ont été à peu près nulles : incompréhension devant la dramaturgie particulière de la révolution iranienne et absence d'aide concrète aux résistants afghans. Le constat des faits se limite là.
Pour le reste, perçu du côté américain (les perceptions psycho-politiques étant le plus souvent des dialogues de sourds), l'ensemble de ces événements considérables a été et continue d'être ressenti à travers la dramatisation quotidienne faite autour des otages de l'ambassade américaine en Iran et par un boycott, plutôt dérisoire, des Jeux Olympiques de Moscou.
Iran
Pour situer la révolution iranienne, il faut rappeler quelques données fondamentales :
— La révolution iranienne, qui est une révolution politique et non une révolution sociale, a eu lieu dans un pays semi-développé dont la moitié de la population est urbanisée. Cela place l'Iran dans une situation bien différente de la plupart des révolutions du tiers monde. Le poids des couches moyennes y est quantitativement et qualitativement considérable. Les ouvriers eux-mêmes sont près de trois millions. Les élites sont très nombreuses. Ce sont les villes qui ont déterminé la chute du shah. Ce sont encore les villes qui détermineront le cours futur des événements.
— On ne peut pas perdre de vue l'extraordinaire « épaisseur » culturelle et historique du pays, articulée autour de la domination persane, de l'importance religieuse, historique et culturelle du chiisme qui est partie intégrante (et on pourrait dire façonnante) de la spécificité persane et iranienne. De la capacité culturelle à assimiler l'envahisseur et à influencer la périphérie, même lointaine — jusqu'à l'Inde du Nord.
Même durant la période de décadence du XIXe et du début du XXe siècle, l'Iran a produit un réformateur comme Jamal Eddin El Afghani. La conscience historique de cette grandeur et de l'identité iranienne est vive en Iran. De même que la mémoire des résistances aux mainmises occidentales : révolte du tabac de 1891-92(3) (pour dénoncer le monopole du tabac accordé par les Khadjars à une entreprise britannique, les Iraniens ont boycotté le tabac à l'appel des religieux) ; révolution constitutionnelle de 1905-1911 ; protestation contre le traité anglo-perse en 1919 ; tentative avec le gouvernement Mossadegh (1951-53) de lutter contre le monopole occidental du pétrole, etc.
— L'Iran contemporain commence en 1926 avec Reza Shah, père du shah détrôné, et créateur de la (courte) dynastie Pahlevi. La période précédente, celle des Khadjars, ne connaît (contrairement à l'Empire ottoman et à l'Egypte) aucune tentative de centralisation. Dans un pays de steppes, de montagnes et de déserts, avec quelques villes organisées autour d'oasis, une population peu dense avec une considérable proportion de nomades, échappe pour l'essentiel au contrôle de l'Etat.
Reza Shah fonde à la fois la dynastie Pahlevi et l'Iran moderne (qui s'appelait la Perse jusqu'en 1934). Au cours des années vingt et trente, il détruit l'autonomie des tribus, notamment parmi les Bakhtiari et au Khouzistan. Le monopole des revenus pétroliers jusque-là versés par les Britanniques aux chefs de tribus, notamment au Khouzistan, appartient désormais à l'Etat. La centralisation, grâce à la constitution d'une armée, au renforcement de la bureaucratie et de la police politique, va de pair avec un important effort de modernisation notamment en matière de communications et de scolarisation.
— L'église chiite représente en Iran l'islamité et l'iranité, et son rôle historique est la critique du pouvoir considéré comme mauvais par essence. L'alliance entre les Ulemas et le bazar est traditionnelle (elle s'était manifestée lors du mouvement de protestation concernant le monopole du tabac). La rébellion d'une partie du clergé (dont l'ayatollah Khomeiny) date de la « révolution blanche » de 1963. Les transformations structurelles de type moderniste avaient été alors refusées.
L'église chiite a pu jouer un rôle important grâce à sa profonde iranité et son contact avec les masses, et parce qu'elle demeurait le dernier refuge oppositionnel. Mais si la critique économique du régime par le clergé rejoignait celle des radicaux, les conceptions sociales de l'écrasante majorité des ulemas sont conservatrices.
— Le pouvoir du shah après une période de faiblesse (formation puis effondrement des républiques d'Azerbaïdjan et de Mahabad, encouragées puis abandonnées par l'Union soviétique ; gouvernement Mossadegh : confrontation pour le contrôle du pétrole, élimination de ce dernier par la C. I. A. et rétablissement sur le trône du souverain) devient progressivement omnipotent, surtout après 1963.
Sous son impulsion, l'Etat détruit, notamment à la campagne, les anciens rapports de production et met bientôt, par la politique agraire poursuivie, une bonne partie de la paysannerie dans l'obligation de se résoudre à l'exode rural. Les bureaucrates remplacent les propriétaires terriens et le plus certain des résultats, c'est le renforcement du poids de l'Etat à la campagne. (Entre 1973 et 1977, près d'un quart de la population rurale s'établit en ville.)
En 1974, 88 % des revenus de l'Etat proviennent du pétrole. Les surplus considérables de la vente pétrolière amènent à réviser les objectifs du Ve plan iranien : la croissance annuelle projetée passe de 11,4 % à 25,9 % ! Mais la capacité techno-culturelle du pays et le type de croissance mis en œuvre ne permettent pas au pays d'absorber ce surplus. L'inflation, après un boom initial, atteint, dès 1975, 35 %. Des goulots d'étranglement apparaissent à tous les niveaux. Dans les grandes villes, le prix du terrain à bâtir décuple, tandis que la crise frappe durement les campagnes et accélère l'exode rural, alors que les conditions de vie des masses urbaines se détériorent très rapidement.
L'absence de tout droit politique (un parti unique a été institué en 1975), l'inefficacité de l'Etat face au blocage de la machine économique, les inégalités sociales de plus en plus exorbitantes, portent la crise à son comble. Une modernisation accélérée déstabilise une société qui « marginalise » ses masses déshéritées. Telles sont les causes de la révolution iranienne avivées par les problèmes d'identité que provoque ce type de modernisation sauvage, inspirée du modèle occidental.
L'unanimisme des manifestations contre le shah, véhiculé à travers le cérémonial chiite (qui retrouve là sa fonction traditionnelle de critique et d'opposition au pouvoir) masquait les contradictions de la société iranienne.
Le mouvement urbain massif qui a déterminé la chute du shah est quasi unique dans l'histoire contemporaine par son ampleur comme par ses formes. Peu d'actions armées mais un consensus à peu près total. Il n'y a pas eu de couche sociale pour soutenir l'armée qui s'est trouvée isolée face à l'ensemble des populations urbaines pour finalement se disloquer. Le 9 février, les forces armées finiront par se combattre entre elles, ce qui portera le coup final au régime. Il ne faut cependant pas négliger le fait que c'est la petite bourgeoisie traditionnelle du bazar qui a fourni la colonne vertébrale du mouvement urbain, ainsi que les étudiants — particulièrement ceux d'extrême gauche —, et que par leur grève prolongée, les ouvriers des régions pétrolières ont été un élément déterminant. Le clergé chiite, comme on sait, a, grâce à la personnalité de l'ayatollah Khomeiny, joué un rôle unificateur puissant et entraîné le sous-prolétariat issu de l'exode rural.
Les conflits sociaux ont été occultés : bien plus que les revendications sociales ou économiques, la mobilisation a en effet été opérée autour de l'Islam chiite, des libertés politiques, de l'anti-américanisme, voire du problème palestinien.
Jusqu'à présent, le dynamisme de cette révolution politique s'est essentiellement exercé sous forme de prises de position en matière de politique étrangère. L'Etat est faible, sans cohérence, tandis que son contenu social concret est nul par rapport au discours populiste qu'il véhicule. En matière économique, les structures de l'Etat n'ont pas été modifiées par la série de nationalisations effectuées (banques, industries).
Cependant, derrière les grandes manœuvres de politique étrangère axée sur !'anti-américanisme et les déclarations populistes, se livre une intense lutte interne autour du contrôle de l'appareil d'Etat, et les centres de décision sont multiples et contradictoires.
Les contradictions majeures se situent sur le double plan social et ethnique.
L'Iran, on le sait, est une mosaïque de populations et de langues. L'affaiblissement du pouvoir central, comme c'est classique, a permis l'expression de mouvements de type autonomiste.
Dominé par les Persans', l'Iran ne peut pas être gouverné sans un accord avec les Azerbaïdjanais(5). En effet, la contestation de l'Azerbaïdjan, si elle devait s'exprimer, atteindrait l'Iran en son cœur même. Il n'y a pas, du moins pour l'instant, de mouvement autonomiste digne de ce nom car la bourgeoisie et la petite bourgeoisie azerbaïdjanaises ont été cooptées durant le règne du shah et partagent le pouvoir politique et économique au moins dans une large mesure.
La contestation existante vient des ethnies moins nombreuses et plus marginales : Kurdes surtout (5 à 6 millions environ) qui disposent, avec le P. D. K. I. (Parti démocratique du Kurdistan iranien) d'un mouvement autonomiste organisé et armé. Malgré deux tentatives en 1979 et 1980, l'armée et les « pasdaran n'ont pu affaiblir le mouvement kurde assuré d'un soutien populaire massif. Un gouvernement faible qui tenterait d'asseoir son autorité en essayant d'écraser les autonomistes kurdes risquerait la chute.
Les autres groupes ethniques qui ont des aspirations exprimées d'autonomie sont les Arabes du Khouzistan (chiites), région pétrolière vitale convoitée par l'Irak, les Turkmènes du Mazaderan et les Baloutches. Moins nombreux que les Kurdes, tous ces groupes sont des sunnites dans leur écrasante majorité.
Quel qu'il soit, un aménagement devra être trouvé avec ces groupes ethniques qui n'accepteront plus le statut inférieur qui fut le leur sous les Pahlevi.
La partie principale se joue cependant à Téhéran où la polarisation politique devient de plus en plus visible. Devant le cours socialement de plus en plus conservateur des forces politiques actuellement en lutte, l'extrême gauche, particulièrement le mouvement le plus important et le mieux organisé, les Moujahiddin-Khalq, devra, à un moment, soit intervenir, soit subir la répression. Il est très peu probable qu'elle puisse devenir une force décisive. Dans les faits, il apparaît de plus en plus que le cours de la révolution iranienne qui dépend jusqu'à un certain point de l'existence même de l'ayatollah Khomeiny, indique une ascension d'une partie de la petite bourgeoisie iranienne, nationaliste certes, mais passablement conservatrice sur le plan social. Cela sera plus particulièrement le cas si le poids du P. R. I. (Parti républicain islamique) continue de croître. Dans la conquête du pouvoir d'Etat, le rôle de l'armée ou d'une fraction de l'armée sera sans doute déterminant, car rien n'est encore joué en Iran.
La coalition qui a entraîné la chute du shah appartient au passé. Sauf accident, la révolution politique d'hier ne produira pas de révolution sociale profonde. Quant au pouvoir, ce n'est pas tant le problème de sa nature qui est posé, mais plutôt celui de sa conquête. Celle-ci, dans la société hautement politique, fondée sur le double discours qu'est l'Iran, s'est poursuivie activement au cours de la guerre irano-irakienne et tourne de plus en plus à l'avantage des forces fondamentalistes du P. R. L (Parti Révolutionnaire Islamique).
Les Kurdes après la chute du Shah
Une situation entièrement nouvelle a été créée pour les Kurdes avec la chute du shah, les 10-11 février 1979. La communauté kurde a participé activement aux manifestations qui ont mis à genoux le régime des Pahlevi, notamment à Sanandadj, Kermanshah et Mahabad. Ces manifestations n'ont pas été dirigées par le clergé chiite — les Kurdes sont sunnites — mais, essentiellement, par le P. D. K. I. (Parti démocratique du Kurdistan iranien). A la tête de ce parti se trouve l'un des co-auteurs de ce livre : A. R. Ghassemlou. Le programme du mouvement est axé sur l'autonomie du Kurdistan iranien dans le cadre de l'Iran.
Le vide politique créé par le renversement de la monarchie fut mis à profit par les Kurdes : élections de conseils révolutionnaires pour gérer les affaires locales ; création de milices populaires armées grâce aux stocks des garnisons et des arsenaux ; activités culturelles. Après trois décennies d'interdiction, des publications paraissent en langue kurde.
Début mars, après trente-deux années de clandestinité, le P. D. K. I., réuni à Mahabad proclame sa propre légalisation et cherche à faire reconnaître par les autorités iraniennes l'autonomie de fait qu'il a instauré au Kurdistan. Quelques semaines plus tard, les communautés turkmènes et arabes emboîtent le pas aux Kurdes et réclament le droit à l'autonomie.
Fin mars 1979, une délégation se rend à Qom pour présenter à l'ayatollah Khomeiny les revendications des Kurdes. Celui-ci fait savoir aux délégués que la revendication d'autonomie est irrecevable. Le mois suivant, des affrontements ont lieu entre les « Pasdaran » (gardiens de la révolution) et des milices kurdes dans la petite ville de Naghadeh. Les affrontements se multiplient au cours de l'été tandis que le P. D. K. I., sous l'impulsion de A. R. Ghassemlou s'organise et encadre la population. Pour la première fois au sein du mouvement national kurde une direction moderniste a émergé. Le référendum sur la république islamique est boycotté au Kurdistan avec un taux d'abstention oscillant entre 85 et 90 %. Les négociations engagées avec le gouvernement traînent en longueur, tandis que sur l'initiative du P. D. K. I. devait se tenir, le 25 août, à Mahabad, un « Congrès des peuples opprimés de l'Iran » avec des délégués turkmènes, arabes, baloutches, et azerbaïdjanais. Mais le 17 août, prenant les minorités de vitesse, l'armée, sur l'ordre de l'ayatollah Khomeiny, déclenche une offensive contre les villes du Kurdistan iranien. Après une courte résistance, notamment à Mahabad, les villes du Kurdistan sont contrôlées par l'armée à partir du 5 septembre. La répression est durement menée par les « Pasdaran », particulièrement à Saqez et Qarneh. Mais les forces kurdes se replient dans la montagne après n'avoir subi que des pertes légères et l'armée qui n'a pas la volonté de leur donner la chasse, se contente d'occuper les centres urbains et les voies de communications.
En fait, ébranlée par la chute du shah, l'armée est divisée et incertaine. Les différentes armées, air, mer et terre, ont des divergences et les partisans et les adversaires (ceux-ci beaucoup plus nombreux) de Khomeiny se trouvent dans chacune d'elles. Profitant de la paralysie de l'adversaire, les forces kurdes réoccupent, fin novembre, plusieurs villes du Kurdistan.
Le régime institué par l'ayatollah Khomeiny, basé sur le fondamentalisme chiite, repose sur une ambiguïté. D'une part, il se déclare d'abord musulman, unificateur voire universel, d'autre part, implicitement, ce régime est avant tout persan et impérial. Jusqu'à la mi-décembre, le principe de l'automonie était dénié aux minorités qui le réclamait. Conscient des tensions existantes et des réticences nombreuses à l'égard du projet de constitution avalisé par l'ayatollah, le gouvernement de Téhéran a rendu public, à la mi-décembre 1979, un projet d'autonomie des minorités nationales en quatorze points.
Proclamé dans une période difficile pour le régime, ce projet a été voué aux oubliettes dès l'offensive militaire du printemps 1980. Ses auteurs, notamment M. Forouhar, ont été évincés du pouvoir et accusés dans la presse du P. R. I. de « complaisance à l'égard des contre-révolutionnaires kurdes ».
Ce projet qui reconnaissait des droits culturels aux minorités n'évoquait pas la question territoriale. Or, dans le cas des Kurdes par exemple, le P. D. K. I. revendique un territoire qui englobe quatre provinces actuellement distinctes dans le découpage iranien : le Kurdistan, les districts kurdes de l'Azerbaïdjan occidental, de Kermanchah et de l'Ilam.
A partir du cessez-le-feu de novembre 1979 et jusqu'à la reprise des hostilités en avril 1980, les pechmergas ont contrôlé la majeure partie du Kurdistan, villes comprises. Cependant, l'armée iranienne tenait garnison dans de nombreux centres urbains (Saqqez, Sanandaj, Baneh, Sardacht, Mahabad) et contrôlait les grands axes routiers. Les pasdaran étaient également présents sur les routes et dans les villes et se montraient particulièrement agressifs dès que le rapport de force le permettait (incidents sanglants de Galatan, près d'Ushnevieh en mars 1980). Durant toute cette période le P. D. K. I. s'est refusé à toute offensive afin de démontrer sa volonté de négocier ; par contre, toute attaque était vigoureusement contrée.
Le P. D. K. I. a tenu son quatrième congrès à la mi-février 1980, auquel participaient trois cent dix délégués (représentant chacun cent membres). Un comité central de vingt-cinq membres et un bureau politique de sept membres ont été élus. Cinq commissions (organisation, propagande, pechmergas, budget, éducation) ont été mises en place.
Le mouvement compte environ 30 000 membres et encadre la majorité de la population. Mouvement national ayant un programme social, il rallie l'ensemble des couches de la population, sa base étant indiscutablement populaire. Au cours des élections générales de mars 1980, le candidat du P. D. K. I. obtenait une large majorité dans de nombreuses circonscriptions (Piranchahr-Sardacht : 82,6 % ; Saqqez-Baneh : 57,7 % ; Nagadeh-Oushnevieh : 95,9 % ; Mahabad : 80,2 % ; Bokan : 57,2 %). En revanche, il y avait ballottage à Ouroumieh, Makou, Myandoab, villes à peuplement mixte kurdo-azerbaïdjanais. A Sanandaj les élections n'ont pas eu lieu, tandis qu'aucun candidat du P. D. K. I. n'était autorisé à se présenter à Kermanchah, Khoï, Salmast et en Ilam.
A gauche du P. D. K. I., soutenu par l'imam Husseini, personnalité religieuse respectée, le Komala est, de façon plus doctrinaire, basé essentiellement sur la lutte des classes et recueille surtout l'appui d'une partie de la jeunesse bien que son implantation dans une ville comme Sanandaj soit loin d'être négligeable. Les circonstances ne lui ont pas laissé d'autre choix que de lutter pour défendre l'option de l'autonomie car la situation est telle que le problème national est la question centrale. Quant au Fedayine-Khalq, mouvement à l'échelle de l'Iran, qui a une section kurde, son implantation est beaucoup plus faible que celle du Komala lui-même déjà très minoritaire.
A l'exception des tribus Jaf, Herki et Bagsada qui sont utilisées par les Irakiens ou par le gouvernement de Téhéran, l'unité des Kurdes sur le mot d'ordre d'autonomie est quasi totale.
La modification la plus importante au sein du mouvement kurde est l'émergence d'une direction moderniste et, dans ce cadre, d'un dirigeant de valeur. De formation, A. R. Ghassemlou est un économiste qui a longtemps enseigné à Prague, s'est trouvé mêlé de bout en bout au mouvement kurde iranien et a vécu plusieurs années en France. Sous sa direction, le P. D. K. I. s'est implanté dans la majeure partie du Kurdistan (Kermanchah, qui n'est pas contrôlé par le P. D. K. I. est peuplé de Kurdes chiites ; tandis que des points de friction sérieux existent dans les localités à peuplement mixte kurdo-azerbaïdjanais). Cerveau politique du mouvement, libre de tout dogmatisme, A. R. Ghassemlou est doté d'un solide sens des réalités et s'est jusqu'à présent révélé un dirigeant ayant une vision d'ensemble et un sens tactique sûr.
Si la force du mouvement vient d'un soutien populaire massif, sa faiblesse réside dans son isolement relatif. Aucun Etat, contrairement aux allégations du gouvernement iranien toujours prompt à voir l'étranger manipuler les opposants à sa politique, ne soutient le P. D. K. I. et le mouvement manque de ressources, ce qui, avec le temps et la croissance des difficultés, devrait rendre sa position moins assurée. Quoi qu'il en soit, les conditions d'une guerre de guérilla prolongée sont réunies au Kurdistan iranien et les pechmergas ne seront pas aisément réduits. Comme combattants individuels, grâce à une tradition séculaire, la société kurde produit des guerriers remarquables. Le modèle valorisé étant sans conteste celui du combattant héroïque. Mais cette tradition a le désavantage de privilégier l'héroïsme individuel au détriment de la cohésion de groupe. C'est le rôle de l'idéologie modernisatrice et de la discipline que de modifier ce comportement pour imposer et valoriser d'autres normes plus conformes à l'efficacité. La direction du P. D. K. I. a commencé à travailler dans ce sens en créant une école de cadres.
En mars 1980, le P. D. K. I. remettait au gouvernement iranien un texte en six points définissant les grands axes du plan pour l'autonomie.
1) Le peuple kurde doit obtenir ses droits nationaux sous la forme de l'autonomie au sein de la République islamique de l'Iran libre et indépendant, et ces droits doivent figurer dans la constitution.
2) Les limites géographiques du Kurdistan seront tracées en tenant compte des conditions historiques, géographiques et de la décision de la majorité des habitants des régions concernées.
3) Le Kurdistan autonome choisira un conseil général par des élections libres, directes, universelles et à un tour.
4) Le conseil général du Kurdistan élira une commission exécutive pour diriger les affaires économiques, culturelles, administratives et de sécurité du territoire autonome.
5) La langue kurde sera reconnue comme langue officielle au Kurdistan dans les communications administratives et l'éducation, à côté de la langue persane.
6) Toutes les affaires intérieures, administratives, sociales, culturelles ou de sécurité seront du ressort des organes autonomes locaux.
Après une trêve de cinq mois ponctuée de négociations non officielles et d'escarmouches plus ou moins violentes, les hostilités reprenaient en avril 1980 pour culminer avec la chute de Mahabad, le 20 septembre, veille de l'agression irakienne. Dans un premier temps, les gardiens de la révolution et les unités de l'armée iranienne portaient leur effort sur le triangle : Sanandaj, Baneh, Saqqez. Le P. D. K. I., pour éviter une épreuve de force perdue d'avance, avait décrété en mai Sanandaj ville ouverte, mais le Komala décida de résister. Le gouvernement iranien fit intervenir l'aviation et l'artillerie lourde, détruisant une grande partie de la ville, faisant de nombreuses victimes et provoquant un exode considérable. En juin, c'est l'écrasement de Baneh. Peu après, c'est le tour de Saqqez, détruite aux deux tiers. La direction du P. D. K. I. qui jusqu'alors siégeait à Mahabad, prend le maquis. Entre-temps, le parti connaît une crise interne entre une minorité — sympathisante et parfois membre du Toudeh pro-soviétique — et la majorité du P. D. K. I. rassemblée autour de A. R. Ghassemlou.
La politique du Toudeh consiste à cautionner la politique de l'ayatollah Khomeiny et du gouvernement iranien conformément à la stratégie soviétique qui cherche à se gagner les faveurs de l'Iran. Aussi la scission qui a affecté le P. D. K. I. était-elle inévitable et au total salutaire dans la mesure où elle renforce considérablement la cohésion autour de Ghassemlou.
En abrogeant le 17 septembre l'accord conclu le 6 mars 1975 à Alger entre Saddam Hussein et le shah d'Iran, le gouvernement irakien abattait ses cartes avant d'intervenir militairement quatre jours plus tard au Khouzistan.
La guerre irako-iranienne a deux dimensions originales : la première, fondamentale, est qu'elle se déroule en dehors de l'interférence des grandes puissances. En effet, pour la première fois à l'époque contemporaine, en dehors du conflit israélo- arabe, deux Etats au Moyen-Orient se disputent l'hégémonie régionale. La seconde, mineure, est que ces deux Etats ont de fortes minorités kurdes qui leur posent d'importants problèmes de contrôle et de stabilité.
Lors des accords d'Alger où l'Irak et l'Iran signèrent les clauses aujourd'hui remises en question par l'Irak, notamment celles concernant la souveraineté sur la voie d'eau du Chatt al-Arab et les revendications sur la province arabophone du Khouzistan, la victime de cet accord 'était d'abord le mouvement national kurde d'Irak.
La tentative du régime de Sadam Hussein, profitant de l'affaiblissement de l'Iran pour tenter d'établir sa suprématie dans la région, intervient à un moment particulièrement favorable sur le plan international et régional. Régionalement, l'Irak, avec l'isolement de l'Egypte, l'affaiblissement de la Syrie, la neutralité bienveillante de l'Arabie Séoudite et l'appui jordanien, se trouve dans la meilleure situation possible.
Depuis une demi-douzaine d'années, grâce aux revenus pétroliers et à une politique judicieuse, l'Irak a considérablement accru sa puissance militaire et son infrastructure industrielle et peut prétendre à un rôle régional de premier plan, tandis que ses rivaux directs (Syrie, Iran) ont connu un affaiblissement plus ou moins grand. Cependant, politiquement, les bases du régime irakien restent incertaines, compte tenu d'une proportion d'environ 55 % de chiites au sein d'une population dominée par une minorité sunnite arabe qui n'atteint pas 20%, tandis que les Kurdes constituent un quart de la population totale.
La lutte armée a repris avec une certaine ampleur au Kurdistan irakien, particulièrement au cours des derniers dix-huit mois et tout affaiblissement de Bagdad ne peut que profiter aux mouvements combattants kurdes qui n'ont rien à attendre du régime de Sadam Hussein.
A l'inverse, la position du P. D. K. I. en Iran est différente, le gouvernement actuel n'étant pas le pire possible, et le mouvement kurde se devant de ne pas contribuer à affaiblir un Iran où règne un climat de « patrie en danger ».
Tour à tour accusé d'être un agent des Américains, des Soviétiques ou des Irakiens, le P. D. K. I. est en fait un mouvement internationalement isolé mais soutenu par une indiscutable volonté populaire au Kurdistan. Sa situation n'est pas simple et son avenir est incertain, mais on peut en dire autant du régime iranien.
Ni le chiisme véhiculé comme doctrine globale par l'ayatollah, ni le populisme des discours des nouveaux milieux dirigeants ne représente un programme économique cohérent ou une issue à la crise de la société iranienne. Certes, avec l'affaire des otages américains d'abord, puis surtout avec l'agression irakienne, le régime a refait une unanimité qui tendait à s'éroder.
Le piétinement des troupes irakiennes est d'abord dû au sursaut de nationalisme iranien — l'un des plus vieux pays de la région avec l'Egypte. Secondairement, il peut être attribué à la relative médiocrité de la capacité de manœuvre des forces mécanisées irakiennes. Pas de général Sharon capable d'exploiter la faille chez l'adversaire comme durant la percée israélienne aux lacs Amers en octobre 1973. Sans aucun doute, le sous-développement joue dans cette incapacité un rôle décisif et pas seulement à l'échelle de l'état-major. Enfin, rappelons que l'armée irakienne n'était pas parvenue, en une décennie de conflits, à vaincre militairement le mouvement armé kurde en Irak.
Quoi qu'il en soit, le pire a été évité en Iran grâce à la détermination des combattants et notamment des combattants irréguliers dans un premier temps. Plus le temps passe, plus il va devenir compliqué pour l'Irak d'exploiter sa victoire aux points. Plus le temps passe et plus l'Iran est susceptible, compte tenu de sa situation géostratégique exceptionnelle, de trouver des appuis extérieurs, notamment en matière de matériel militaire.
Quelle que soit l'issue finale du conflit, les adversaires en sortiront économiquement saignés, ce qui est particulièrement grave pour l'Iran déjà considérablement diminué. La situation économique n'a cessé depuis le début de l'année de se détériorer. Le quart de la population active est au chômage. La croissance géométrique des difficultés de tous ordres provoquera bientôt un essoufflement de la mobilisation populaire. A terme, après des péripéties diverses, il faudra bien en venir par nécessité à privilégier l'ordre, la loi et l'activité économique. En effet, l'adhésion des masses urbaines déshéritées ne doit pas faire oublier l'existence d'une classe moyenne nombreuse et moderniste. Au terme de la longue crise de transition en Iran, il est possible que ces «modernistes», avec l'appui d'une fraction de l'armée, l'emportent. Quel que soit l'anti-américanisme du régime actuel, il n'en demeure pas moins que la menace majeure pour l'Iran, par évidence géographique, c'est l'Union soviétique. Entre-temps, en dehors d'une solution de type fédéral qui serait la solution la plus rationnelle bien que la moins probable aux problèmes des minorités nationales en Iran, on voit mal comment, quel que soit le régime, une épreuve de force pourrait ne pas être de nouveau engagée dès que les circonstances le permettront. Celle-ci visera principalement à écraser l'autonomie de fait du Kurdistan.
Gérard CHALIAND
Novembre 1980
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1. Publié en 1952, Editions du Seuil.
2. A C.I.A. Story, Norton, Boston, 1977.
3. Nikki Keddie, Religion and Rebellion in Iran. The banian Tobacco Protest, Londres, 1963.
4. Probablement autour de 15 millions, soit près de 40 % d'une population de 36 millions.
5. Environ 10-11 millions sur le total de 36 millions; il y a aussi 2 millions d'Arabes, 1,5 million de Baloutches, 1 million de Turkmènes, etc.