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Génocide en Irak: La campagne d'Anfal contre les Kurdes


Auteur :
Éditeur : FIKP & Karthala Date & Lieu : 2003, Paris
Préface : Pages : 406
Traduction : ISBN : 2-84586-345-4
Langue : FrançaisFormat : 160x240 mm
Code FIKP : Liv. Fr. 1668Thème : Politique

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Génocide en Irak: La campagne d'Anfal contre les Kurdes


Génocide en Irak
La campagne d'Anfal contre les Kurdes

Les documents étudiés par la section du Moyen-Orient de Huma RightsWatch permettent de faire l'histoire de ce qui s'est passé dans le Kurdistan irakien de mars à septembre 1988 : arrosage des villes et devillages au gaz, massacre des hommes, des femmes et des enfants, établissement de camps de concentration, de prisons parfois meurtrières, fusillades en masse, tortures diverses. Ils permettent, grâce aux enquêtesqui les accompagnent, non, bien évidemment, de faire parler les morts,mais de reconstituer nombre d'histoires individuelles, celles de femmes et d'hommes qui ont échappé aux assassins.

HUMAN RIGHTS WATCH


PRÉFACE

Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris, m’a demandé d’écrire quelques lignes en tête de ce volume sur le drame vécu par le peuple kurde d’Irak entre 1987 et 1988. Je le fais d’autant plus volontiers que les Kurdes sont les grands oubliés de l’histoire et que le livre dont il s’agit est d’une qualité tout à fait exceptionnelle.

Il y a plus de quarante ans Maxime Rodinson, que nul n’accusera d’être un adversaire de l’émancipation des peuples arabes, écrivait dans France-Observateur du 22 août 1962 : « L’histoire des Kurdes pendant les quarante dernières années a tout du martyrologe. Massacres, incendies de villages et de récoltes, viols, pillages, en forment la trame. » C’est une formule que l’on pourrait reprendre ici. Certes, nous ne sommes pas aujourd’hui, en Irak, au pire moment de cette histoire. La guerre du Golfe de 1991 a eu ceci de positif que le nord de l’Irak, c’est-à-dire la zone kurde par excellence, est protégé d’une incursion éventuelle de l’armée de Saddam Hussein. Ce dernier, un dictateur qui fut, entre autres, l’ami, voire le protégé, de Jacques Chirac et de Jean-Pierre Chevènement fut pendant sa guerre de huit ans contre l’Iran de Khomeiny le favori d’une bonne partie de l’Occident, ce qui n’empêcha pas certains milieux américains d’armer son adversaire intégriste (rappelons-nous le scandale de l’Irangate).

Le dictateur irakien n’était-il que l’ennemi de l’intégriste, voire un émule arabe du petit père Combes ? Longue histoire certes… Les Kurdes sont mentionnés dans l’Anabase de Xénophon (début du IVe siècle avant notre ère) où ils sont appelés les Kardouques, longue histoire que les Kurdes d’aujourd’hui échangeraient volontiers, pour reprendre une blague juive, contre un peu de géographie, du moins de géographie politique.

Si loin en effet qu’on remonte dans le temps, on chercherait en vain un État kurde à peu près homogène. Sur ce point les Kurdes se distinguent des Arméniens. Il y eut, chez les Kurdes, de remarquables guerriers, à commencer par Saladin, mais celui-ci, dont le tombeau s’élève à Damas, est un héros du peuple arabe.

Dans leur immense majorité les Kurdes, jusqu’en 1918, faisaient partie de l’Empire ottoman. Nombre d’entre eux ont joué un rôle important, en 1915, dans le massacre des Arméniens, des Arméniens dont le destin apparaît aujourd’hui parallèle au leur.

En 1918, l’Empire ottoman s’effondre sous les coups de boutoir des alliés occidentaux et de la révolte arabe. Le traité de Sèvres en 1920 donne aux Kurdes comme aux Arméniens le droit de constituer un État indépendant. La République arménienne sera broyée entre Lénine et Mustapha Kémal. La République kurde ne verra pas le jour. Entre la Syrie, sous mandat français, l’Irak sous mandat britannique, l’Iran, la Turquie où ils sont des « Turcs des montagnes », les Républiques caucasiennes de la jeune Union soviétique, les Kurdes sont partagés, pour ne pas dire étouffés. Le pétrole joue son jeu dans ce partage, autour de Mossoul par exemple, en plein Kurdistan irakien. Il y eut cependant, pendant une brève période en 1946, dans le Kurdistan iranien, une République dite de Mahabad que les Soviets laissèrent écraser. Il en résulte que tout mouvement du peuple kurde en vue de son émancipation sera toujours soupçonné d’être protégé par l’étranger, et cela ne sera pas toujours faux. Pendant la guerre entre l’Irak et l’Iran, les Kurdes seront tenus, chez Saddam Hussein, comme des agents de ce « sioniste » notoire qui s’appelle Khomeiny. Ridicule ? Assurément, mais j’ai entendu un jour, en juillet 1967, Golda Meïr expliquer qu’il y avait un mouvement national que son pays, et lui seul, protégeait, le mouvement kurde, celui de l’Irak, bien entendu, car il n’était pas question d’aider les Kurdes de Turquie. Comme on peut bien le penser, il ne s’agissait pas là d’une aide désintéressée. Et il en fut de même pour l’Iran, pendant les huit ans de guerre avec l’Irak.

Dans la conscience des nations, les Kurdes viennent toujours en second. Est-ce le moment de les aider ? Chacun se pose cette question, en particulier aujourd’hui où le piranha irakien est menacé par un plus gros poisson que lui, l’empire américain de George W. Bush. Ai-je besoin de le dire ? Ce genre d’arguments ne me touche guère. À la limite, pour le peuple kurde, ce ne fut jamais le moment.

Je ne nie pas qu’il y ait, en politique, des priorités. Au printemps de 1943, quand les hitlériens révélèrent ce qu’ils avaient découvert dans la forêt de Katyn, tombeau de milliers d’officiers polonais assassinés par la police de Staline, fallait-il se joindre à cette dénonciation évidemment intéressée ? La réponse est difficile. J’incline tout de même à penser qu’il valait mieux ne pas attribuer tout de go ce massacre aux nazis, comme Staline y invita ses alliés. Pourquoi ai-je accepté de présenter au public ce livre terrifiant, qui jette une lumière crue sur le massacre subi par les Kurdes entre mars et septembre 1988 ? D’abord, bien entendu, parce qu’il s’agit d’un livre d’histoire,

fondé sur des sources irrécusables, quatorze tonnes de documents émanant de la bureaucratie irakienne, des documents qui ne sont pas codés comme les documents nazis, ou qui le sont très rarement. À ces documents qu’il fallait classer, traduire, interpréter, s’ajoute l’enquête sur le terrain menée par les hommes et les femmes de Human Rights Watch, organisation humanitaire américaine, qui veille à l’application et, hélas, surtout à la non-application des droits élémentaires, un peu partout sur la planète. Il se trouve que, lors d’un voyage en Israël et dans les territoires occupés il y a plus de dix ans, j’ai rencontré, en Cisjordanie, un de ces hommes et que j’ai apprécié sa conscience et son sérieux, sur un territoire où les Américains, du moins les officiels américains ne passent pas pour défendre très vaillamment les droits de la personne humaine. C’était avant les accords d’Oslo, avant le retour de la gauche au pouvoir. J’imagine que personne ne doute de l’horreur que m’inspire la politique du général Sharon, mais Sharon n’est qu’un médiocre politicien, criminel à ses heures, si on le compare avec un tueur authentique comme l’est Saddam Hussein. Plutôt que sur le registre des hommes politiques, ce dernier peut s’inscrire sur celui des massacreurs, tel qu’on les voit fonctionner sur les bas-reliefs assyriens au British Museum. Les documents étudiés par la section du Moyen-Orient de Human Rights Watch permettent de faire l’histoire de ce qui s’est passé dans le Kurdistan irakien de mars à septembre 1988 : arrosage de villes et de villages au gaz, massacre des hommes, des femmes et des enfants, établissement de camps de concentration, de prisons parfois meurtrières, fusillades en masse, tortures diverses. Ils permettent, grâce aux enquêtes qui les accompagnent, non, bien évidemment, de faire parler les morts, mais de reconstituer nombre d’histoires individuelles, celles de femmes et d’hommes qui ont échappé aux assassins.

Si cette étude ne laisse aucun doute sur la volonté de tuer, elle permet de voir que même au sein de la bureaucratie, de l’armée et de la police irakiennes, il y eut des hommes qui surent se comporter avec humanité. Il ne s’agit pas de condamner un peuple, mais d’analyser une pratique qui fut, je le dirai aussi nettement que possible, monstrueuse. Et pourtant personne n’a enlevé Saddam Hussein pour le traduire devant la Cour de justice internationale de La Haye.

Avant d’entrer quelque peu dans le détail, situons ce livre dans la production historiographique. En 1958 était publié par la Harvard University Press un livre de l’historien américain Merle Fainsod intitulé Smolensk Under Soviet Rule. Ni la date ni le responsable de cette publication ne sont des données indifférentes. En dépit du dégel khrouchtchévien, on est encore loin d’être sorti de la guerre froide, la répression de l’insurrection hongroise est de novembre 1956. Les deux grands ne se sont entendus, brièvement, que pour condamner l’aventure franco-anglo-israélienne au Sinaï et à Suez. La recherche de Merle Fainsod a été financée par la Rand Corporation, ellemême très proche de l’administration américaine, sous la présidence d’Eisenhower. Cela dit, Smolensk Under Soviet Rule est un très important livre d’histoire. À une époque où les archives soviétiques étaient inaccessibles pour les chercheurs indépendants qu’ils soient soviétiques ou étrangers, le livre de Merle Fainsod reposait sur les archives du parti à Smolensk pendant la période 1917-1938. Cet ensemble avait été saisi après la prise de la ville par les armées d’Hitler, en juillet 1941. Lors de la Victoire, les Américains s’étaient emparés de cette documentation. Leur étude permit à Merle Fainsod d’examiner de près le fonctionnement du pouvoir soviétique et de retracer les grandes lignes de son évolution avant, pendant et après la NEP (nouvelle politique économique). Documentation exceptionnelle, assurément, qui permet de voir de près ce qu’est le totalitarisme, mais documentation limitée. Il s’agit d’environ un demi-millier de dossiers, contenant approximativement 200 000 feuillets. De ce point de vue les quatorze tonnes de documents étudiés par Middle East Watch constituent un ensemble infiniment plus riche. Je ne vois rien qui puisse lui être comparé. De quoi s’agit-il ? De la répression dirigée par Ali Hassan al Madjid, cousin et ami de Saddam Hussein, et dirigée contre les Kurdes entre le 23 février et le 6 septembre 1988, au cours de sept opérations baptisées, si j’ose dire, Anfal. La symbolique est en l’espèce importante. L’Anfal, c’est le butin, les dépouilles de l’ennemi, de ces « incrédules » qu’il faut selon la huitième sourate du Coran « exterminer jusqu’au dernier ». Allah parle à son prophète : « Ils t’interrogent au sujet du butin. Dis “le butin appartient à Dieu et à son prophète. Craignez Dieu! Maintenez la concorde entre vous. Obéissez à Dieu et à son prophète, si vous êtes croyants” (traduction D. Masson, Bibliothèque de la Pléiade, p. 212). Selon la légende, Saddam Hussein ne s’était rattaché à un Islam conquérant que lors de la guerre du Koweït. Il est clair que la guerre contre les Kurdes et, secondairement, contre d’autres minorités : les Assyro-Chaldéens chrétiens et les Yézidis, a pris, elle aussi, une dimension religieuse. Il fallait au moins cela pour affronter outre les Kurdes « le régime iranien sioniste ». Il fallait au moins cela pour qu’un officier puisse dire à un vieillard : «Nous allons vous envoyer dans un enfer spécialement conçu pour les Kurdes.» Il faut rendre justice à ces derniers : ils sont, dans leur majorité, des musulmans fidèles ; leurs « chefs », même si certains d’entre eux restent à la tête de structures féodales – tous ne sont pas des Abdoul Rahman Ghassemlou, que j’ai eu le privilège de rencontrer et d’admirer avant qu’il soit assassiné – ne se prennent pas pour des représentants de Dieu sur terre. Encore faut-il signaler que, au jour où j’écris ces quelques pages, on annonce la réconciliation des deux principales factions qui se partagent le Kurdistan irakien. Puisse cette unification ne pas être un signe précurseur de la guerre qui menace et dont je crains qu’elle ne serve pas, en dernière analyse, les intérêts du peuple kurde.

Le livre du Middle East Watch dont le principal auteur est Georges Black, responsable notamment avec Robin Moore d’un livre sur le mouvement démocratique en Chine, s’appelle Génocide en Irak. Il repose sur une comparaison explicite avec le génocide des juifs que je me refuse à appeler un holocauste – il ne s’agit pas d’un sacrifice humain ; le guide qui a servi de base à cette comparaison est l’ouvrage fondamental de Raul Hilberg, LaDestruction des juifs européens. Contrairement à nombre de savants et à nombre de juifs, je ne crois pas que le grand massacre des juifs soit un phénomène unique dans l’histoire contemporaine. Les Arméniens en 1915, plus près de nous plus d’un million de Cambodgiens à la fin des années 1970, et les Tutsi du Rwanda en 1994 ont été victimes de génocides, c’est-à-dire de massacres visant à détruire des êtres humains, non pour ce qu’ils font, mais pour le crime d’être nés, comme le disait André Frossard. Est-ce le cas des Kurdes ? Au risque de choquer tout le monde, je dirai que la réponse n’est pas simple. Écartons une objection sans valeur. Certains diront que les Kurdes étaient, sont toujours, des guerriers, que leurs combattants, les peshmergas, ont donné du fil à retordre à l’armée de Saddam Hussein, qu’ils sont adossés à la frontière iranienne. La même objection, exactement la même, a été formulée à propos du massacre des Arméniens, adossés eux à la frontière russe. Cette argumentation me paraît sans valeur aucune. En aucun cas de quelconques « lois de la guerre » n’ont été respectées par les massacreurs. Les femmes, les enfants, et même – argument décisif – les fidèles du régime baasiste n’ont pas été épargnés : « Al Madjid se vantait même de menacer les chefs de milices d’armes chimiques s’ils refusaient d’évacuer leurs villages. L’identité ethnique et la localisation physique étaient tout ce qui comptait et ces facteurs sont devenus essentiels lorsque les massacres de masse se sont produits en 1988. »

Ajoutons que le vocabulaire des dirigeants du Baas – parti dont le modèle est totalitaire –, même si son idéologie ne pèse pas très lourd, ressemble parfois étrangement à celui des nazis. On parlait pour les Kurdes « déplacés » de « réimplantation » ce qui ressemble fort à l’allemand Umsiedlung.

Tout compte fait pourtant, je dirai volontiers qu’il s’agit dans le cas irakien d’actes génocidaires plutôt que d’un génocide proprement dit. Pourquoi ? Le fait le plus étrange est que, depuis 1970, les négociations autour d’un statut d’autonomie ont alterné, y compris aussi l’établissement du pouvoir personnel de Saddam Hussein, avec les massacres. Les opérations Anfal elles-mêmes ont été suivies en septembre 1988 d’une loi d’amnistie, cette amnistie fut incomplète, certes, et hypocrite. Des exécutions furent pratiquées après sa proclamation, sans aucun doute. L’amnistie n’en a pas moins fait choc, témoin ce haut responsable, dont le discours est cité dans l’appendice A et qui disait le 15 avril 1989 : « Quand l’amnistie a été annoncée, j’ai failli devenir fou », preuve tout de même qu’elle n’était pas une simple farce. Imagine-t-on Hitler amnistiant les juifs en 1944 ?

Il ne suffit pas de n’être pas tout à fait Hitler pour être un personnage respectable. On peut être, par exemple, Enver Pacha ou Milosevic. On peut être aussi Tamerlan. C’est à juste titre que l’auteur de ce livre a mis en tête de nombre de ses chapitres des citations de la pièce de Marlowe, Tamburlaine the Great, ce redoutable personnage, enseveli à Samarcande, et qui ravagea l’Orient proche ou lointain à la fin du XIVe siècle.

Mais laissons là ces comparaisons. Il reste que le lecteur tient entre les mains un livre capital, par sa documentation irréfutable, par la qualité de l’enquête, mais aussi par le mélange unique du général et du particulier, du témoignage qui nous met en présence de destins individuels et des documents qui nous prouvent que le meurtre a bel et bien été planifié.

Pierre Vidal-Naquet

 




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