Journal d’Enquête à Sangatte : Le Parcours Migratoire des Kurdes
Alexandra Blasselle
Université Paris 7
Le Vendredi 14 Décembre 2001, j’ai rendez-vous pour la première fois à Sangatte, au Centre d'Hébergement et d'Accueil d'Urgence Humanitaire (CHAUH) de la Croix Rouge, pour avoir un entretien avec le directeur, Michel Derr et son adjoint, Michel Meriaux.
A priori je pensais venir que pour me présenter et exposer les objectifs de ma recherche sur la migration kurde irakienne à Sangatte, mais j'ai tout de suite obtenu le feu vert pour commencer. De plus, le soir, prise dans le feu des discussions, j’ai raté le dernier train. J’ai donc dormi sur place, dans la cabine réservée au personnel, et je ne suis rentrée à Paris que le lendemain soir. J'ai ainsi pu commencer mon immersion dans les lieux, dans l'espace des « hébergés », sous ...
INTRODUCTION
Le Vendredi 14 Décembre 2001, j’ai rendez-vous pour la première fois à Sangatte, au Centre d'Hébergement et d'Accueil d'Urgence Humanitaire (CHAUH) de la Croix Rouge, pour avoir un entretien avec le directeur, Michel Derr et son adjoint, Michel Meriaux.
A priori je pensais venir que pour me présenter et exposer les objectifs de ma recherche sur la migration kurde irakienne à Sangatte, mais j'ai tout de suite obtenu le feu vert pour commencer. De plus, le soir, prise dans le feu des discussions, j’ai raté le dernier train. J’ai donc dormi sur place, dans la cabine réservée au personnel, et je ne suis rentrée à Paris que le lendemain soir. J'ai ainsi pu commencer mon immersion dans les lieux, dans l'espace des « hébergés », sous le vaste hangar de tôle renvoyant multiples échos, ouvert d'un côté sur la mer, visible au loin. On y sentait tout à la fois le froid et la chaleur humaine, dans un brouhaha constant de voix, parmi les groupes d'hommes de type « jeunes célibataires », allant et venant affairés ou désœuvrés, entre l'entrée et le réfectoire au fond, sorte de grand hall (désigné comme « la place du village »), ou entre les rangées de cabines sur le côté, terminée au fond par une série de grandes tentes alignées, tristes ombres de l’humanitaire reléguées au dernier plan.
Derrière les tentes, le point de départ de la queue gigantesque pour se rendre au réfectoire, dans une rangée grillagée sur les trois quarts du parcours, contenant ainsi le flux migratoire inquiétant et le contrôlant pour mieux lui donner accès à la nourriture, à heures fixes. Quelques 1200 personnes à nourrir, tels étaient les derniers chiffres de la Croix Rouge. Un terrain de volet est aménagé dans une zone reculée, entre le réfectoire et les tentes. Près de l'entrée, au pied du bâtiment de surveillance de la croix rouge, alors que dans la pièce vitrée du haut on peut visionner sur petit écran tout ce qui se passe dans le camp, les « hébergés » ont aussi leur espace télévision, où ils observent passivement, assis sur des bancs, les images des chaînes françaises.
Ce qui frappe à Sangatte c'est d'abord l'aspect de vie de camp, avec une organisation sociale à part, qui en fait une sorte de non-lieux, quelque chose d'anomique : la partie qui ne s'est pas intégrée au tout, c'est à dire à l'organisation constituante de l'Etat qui les rejette. Du coup, c'est une partie voyante, un peu comme un grumeau dans une patte lisse, un abcès à vif. Une sorte de micro-cosmos avec sa propre vie interne faite de logiques inédites.
Les quelque 1200 personnes qui font la queue derrière des barreaux pour aller au réfectoire - tombés dans les bras de la croix rouge qui gère le problème avec les moyens de l'humanitaire -, sont les parties vivantes de ce micro-cosmos. Micro cosmos équivalent au caillot de sang qui se serait formé dans un organisme malade. Souffrant de maux survenus en raison d'abus. Ici, on pourrait dire d'obus, dans le cas d'un organisme malade sous la forme d'un monde en guerre, troublés par des tensions internes produisant des déchets, entraînant des effets négatifs, comme une marée noire de pétrole génère des effets néfastes. Mais les quelques 1200 « prisonniers » ne sont pas conscients peut-être de cette maladie qui ne les affecte pas eux, ce ne sont pas eux les malades : c'est le monde, et de là où ils sont, ça crève les yeux. Ils savent en gros qu’ils sont dans une situation absurde. Ils sont dans une situation problématique qui demande d'être résolue, pour laquelle il faut se mettre sérieusement en quête de solutions. Ils attendent un passage vers l’Angleterre et qui sait, peut-être la mort aux détours, comme les 58 chinois au port de Douvres.
Pour certaines personnes, notamment des familles kurdes, la mort n'est pas à craindre. Elle les délivrerait au contraire des maux de l’existence. Ils n’ont rien à perdre, tous ont déjà plus ou moins tout perdu, ils se sont battus sans cesse pour vivre, à les entendre sans avoir connu ou goûter les joies de l'existences. Ils ont toujours vécu dans l'instabilité, un peu au jour le jour et tout d'un coup ils ont eu la possibilité de fuir, peut-être vers un eldorado, en tout cas dans un lieu où ils pourront vivre plus tranquillement, réussir à travailler, à organiser leurs vies un peu mieux. Parfois ils ne pensent même pas vraiment à ce qu'ils vont trouver. Certains ont fui par obligation, pour échapper à un verdict, à une persécution de l'Etat de Saddam Hussein ou d'une entité civile, d'un parti opposant.
Entretien (El) avec Assou Ali de Arbil, passé à Sloumaniyyeh, et plusieurs autres kurdes, tous des hommes venus seuls qui se sont connus à Sangatte. Ils sont de la même ethnie, issus de la même réalité sociale. Le médiateur de la Croix rouge, Oumar, algérien, a mis à ma disposition une cabine en passe d’être fermée, au fond du camp, non loin des tables en bois, réservée autre fois au bureau de l’OMI.
Je souhaite d’abord avoir des informations un peu générale sur le Kurdistan d’où la possibilité d’une discussion collective. Mais c’est surtout l’un d’eux qui parle, un certain Assou Ali, plus âgé que les autres et plus bavard. Nous parlons de la zone du Kurdistan autonome sous protection de l’ONU (mantaqa al-houkm adh-dhati), divisée schématiquement en deux, dominée à l’ouest (région entre Arbil et Dohouk) par le PDK (al-hizb al democrati), le Parti Kurde Démocratique de Barzani, et à l’est (région de Sloumaniyyeh) par le PUK (al-ittihad al-watanï), l’Union Patriotique de Talabani. Cependant, outre le PKK (hizb al oummâl al kurdï) au nord, à la frontière turque, il y aurait en tout, dans la région, une vingtaine de partis politiques, engendrant de nombreuses divisions. Ces deux zones ont une frontière nord commune avec la Turquie, l'Est donne sur l'Iran et l'Ouest sur la Syrie. En bas de la ligne du Houkm adh dhati, sous le 36eme parallèle, la ville de Kirkuk, située dans la zone de « développement » (ta'miyya) sous l'emprise de Bagdad. Kirkuk est un peu le Qouds al Kurdistan, la « Jérusalem du Kurdistan », aux mains de l'ennemi, sous la tutelle du régime irakien de Bagdad.
Assou Ali se démarque nettement des autres, déjà par son âge (visiblement la cinquantaine). Il décrit la situation politique du Kurdistan avec une sorte de passion, l'air engagé dans une lutte politique (alors que les autres, plus ruraux, le semblent moins ou à priori pas). Assou’ appartient au parti de l’ittihad (l'union patriotique) de Talabani. Mais il vivait en dehors de la zone d'influence du parti, installé au contraire à l'ouest, à Arbil. Il n'est à Sangatte que depuis cinq jours à notre rencontre le 14 Décembre. Il n'a pas encore essayé de partir. Il a vu entre-temps une centaine de personnes essayer, mais la plupart rentrer à Sangatte. Il y a deux mois qu'il a quitté Arbil. Il est passé de Arbil à Sloumaniyyeh puis à Radaya, en Iran, pour ensuite aller en Turquie, par le lac Van, jusqu'à Istanbul. Un voyage clandestin, gheir sharii (ce qu'ils appellent qishâgh ou smoogle en anglais (contrebande), en illégal, sans papiers. Les Kurdes n'ont pas de papiers, en tout cas pas de passeports, me dit-il, juste des cartes d'identité avec le nom du parti politique auquel ils adhèrent. Beaucoup de familles chassées de Kirkuk passent à Sloumaniyyeh et de là, en Iran. Assou Ali a été fonctionnaire comme directeur des comptes à la mairie de Arbil pendant 25 ans (moudir al hisabât fi baladiyet Arbil). Son salaire était de 250 dinars par mois (20 dollars). Il est venu seul, laissant sur place sa femme et quatre enfants (7, 13, 15 et 17 ans). L'alliance de Saddam Hussein en 1996 avec Barzani a été la cause de son arrestation (sans jugement). Entre 1996 et 1999 il fait trois ans de prison à Arbil et a subi des tortures. En tant que prisonnier politique, il a ou avait la carte de la Croix- Rouge (du CICR). Une fois sorti, en 1999, il passe à Sloumaniyyeh (il ne peut plus vivre à Arbil où il serait arrêté de nouveau) et ce n'est qu'en 2001 qu'il parvient enfin à quitter le pays. Parti exactement le 1/10/2001 de Sloumaniyyeh, il arrive à Sangatte, le 9 /12/2001. De Turquie, il est allé ensuite en Grèce et de là à Naples dans un bateau chargé de kurdes. Il est resté en garde à vue (prison) un jour en Italie. On lui a pris ses empreintes (tabaa al-bassimât) puis on lui a remis un papier d'expulsion (waraq al- tard) avec obligation de quitter le territoire dans les quinze jours, sans lui laisser d'autres opportunités (ma fish majal). En fait, il dit que ce n’est pas impossible de faire une demande d’asile en Italie mais que lui a des proches en Angleterre. La sœur de sa femme y vit déjà depuis un certain temps. De toute façon il pense que ce serait difficile de s'établir en Italie (al iqama saabe be kalia). Il n'a pas réellement en ce qui le concerne, le besoin d'Europe ou l'envie d'Europe, il parle plutôt d’un besoin collectif, pour l'ensemble des kurdes arabes. Il est venu de Rome à Paris en train express. En France il sait qu'une demande d'asile serait une procédure longue et qu'il n'aurait pas le droit de travailler. L'examen de la demande d'asile pour les Kurdes à l'OFPRA (d'après le médiateur de la Croix Rouge à Sangatte), prendrait en moyenne un an. Pour venir jusqu'à Sangatte, en tout, il a payé 6000 dollars (près de 48 000 francs). Il parle le Turc, comme beaucoup à Arbil. Inquiet, il ne sait pas ce qui adviendra de lui depuis Sangatte...
Entretien (E2) avec une famille kurde de Koysenjaq, cabine 14
Parmi eux, deux femmes et trois hommes. Lors de ma visite du 14 décembre, ils sont à Sangatte depuis 9 jours. Ils viennent d'une petite ville près de Sloumaneyyah, Koysonjâq. Apparemment, ils n’aiment pas vraiment la France. Surtout celui qui a travaillé dans une ONG française, à Koseynjaq, et dont le père a été tué pour cette raison. De plus, dit-il, La France a appuyé l'incursion irakienne de 96... De peur de finir comme son père, il a fui. Il n'est pas venu directement, il a passé une période en Iran, puis en Turquie, à Istanbul, où il a travaillé au noir. Pour arriver en Italie, de Turquie, puis d'Athènes, chacun d’entre eux a payé 3000 dollars. Débarqués au sud (jazirat italiyya : en Sicile ?) ils ne restent en Italie qu'un seul jour. Ils pensent ensuite pouvoir se rendre directement en Angleterre, sans difficultés. Apparemment c'est comme ça que les passeurs leur ont présenté les choses... Depuis qu'ils sont à Sangatte, où ils n'imaginaient pas être bloqués, ils ont déjà tenté trois fois de partir. Ils veulent rejoindre des proches en Angleterre. Ils n'ont pas tous fait le voyage ensembles. Deux hommes sont restés d'abord cinq ans à Istanbul, le temps de gagner suffisamment d'argent pour le passage clandestin vers la Grèce et l'Italie. Trois autres, dont les deux femmes les ont ensuite rejoint à Istanbul où ils ne sont restés que 20 jours, à l'hôtel, dans l'attente que le passage s'organise. Finalement ils sont passés à 98 (chaque personne ayant payé 3000 dollars) de la Turquie jusqu'à l'Italie. Pour passer de l'Irak à l'Iran ils ont marché pendant 13 jours, de nuit, il faisait très froid. En Italie dans le sud, ils ont aussi longtemps marché... Ils ne comprennent pas pourquoi en Italie on les a laissé prendre le train, légalement, avec des billets, sans contrôles d'identité, et qu'après ils arrivent ainsi jusqu'à Sangatte, pour y être bloqués. Dans ce cas pourquoi les laisser y aller ? s’insurgent-ils, c'est donc ça l'espace Shengen ?
En parlant de la situation au Kurdistan, ils évoquent un mouvement islamiste au Kurdistan (haraka al islamiyya) qui a effectué des massacres récents. Il s’agit d’une base d’al-Qaida (ben laden) implantée par des gens venus d'Afghanistan. Dans le …