Pirtûkxaneya dîjîtal a kurdî (BNK)
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M.K., Récit d'un Déporté Arménien


Nivîskar : Baskın Oran
Weşan : Turquoise Tarîx & Cîh : 2008, Paris
Pêşgotin : Rûpel : 162
Wergêr : Elif SanerISBN : 978-2-9514448-1-2
Ziman : FransizîEbad : 140x210 mm
Hejmara FIKP : Liv. Fra. Kir. Rec. 2060Mijar : Giştî

M.K., Récit d'un Déporté Arménien
Versions

“M.K.” Adlı Çocuğun Tehcir Anıları, 1915 ve Sonrası [Türkçe, İstanbul, 2008]

M.K., Récit d'un Déporté Arménien [Français, Paris, 2008]


M.K., Récit d'un Déporté Arménien

Baskın Oran

Turquoise


«J'aurais dû mourir à l'âge de neuf ans.
Cette vie, je ne la dois qu'à la grâce de Dieu.»

Telles furent les dernières paroles de Manuel Kirkyacharian. Adana. Sud de la Turquie. 1915. Il a neuf ans. Déporté comme des centaines de milliers d'Arméniens, il perd son père, sa mère, une partie de son entourage. Il est vendu, échangé...
Quasiment parvenu au terme de sa vie, il décide de consigner, sur bandes magnétiques, les souvenirs de cette enfance tragique : le bain de sang, les fuites successives pour échapper à ceux qui l'ont « adopté » et cette errance de dix ans achevée à Alep où il retrouvera ceux de ses proches restés en vie. Paroles quasi indicibles, et pourtant paroles dites, en turc, langue qu'il connaît le mieux.

La force de ce récit réside bien sûr dans l'atrocité des événements que vécurent Manuel Kirkyacharian et les siens. Mais elle tient également à l'attitude si particulière adoptée par le narrateur.

Il raconte tout simplement sans jamais se mettre en avant, en se dissimulant presque derrière ces deux initiales, « M.K. ». Il narre sans pathos et sans haine. Il a su pardonner et trouver des remèdes aux cauchemars qui le hanteront tout au long de sa vie.

Un récit en cela unique et captivant, empreint d'une véritable émotion. Un témoignage exceptionnel sur ce terrible massacre
Baskin Oran est une figure de proue de la société civile en Turquie Professeur en sciences politiques, intellectuel engagé, il écrit pour plusieurs titres de la presse turque. Il a également publié de nombreux ouvrages et articles concernant les relations internationales, les nationalismes et les droits des minorités.


Sommaire

Préface / 11
Manuel Kirkyacharian, ses mémoires posthumes par Baskm Oran

Introduction / 25
Les causes de la déportation selon «M.K.» (74 ans)

La déportation / 35
Les multiples exactions (9-10 ans)

Les villages kurdes où il se réfugie / 53
Région de Midyat et Cizre (10 - 14 ans)

Deux années dans le village syriaque d'Azak / 75
Premiers indices sur les Arméniens (14 - 16 ans)

La ville de Mossoul / 101
Premières nouvelles de ses proches (16 -18 ans)

En route pour Alep / 117
Péripéties avec les Yézidis, les Arabes et
les occupants britanniques et français (18 - 19 ans)

Annexes

Glossaire / 131

Index des noms et lieux principaux / 134

Généalogie de la famille de Manuel Kirkyacharian / 136

Cartes et photographies / 138


PREFACE


Manuel Kirkyacharian, ses mémoires posthumes
par Baskin Oran

Un enfant à la fois ordinaire et exceptionnel

En 1980, Manuel Kirkyacharian, né à Adana [région de Cilicie] en 19061 et décédé à Sydney en 1997, a enregistré ses mémoires: une histoire ordinaire et exceptionnelle de déportation dont il fut victime à l’âge de 9 ans.

Sa mère se suicide sous ses yeux. Deux jours plus tard, son père décède, étendu à ses côtés. Il trouvera, un peu après, le reste des déportés, exterminés. Les gens sont assassinés sous ses yeux à coups de canne, de poignard, par lapidation. Ses vêtements lui sont dérobés. À plusieurs reprises, il est laissé entièrement nu. On imagine aisément la situation telle qu'elle peut être vécue par un enfant d’origine paysanne, surtout à cette époque. Puis il est vendu comme esclave. Il fuit à maintes reprises les familles qui l’ont «adopté». Il va de village en village à la recherche d’une nouvelle maison, d’un refuge. Il chemine jusqu’à Mossoul à pied, puis de là, se rend à Alep. En définitive, il aura arpenté la région pendant une dizaine d’années avant de retrouver ses proches.

Ce périple, c’est celui d’un enfant seul, un être qui n’a même pas atteint l’âge adulte.
C’est aussi une personne des plus ordinaire, parce qu’il ne fait rien d’autre, en fait, que répondre à ses instincts primaires: il cherche d’abord à survivre. Il cherche un refuge.

Son instinct le guide encore: c’est quasiment au flair qu’il remonte la piste des siens, ceux qui ont survécu. Il cherche les chrétiens, s’enquiert des Arméniens et finit par retrouver ses proches. Instinctivement, par pur besoin identitaire. 1

Les familles de Manuel et Zaruhi
Malgré le fait qu’il ait enregistré ces bandes sonores à Sydney à l’âge de 74 ans, Manuel Kirkyacharian n’ose décliner son identité en raison de son vécu douloureux.

Il se présente comme «M.K. » (voir p. 37).
Son père Stepan, natif de Hacin [Hadjin]2, est cordonnier dans un quartier d’Adana proche de celui de Terskapi. Sa mère, Mariam, vient aussi de cette ville. Manuel a quatre grandes sœurs3. Us vivent dans une maison en pisé. Puis, ils en font construire une en brique de deux étages, un peu à l’écart de la ville dans le quartier arménien de Çarçapuk4.

Le patronyme des Kirkyacharian indique qu'ils sont les descendants d’une grande famille. On raconte que lorsque leurs aïeux s’attablaient, ils étaient environ une quarantaine. À la maison, ils ne parlent que le turc. Seules les grandes sœurs ont appris l’anglais à l’école.

La famille de Zaruhi, qu’il épousera plus tard à Chypre, habite la même rue que celle de Manuel à Adana. Le père de Zaruhi, Sarkis Karaian, travaille dans une usine militaire qui fabrique des produits en cuir pour l’armée. Quant à sa mère, Rebeka, elle est la fille des Ohanian.

Un jour, Mariam, la mère de Manuel, dit à Rebeka:
- Quand elle sera grande, ta fille épousera mon fils.
Et Rebeka lui répond:
- Ton fils est trop âgé pour ma fille!

Bien que Zaruhi n’ait que huit ans d’écart avec lui, ce qui est peu pour l’époque. Cette réticence ne résulterait-elle pas plutôt de la différence de statut social et économique entre les deux familles? Sarkis Karaian se rend au travail à cheval !
Les souvenirs de Manuel, qui a vécu à l’âge de 3 ans les événements d’Adana5 de 1909, débutent en 1915. La famille de Manuel est parmi celles qui ont été déportées6.

La famille de Zaruhi, quant à elle, est épargnée. Elle ne doit son salut qu’à l’emploi du père dans une usine militaire.
Cependant, peu de temps après, des soldats, parmi lesquels quelques Allemands, coupent la route de monsieur Karaian et le rouent de coups en le faisant tomber de sa monture. Il parvient à rentrer chez lui mais succombe à ses blessures.

Zaruhi est emmenée à Chypre...
Dès la nuit suivante, Rebeka Karaian prend ses cinq enfants 7 - quatre garçons et une fille - et quitte la maison. Décidée, elle se rend sur la côte (sans connaître les détails, on sait quelle dépense beaucoup d’argent), trouve un bateau avec d’autres exilés et se rend à Chypre, alors sous domination britannique.

Placés en quarantaine dans le port de Larnaka, les exilés sont ensuite envoyés en carriole à Nicosie, à un jour de route. Là,
Rebeka se réfugie chez son beau-frère8 qui a développé depuis longtemps une entreprise d’exportation qui fonctionne bien. Benjamin, le cadet, ne survit pas au voyage et décède d’une pneumonie. Mais ce n’est pas l’unique tragédie: l’enfant n’ayant pas été baptisé avant son décès, l’Église arménienne de l’île refuse qu’il soit enterré dans le cimetière arménien et le fait inhumer ailleurs...

À Chypre, madame Karaian travaille comme blanchisseuse et domestique, ce qui lui permet de scolariser ses enfants. C’est là que Zaruhi apprend pour la première fois l’arménien, et parce quelle est excellente couturière, on l’emploie quelques temps plus tard à l’orphelinat de Melkonian, à l’âge de 12 ans.

... alors que Manuel est déporté
Manuel, son père et sa mère sont déportés. La famille Kirk-yacharian a encore quatre filles, mais elles ne vivent plus avec eux. Chacune d’elles s’est mariée avec un jeune Arménien et s’est installée9 à l’étranger.

Seul le petit Manuel est resté avec son père et sa mère. Agé de 9 ans au décès de ses parents, morts à deux jours d’intervalle en pleine déportation, et après avoir surmonté nombre d’épreuves dans la région de Midyat et Cizre où, durant dix ans, il est allé de village en village et de maison en maison, il se rend à pied à Mossoul avec des contrebandiers, lorsqu’il apprend que des chrétiens y vivent. Nous sommes alors probablement au début de l’année 1924. À Mossoul, il obtient un papier d’identité10 faisant office de passeport et se met en route vers Alep pour rejoindre Iskenderun [Alexandrette] où vivraient des parents.
Il a environ 18 ans lorsqu'il arrive à Alep, vers octobre 1924.

Ses souvenirs s’arrêtent là. Soit le vieux Kirlcyacharian a abandonné le récit, soit les bandes sonores ont été égarées.

Au-delà des souvenirs
La suite m’a été donnée par son fils, Stepan11, et sa fille, Madiana, qui, s’étant promis de faire publier ces souvenirs à la mort de leur père, m’ont fait parvenir les enregistrements.

Arrivé à Alep, Manuel se fait embaucher dans le garage automobile d’un Arménien du nom de Misak Bachian12 (ou bien, il travaille dans celui des frères Topdjian où Bachian travaille également). Et là, il apprend, probablement par l’intermédiaire de l’épouse de Bachian qui est aussi une des Kirkyacharian, une nouvelle surprenante: sa tante vit dans cette ville. Il part la rejoindre. Une fois là-bas, Manuel l’implore de retrouver ses sœurs dont l’une d’elles vit aux États-Unis. Der Hagop Yessaian, le mari de sa tante, qui est prêtre, s’empresse donc de passer des annonces dans les journaux arméniens là-bas. La deuxième sœur, Siruhi, répond à l’annonce. Son nom a été changé en Sarah Bedrossian et elle vit à Altadena en Californie. Mais Siruhi demande des preuves: «Si tu es vraiment mon petit frère, alors raconte-moi quelque chose de ton enfance pour que je sois convaincue que tu es bien mon frère. »

Visiblement, à cette époque, tout le monde se cherche et d’éventuelles confusions sont possibles.
Manuel répond, par l’intermédiaire de son oncle, que lorsqu’il était venu la voir à Liverpool, il avait été renversé par une voiture à cheval et qu’il avait été blessé à la cheville. Il en portait toujours la marque.

Il arrive à Chypre et épouse Zaruhi
Manuel apprend aussi que sa sœur cadette, Ojen, également mariée avec un Arménien, vit à Chypre.
«Oui, tu es bien mon petit frère disparu», répond-elle.
Sa tante d’Alep décide de l’envoyer, non pas aux États-Unis, mais à Chypre qui est bien moins loin. Elle et son mari s'efforcent d’obtenir aussitôt un passeport Nansen13 pour Manuel et l’envoient sur l’île. D’après les documents, Manuel Kirkyacharian arrive à Chypre le 27 mai 1925 (voir la phot. 2b).

Il se rend chez sa soeur cadette, Ojen, qui est veuve. Il trouve assez vite du travail, ce qui lui permet d’aider ses proches. Il est employé, tout d’abord, comme apprenti à Nicosie, dans la fonderie d’un riche Arménien : «la fabrique de Parunak», Parounakian étant le nom d’un riche patron arménien. Il commence son travail à l’aube et s’arrête au crépuscule, six jours par semaine. Il gagne peu d’argent mais apprend son métier avec soin. Par la suite, il quitte son travail14 et se lance dans la vente de petites pièces de fonderie. Après avoir mis un peu d’argent de côté, il demande la main de Zaruhi, sa fiancée depuis l’enfance. Ils se marient le 16 octobre 1937.

Manuel, dont la langue maternelle est le turc, parle très bien le kurde. À Chypre, il apprend à déchiffrer le grec. Avec Zaruhi, il étudie l’arménien qu elle a appris à l’école. Bien que la langue de tous les Arméniens de Chypre soit le turc, ils font tout ce qu’ils peuvent pour enseigner l’arménien à leurs enfants; la préservation de l’identité est pour eux primordiale.
Toute la vie sociale de Manuel ü Chypre est fondée sur l’utilisation du turc. Il lit Halkm Scsi publié par le Docteur Fazil Küçük, puis Bozkurt15.

Les jeunes mariés déménagent à l.efke: Manuel s occupe16 de l’entretien des compresseurs d'air la Cyprus Mines Corporation, une entreprise d’exploitation de mines d’amiante17. Ils reviennent à Nicosie lorsque la mine ferme en 1940 18. Manuel est employé comme maître ouvrier au service des Travaux publics du gouvernement de Chypre19. Il obtient la nationalité britannique en 1959 20. Il quittera ce poste et prendra sa retraite des Travaux publics en 1968, de son plein gré21.

Il arrête de travailler lorsque ses enfants, Stepan et Madiana, leur demandent de les rejoindre en Australie. Stepan, né en 1943, quitte Chypre pour Londres afin de s’arracher du marasme chypriote et vivre autre chose avec en poche, au début, juste de quoi vivre pour deux semaines. Il part pour Sydney en 1967. Née en 1939, Madiana, quant à elle, est arrivée en Australie après avoir quitté Bagdad avec son mari.

Il rejoint ses enfants en Australie
Les Kirkyacharian partent donc pour Sydney rejoindre leurs enfants en 1968. Manuel, alors âgé de 62 ans, ne manque pas, avant d’entreprendre ce long voyage, de se rendre à l’Église arménienne de Chypre afin d’obtenir son certificat de naissance22.
Il ne se voit pas retraité: il prend des cours du soir afin d’acquérir les rudiments d’anglais nécessaires pour faire les courses et demander son chemin. Puis, à 66 ans, il reprend du service comme mécanicien dans une usine qui fabrique des toiles de tente23.

Lorsqu’il atteint 70 ans, Manuel est une nouvelle fois mis à la retraite sous prétexte que l’assurance n’accepte pas de couvrir un ouvrier de cet âge. Mais trois mois plus tard, le directeur général de l’usine le sollicite de nouveau; c’est un ouvrier irremplaçable: l’usine versera une prime spéciale à la compagnie d’assurance.
Ses enfants parviennent enfin à le convaincre de se retirer de la vie active: «Papa, il est temps que tu t’occupes de tes petits-enfants!» En 1980, à l’âge de 74 ans, il prend enfin sa retraite.

Mais, déjà, une nouvelle tâche l’attend: raconter et enregistrer ses souvenirs sur bandes magnétiques. Il s’isole, recherche la plus grande quiétude, ne laisse personne entrer dans la pièce où il s’enferme et fait jurer à tout le monde de ne pas écouter ces bandes avant son décès.
Ne lui reste plus alors qu’une seule chose à accomplir: rendre visite à son unique sœur encore en vie, Siruhi (Sarah). En 1985, Manuel Kirkyacharian a 79 ans. 11 était âgé de 2 ans la dernière fois qu’il l’a vue. Il peut à nouveau embrasser sa sœur après 77 ans de séparation.

Parfois, il se laisse emporter et chante le même air populaire kurde: «Lorke, lorke, lorke / lor xatune lorke / Mala Buke / Lor xatune lorke24.»
Manuel Kirkyacharian mène une vie très sereine jusqu’à sa mort. Pourtant, chaque soir, son sommeil est interrompu par des cauchemars. Il se lève alors vers deux heures, contrôle toutes les portes et fenêtres, vérifie que ses proches sont toujours là, puis se recouche. C’est à cette heure qu’il a trouvé son père mort, étendu sur le sol près de lui, lors de la déportation. Il avait 9 ans.

Manuel vieillit mais n’agit pas comme les gens de son âge. Ses enfants le supplient de faire attention, mais la réponse est toujours la même: «J’aurais dû mourir à l’âge de 9 ans. Cette vie, je ne la dois qu’à la grâce de Dieu. » Il a l’air de celui à qui on a offert une seconde vie.
Il avait encore devant lui une longue vie de 82 années et s’est éteint paisiblement en 1997, entouré de ses enfants. Peut-être, s’en est-il allé en lisant son livre de prières en turc25 qu’il compulsait régulièrement, ou bien en feuilletant le livre de Nasreddin Hodja26 qu’il lisait lorsqu’ils vivaient à Chypre au petit Stepan et à Madiana pour leur apprendre le turc.
Manuel Kirkyacharian est actuellement enterré27 à Sydney dans le cimetière de Northern Suburbs au côté de Zaruhi, décédée en 1986 à l’âge de 72 ans.

Comme il a été indiqué précédemment, Manuel Kirkyacharian a accompli des choses à la fois ordinaires et exceptionnelles. Quant à ses mémoires, ils ne peuvent être qu’extraordinaires.
Car, si ses souvenirs vont parfois jusqu’à faire frémir, comme peuvent le faire les récits des victimes de la déportation, il ne les évoque jamais qu’avec un incroyable détachement, sans aucune animosité. Voilà, en six mots, ce qui pourrait être dit de ses mémoires: «Beaucoup de souffrance, pas de rancune.»
Le suicide de sa mère, par exemple, est relaté en un paragraphe. Puis, il passe. La mort de son père tient en une phrase. Et, il enchaîne.

Quelle explication logique à cela? N’y aurait-il pas de nouvelles souffrances à se remémorer de tels souvenirs?
C’est exact, mais incomplet. Car Manuel fait le récit du Tchétchène [Tcherkesse (N.D.E.)] ou du Kurde qui le dépouille de ses vêtements jusqu’à la plus totale nudité. Et qu’en est-il du geste de cette femme kurde l’enveloppant dans le lange retiré au bébé quelle porte sur son dos avant de le conduire au cimetière pour le laver? Il est toujours prêt à aimer et à pardonner.
Autre raison qui pourrait expliquer son faible ressentiment: sa propre angoisse.

Peut-être. Car j’ai déjà précisé qu’il a (ait des cauchemars toutes les nuits, jusqu’à sa mort à l’âge de 91 ans.
Mais alors, que dire de ce caractère incroyablement courageux et audacieux? Il s’échappe des griffes du seigneur qui veut le tuer et ce, sans savoir où aller. Encore enfant, il parcourt des distances incroyables, comme vous le verrez sur les cartes, durant presque dix ans.

En outre, doté d’un courage physique et moral incroyable, il quitte le foyer où il a servi pendant des années pour aller travailler dans une maison voisine où il est mieux traité. Attitude courageuse dans un même village.
Voilà pourquoi les mémoires de Manuel sortent de l’ordinaire.

La transcription des souvenirs
Les bandes sonores transmises par Stepan, le fils de Manuel Kirkyacharian, ont été soigneusement retranscrites sur ordinateur par mon ancienne étudiante. Dilek Ertürk-Güzeler. Aveugle et par conséquent douée d’une ouie très fine, elle a reproduit telles quelles toutes les paroles de Manuel, si bien que les nuances ont été aussi conservées lorsqu’il prononce certains mots identiques de façon différente: par exemple, lorsqu'il nomme une plaine, il dit tantôt «Gatma», tantôt «Katma». II est regrettable seulement que de telles nuances ne puissent être rendues à l’écrit.

Cela complique et ralentit la lecture. Pourtant, ce que pouvait dire un enfant arménien de 9 ans, originaire d’Adana, qui a vécu tous ces événements, est aussi important que sa façon de les raconter. Tout a été retranscrit tel quel dans l’édition turque.
Sans doute par souci d’être au plus près de la réalité, Manuel relate deux fois certains événements comme, par exemple, le suicide de sa mère. Cela a donc été conservé en l’état.

Lors de leur première apparition dans le texte, ont été rajoutés, à côté de certains mots difficiles à comprendre car prononcés avec l’accent de la région, des crochets avec la prononciation exacte. Nous avons utilisé la même méthode pour préciser des termes obscurs ou erronés. Et pour comprendre le sens de certains mots, clarifier certaines idées, voire certains événements, des notes de bas de page ont aussi été ajoutées, concernant, en particulier, ce qu’il a raconté à ses enfants qui ont fiait les enregistrements sonores. Ainsi, d’éventuelles confusions ont, pour le moins, été réduites. Afin de faciliter la lecture, des chapitres ont été créés, eux-mêmes divisés en sous-chapitres. Autant de séparations qui n’existaient pas dans le récit original.

Il a été difficile de suivre l’incroyable périple de Manuel. En effet, la toponymie locale a complètement changé depuis le début du xxc siècle. C’est mon ami et assistant, Atay Akdevelioglu, qui a déchiffré les noms des localités. Il a entrepris de travailler sur cette région de Midyat et Cizre que Manuel a traversée dans tous les sens. Il lui fallait alors consulter des cartes à l’échelle 1 / 100 000. On nous a cependant précisé que ces cartes étaient «secrètes» et ne pouvaient être consultées que sur autorisation de l’état-major des armées turques. Nous avons donc dû nous contenter des cartes les plus détaillées que nous ayons pu trouver et des livres édités par le ministère de l’Intérieur, tout en prenant soin de les contrôler par l’intermédiaire de nos amis syriaques de la région.

Dans l’édition turque, nous avons également joint au livre un cédérom permettant au lecteur d’entendre la voix du vieux Kirkyacharian. C’est aussi une façon pour le lecteur de vivre un récit auquel l’enregistrement confère un degré de réalité supplémentaire. Sans quoi, il ne serait pas en mesure d’écouter les chants populaires kurdes chantés par Manuel avec cette voix désespérée qui vous saisit. Il s’agissait d’une première en Turquie. Il est regrettable seulement de n’avoir pu en faire autant pour l’édition française.

Pour faciliter aussi la lecture, la carte des lieux traversés par Manuel a été dessinée par Atay Akdevelioglu. Avec cette même volonté de clarté, j’aimerais préciser dans quelle région et à quel âge Manuel a vécu ce long périple: déporté à l’âge de 9-10 ans, il est passé ensuite dans les villages kurdes de Hayak, Açagi Omerka [Bas-Omerka], Yukari Omerka [Haut-Omerka], Kara Harabe et Harabe Dagrik de 10 à 14 ans ; dans le village syriaque d’Azak [actuellement Idil] de 14 à 16 ans; à Mossoul de 16 à 18 ans et, enfin, à Alep de 18 à 19 ans.

1. Certificat de naissance obtenu de l'Église arménienne à Chypre (voir la phot. 13).
2. Hacin ou Hadjin: sous-préfecture d'Adana. Son nom actuel est Saimbeyli.
3. Photographie de famille prise à Adana en 1908 qui montre les parents de Manuel, deux de ses sœurs, leurs cousins, une cousine et Manuel à l'âge de 2 ans (voir la phot. 1).
4. Le quartier de Çarçapuk tire sans doute son nom des tas de tissus défectueux (çar çaput) rejetés par l'usine de serviettes de Tripani qui était à côté, Il se situait près de la gare construite par les Français et connue sous le nom de Eskiistasyon, «ancienne gare» (celle bâtie par les Allemands prendra le nom de Yeniistasyon, «nouvelle gare»). Avant d’être déportée, la famille Kirkyacharian y a très probablement emménagé après les événements de 1909 évoqués dans la note suivante (information fournie par Levon Erarslan).
5. Les incidents sanglants d'Adana ont été provoqués à la suite des événements connus comme étant ceux du « 31 mars », inc idents qui provoquèrent la révolte réactionnaire du 13 avril 1909 contre la II* Monarchie c onstitutionnelle de 1908
Pour certains, ces événements auraient constitué une réponse aux provocations des partis arméniens Dachnak (Fédération révolutionnaire arménienne) et Hentchak (parti politique de tendance socialiste). La partie adverse défend l'idée que le peuple musulman, qui développait un sentiment de protestation depuis la proclamation en 1839 de l'égalité des chrétiens et des musulmans, a agi sous la provocation des notables musulmans qui voulaient faire main basse sur la fortune des riches Arméniens de Cilicie.
Cela eut pour conséquence, d'après les renseignements donnés par Cernai Pa$a (Hatiralar (Mémoires), éd. i} Bankasi, Istanbul, 2001, p 397) et confirmés par S. J et E. K Shaw, la mort de 17000 Arméniens et 1 850 musulmans lors de ces événements. Après l'apaisement des troubles, 89 chrétiens et 104 musulmans furent arrêtés, 29 Arméniens condamnés à mort virent leur peine commuée en réclusion à perpétuité et 40 musulmans, également condamnés à mort, furent exécutés Dès lors, le gouvernement ottoman versa des dommages et intérêts. Voir Salahi R. Sonyel, « ingiliz Gizli Belgelerine Göre Adana'da Vuku Bulan Türk-Ermeni Olayları (juillet 1908-décembre 1909)», Belleten, Ankara, 1987, vol. 85, n° 201, p. 1276, 1277, 1282 et 1288
6. Il serait trop long de relater ici la déportation par le. Comité union et progrès (CUP) des Arméniens ottomans en 1915 Néanmoins, on peut affirmer que, d'après la thèse officielle turque, la déportation consista «à déplacer, en temps de guerre, des Arméniens qui voulaient frapper l'armée à revers dans les régions éloignées du front».
En dehors de la thèse officielle turque, la déportation est perçue comme étant une tentative pour faire disparaître les citoyens arméniens considérés comme dangereux par l'intermédiaire du Tejkilat-i Mahsusa (organisation secrète du CUP), animée par un noyau du Comité union et progrès. Enfin, quelle qu'en soit la raison, les Arméniens ottomans vivant sur les territoires de l'Empire, à l'exception d'istanbul et d'izmir, ont été regroupés et poussés vers Deir-el-Zor en Syrie, près de la frontière irakienne.
Qu'en est-il du nombre de déportés ? La thèse officielle turque a annoncé 450 000 personnes et la thèse adverse, environ 2 millions de personnes. Cependant, les discussions ont cessé après la publication par Murat Bardakçi, dans le quotidien Hürriyet (Liberté) le 2 5 avril 2005, du « Cahier de Talat Pacha » faisant état de 924158 déportés. Lors de cette marche, un nombre important a été tué, et certains ont péri, soit assassinés, soit d'épuisement. Mais les chiffres diffèrent selon les sources.
7. Artin est alors âgé de 7 ans, Zaruhi de 5 ans, Levon de 3 ans et demi, Vahan de 1 an et demi et Benjamin, le cadet, n'a que 6 mois.
8. Le beau-frère de madame Karaian a émigré depuis un certain temps à Chypre où il a monté une florissante affaire d'abricots secs. Vers 1890, l'homme était allé aux États-Unis en quête de nouveaux marchés. Il y avait épousé une jeune Américaine. Ensuite, toujours à la recherche d'opportunités, il se rend en Australie, mais, voyant que les Australiens n’entendaient rien au commerce, il revient à Chypre. Il cultive des abricots à Nicosie et les fait sécher pour les exporter aux États-Unis. Il devient très riche, mais fait faillite lors du krach boursier de 1929 Ruiné, il se suicide avec son épouse. La mère de Zaruhi et ses enfants se retrouvent alors dans une situation encore plus difficile; les garçons sont réduits à accepter n'importe quel travail pour subvenir à leurs besoins.
9. L'aînée, Verjin (Virginia), épouse le fils unique d'une très riche famille arménienne de Harput (Elazig), Marnas Haçaturian. Elle le rejoint à Liverpool où il a étudié et où il s’est finalement établi en devenant propriétaire d'un hôtel. Lorsque la IIe Monarchie constitutionnelle est proclamée en 1908, le père de Marnas lui écrit en expliquant que tout est rentré dans l'ordre et qu'il souhaite voir son fils unique près de lui Peu de temps après, Marnas fait transférer tout son argent à Harput et rentre au pays Un soir, d'après ce que j'ai pu comprendre, alors que la première guerre mondiale a dé|à éclaté, on sonna à la porte. Trois personnes se faisant respectivement passer pour un directeur de banque, un agent de police et un gendarme tentèrent de se faire attribuer une procuration de son compte bancaire. Alors que Marnas refusait de signer, ils l'assassinèrent et firent signer le document par son épouse, Verjin. Après cet événement, Verjin partit pour Adana où elle enseigna à l’école arménienne d'Apkarian. Cependant, quelque temps plus tard, elle manifesta son désir d'aller «quelque part où il n'y a pas de mosquées» et partit aux États-Unis en compagnie de sa fille où elle épousa en secondes noces un parent de son mari. Mais ses crises d'angoisse persistèrent et elle décéda Quant à la deuxième sœur, Siruhi (Sarah), elle rejoignit un Arménien en Californie. La troisième sœur, Verkm (Victoria), fut donnée comme épouse à un Arménien de Tarsus en Turquie avec lequel elle émigra ensuite à Corfou où elle travailla la vigne. Et pour qu'elle ne soit pas contrainte à la déportation, la dernière sœur, Ojen, fut, lorsque la guerre éclata et que les rumeurs de déportation commencèrent à courir, mariée à un Arménien travaillant dans une usine militaire. C'est elle qui allait ensuite partir pour Chypre.
10. Certificats d'identité obtenus avec les tampons des frontières britannique et française (voir les phot. 2, a-b-c).
11. Ainsi qu'on le verra, Stépan, qui porte le prénom de son grand-père, se rend à Londres en 1960. Il s’y marie en 1967 et part la même année à Sydney. Il aura trois enfants (Massis, Karyne, Emmanuel). A la suite du décès de son épouse en 1988, il épousera Hilda en secondes noces en 1998. Aujourd'hui, Stépan Kerkyasharian est le président de deux associations dans la province australienne du New South Wales, dont le but est d'assurer l’entente entre les différents groupes ethniques à la base de la politique multiculturelle de ce pays.
12. Manuel Kirkyacharian avec Misak et Hosep Bachian à Alep en 1924 (voir la phot. 3). Manuel à Alep en 1924 chez les frères Derounian qui semblent être des photographes renommés (voir la phot. 4). Lettre de recommandation obtenue des frères Topdjian le 2 mai 1925 avant de prendre la route pour aller d'Alep à Chypre (voir la phot. 5).
13. Au lendemain de la Grande Guerre, nombre de réfugiés se sont retrouvés en situation difficile car privés de passeport. Pour leur venir en aide, le célèbre découvreur du pôle Nord et homme politique norvégien, Fridtjof Nansen, entreprend, à compter de 1922, des travaux pour rendre possible la délivrance d'un certificat d'identité dont le nom officiel est «le passeport de la Société des Nations», document connu sous le nom de «passeport Nansen».
14. Lettre de recommandation que Manuel obtient de cette usine (voir la pliot. 6).
15. Halkın Sesi (La voix du peuple), lancée par le Docteur Fazil Küçük dont la première édition remonte au 14 mars 1942, continue d'être publiée encore de nos |Ours. Quant à Bozkurt (Loup gris), il a été publié pour la première fois le 26 octobre 1951 par Cernai Togan, mais l'édition a cessé dans les années 80 (information fournie par Ali Dayioglu).
16. Photographies de Manuel dans cette compagnie minière en 1934 avec ses collègues, et en 1938, devant les machines (voir les phot. 7 et 8).
17. D'après une lettre d'Ahmet Erdengiz de Chypre, Manuel ne travaillait pas dans une mine d'amiante mais de cuivre: «La mine de Lefke/Skouriotissa ne produisait pas d'amiante. La seule exploitation d'amiante de l'île se trouve dans les montagnes de Trodos et porte le nom de mine à'Amiantos (amiante, en grec). À la Cyprus Mines Corporation près de Lefke, il ne s'est pas occupé d’amiante mais de cuivre. »
18. Lettre de recommandation du 29 août 1940, à la fermeture de la mine (voir la phot. 9).
19. Photographie de Manuel en 1958 lorsqu'il travaillait dans ce service (voir la phot. 10).
20. Certificat d'identité après sa naturalisation britannique à Chypre (voir la phot. 11).
21. Certificat de travail du 31 juillet 1968 lorsqu'il quitte son poste (voir la phot. 12).
22. Certificat de naissance délivré le 2 juillet 1968 (voir la phot. 13).
23. Certificat de maître ouvrier délivré en Australie le 14 novembre 1968 (voir la phot. 14).
24. Lorke est le chant populaire d'une danse folklorique de la région de Diyarbakir. Ce ne sont pas les paroles mais plutôt la musique et le rythme qui sont mis en avant. Lorsqu'on conserve du fromage dans une outre, le fait de disperser des petits morceaux de fromage lor s'appelle en kurde lorke.
25. Ce livre de prières, écrit avec l'alphabet arménien, a été publié à Beyrouth en 1935 pour Church-lovers Brotherhood par Anahid Printers (voir la phot. 15).
26. Les premières pages de ce livre étant manquantes, il a été impossible d'en déterminer la publication avec exactitude (voir les phot. 16, a-b). Néanmoins, d’après la préface rédigée en turc ottoman par Velet Çelebi, député de Kastamom, on suppose qu'il a été édité entre la réforme de l'alphabet en 1928 et la turquification de la langue dans les années 1930. Voir également le livre de Metin Akar, Veled Çelebi izbudak, éd. Türk Dil Kurumu, Ankara, 1999, p. 112, qui donne l'information bibliographique suivante: Veled Çelebi, Letaif-i Hoca Nasreddin Rahmetullahu Aleyh, éd. ikbal Kütüphanesi, istanbul, 1929, p.96.
27. Lettre de condoléances du 29 mai 1997 de Bob Carr, Premier ministre de l'État australien de New South Wales après son décès (voir la phot. 17).


Baskın Oran

"M.K.", Récit d'un Déporté Arménien

Turquoise

Éditions Turquoise
Témoignage
"M.K.", Récit d'un déporté arménien, 1915
Dix années d’errance parmi les Kurdes et les Syriaques
Texte établi par Baskın Oran
Traduit du turc par Elif Saner
et revu par François Skvor

L’éditeur remercie chaleureusement
Alexis Atger et Claire Pauchet
pour la réalisation de cet ouvrage, ainsi que
Catherine Challot et Marjone Champetier.

Titre original: «M.K» Adlı Çocugun Techir Anıları
1915 ve Sonrası, İletișim Yayınları, Istanbul, 2005.

© Éditions Turquoise, 2008, pour la traduction française.

Toute reproduction partielle ou totale
du présent ouvrage est strictement interdite.

Pour plus d’informations sur nos parutions,
n'hésitez pas à nous contacter ou à visiter notre site
www.editions-turquoise.com
e-mail: contaa@editions-turquoise.com

Illustration de couverture est inspirée du portrait de Manuel Kirkyacharian (p. 148)
et d’Arméniens photographiés pendant la déportation. DR.

ISBN 978-2-9514448-1-2

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