Esprit, Février 2001 : Le pouvoir irakien, dix ans après la guerre
Hamit Bozarslan
Seuil
Dix ans après la guerre du Golfe, la « question irakienne » provoque toujours de vifs débats. Certes, les positions sont à présent moins tranchées. Plus personne ne peut désormais signer l’éloge du parti Ba’ath que Jacques Berque, éminent orientaliste français, prononçait dans son oraison funèbre de Michel Aflaq, encore moins qualifier Saddam Hussein de « Bismarck arabe » et le légitimer à ce titre1. Tout comme l’analogie entre les régimes nazi et ba’athiste ou le thème d’un régime, certes « un peu musclé », mais néanmoins « jacobin » et « laïque » dans un environnement menacé par la « barbarie intégriste », a fait long feu. Si les campagnes pour la levée de l’embargo parviennent à mobiliser un nombre croissant d’intellectuels et de politiciens, le bilan du régime de Saddam Hussein en matière de droits de l’homme, pour ne s’arrêter qu’à ce seul aspect, ne peut plus être présenté comme le prix à payer pour atteindre des objectifs historiques et politiques autrement plus nobles.
Le débat prend moins la forme de la défense du parti ...
LE POUVOIR IRAKIEN, DIX ANS APRES LA GUERRE
La pérennité du pouvoir de Saddam
Hamit Bozarslan
Dix ans après la guerre du Golfe, la « question irakienne » provoque toujours de vifs débats. Certes, les positions sont à présent moins tranchées. Plus personne ne peut désormais signer l’éloge du parti Ba’ath que Jacques Berque, éminent orientaliste français, prononçait dans son oraison funèbre de Michel Aflaq, encore moins qualifier Saddam Hussein de « Bismarck arabe » et le légitimer à ce titre1. Tout comme l’analogie entre les régimes nazi et ba’athiste ou le thème d’un régime, certes « un peu musclé », mais néanmoins « jacobin » et « laïque » dans un environnement menacé par la « barbarie intégriste », a fait long feu. Si les campagnes pour la levée de l’embargo parviennent à mobiliser un nombre croissant d’intellectuels et de politiciens, le bilan du régime de Saddam Hussein en matière de droits de l’homme, pour ne s’arrêter qu’à ce seul aspect, ne peut plus être présenté comme le prix à payer pour atteindre des objectifs historiques et politiques autrement plus nobles.
Le débat prend moins la forme de la défense du parti Ba’ath ou de l’opposition contre lui, et se déplace sur l’évaluation normative et pragmatique de la politique américaine qui double l’effet de l’embargo par des bombardements sans fin ni finalité. La « seule superpuissance » que sont les États-Unis semble avoir échoué aussi bien moralement que militairement : sur le plan moral, les Américains sont accusés de porter la responsabilité de la misère irakienne et de la surmortalité infantile2. Sur le plan militaire, force est de constater que l’« Empire » américain, capable d’imposer sa supériorité absolue, est impuissant face à l’autonomie des acteurs locaux. L’ajournement de toute décision politique, qui trouve sa traduction dans le day-to-day policy à l’égard de la question irakienne reste de rigueur depuis dix ans.
Sans nier l'importance de ces débats, l’évaluation de la dernière décennie nous invite à sonder trois autres voies. La première vise à comprendre l’expérience irakienne comme révélatrice de phénomènes dont on observe des répondants ailleurs au Moyen-Orient. La deuxième porte sur la singularité de cette expérience et examine les ressources dont dispose le régime pour assurer sa permanence. Enfin, la troisième ambitionne d’explorer la multiplicité irakienne à travers ses mémoires et ses temporalités.
L’expérience irakienne, révélatrice du Moyen-Orient
Si le Moyen-Orient connaît au XXe siècle nombre d’expériences autoritaires, seule l’une d’entre elles, celle de l’Irak de 1979-1991, se rapproche d’un modèle totalitaire. Plusieurs facteurs expliquent cette singularité : le traumatisme de l’accès au pouvoir de Saddam Hussein en maître absolu en 1979 et les purges - transmises quasi en direct — qui l’ont accompagné4 5 ont permis au régime d’utiliser la peur, et non pas la légitimité, comme instrument de gestion3. La rente pétrolière et sécuritaire flamboyante lui a donné les moyens de mettre en place un welfare State assurant l’« embourgeoisement » généralisé, mais précaire, de la population, ce qui a permis d’acheter le silence collectif. La guerre Iran-Irak a rendu possible la militarisation de la société et la centralisation extrême de l’administration. Enfin, la reconnaissance officielle des multiples composants de la société irakienne (Kurdes, Assyriens, chi’ites...) est allée de pair avec l’adoption du couple « ami/ennemi » suggéré par Cari Schmitt comme principe du politique, alimentant et légitimant constamment la coercition.
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* Voir dans le précédent numéro d'Esprit, du même auteur, « La crise comme instrument politique en Turquie ». L’auteur de ces lignes, simple observateur de l’Irak, tient à remercier ses amis et collègues, irakiens ou non, des informations qu’ils ont bien voulu mettre à sa disposition depuis de nombreuses années. Il assume naturellement seul la responsabilité de ses propos.
1. Voir Salah Zeghidi, « De la maturité de la pensée à la dérive politique. Lettre ouverte à Hichem Djaït », Esprit-Les Cahiers de VOrienl, n° 172, juin 1991, p. 32-51.
2. Il convient naturellement de nuancer ce propos. Sans nullement nier les effets de l’embargo sur lu société irakienne, on ne peut qu'être stupéfait de la commercialisation, par Bagdad, des médicaments offerts par l’ONU sur le marché noir libanais.
3. S. al-Khalil, Irak, la machine infernale. Politique de Vlrak moderne, Paris, JCL, 1991.
4. Ibid.
5. Voir pour ces notions, J. Leca, « La démocratisation dans le monde arabe : incertitude, vulnérabilité et légitimité », in Gh. Salamé (dir.), Démocraties sans démocrates. Politiques douverture dans le monde arabe et islamique, Paris, Fayard, 1994, p. 31.
Hamit Bozarslan
Esprit, Février 2001 : Le pouvoir irakien, dix ans après la guerre
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Editions du Seuil Esprit, Février 2001 : Le pouvoir irakien, dix ans après la guerre
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