La bibliothèque numérique kurde (BNK)
Retour au resultats
Imprimer cette page

Ecrits de prison


Auteur : Multimedia
Éditeur : Des femmes Date & Lieu : 1995, Paris
Préface : Pages : 120
Traduction : MultimediaISBN : 2-7210-0460-3
Langue : FrançaisFormat : 140x210 mm
Code FIKP : Liv. Fr. 3562Thème : Politique

Présentation
Table des Matières Introduction Identité PDF
Ecrits de prison

Versions

Écrits de prison

Symbole de courage civique, militante pour la reconnaissance de l'identité kurde, pour l'entente entre les peuples turc et kurde et pour la démocratisation de la Turquie, Leyla Zana est la première femme kurde élue députée au Parlement dans son pays (1991).

Née en 1961 dans une famille pauvre et traditionnelle d'un petit village kurde, elle s'est mariée à 14 ans. Elle est mère de deux enfants, Ronay, 19 ans et Rûken, 14 ans.

Son mari, Mehdi Zana, élu en 1977 maire de Diyarbakir, fut torturé et emprisonné par le régime militaire entre 1980 et 1991.

Leyla Zana fut elle aussi arrêtée et torturée en 1988 pour son action en faveur des droits de l'homme. Depuis la fin de la dictature militaire et après son élection au Parlement, elle est à nouveau arrêtée, avec cinq autres députés kurdes, déchue de son mandat et condamnée en décembre 1994 à 15 ans de prison, sous le seul prétexte de déclarations faites dans le cadre de son activité parlementaire.

Le Parlement européen, qui défend Leyla Zana et exige sa libération — ainsi que celle de ses collègues emprisonnés —lui a décerné le 9 novembre 1995, le prix Sakharov pour la liberté de l'esprit.


PRÉFACE

CLAUDIA ROTH
Présidente du groupe des Verts au Parlement européen


Chère Leyla,

J'écris une préface à ton livre parce que j'espère que, dans un avenir pas très lointain, tu pourras en écrire un autre, ailleurs qu'en prison, et qui parlera d'un Kurdistan où règne la paix.

J'écris cette préface avec l'espoir que le chemin que tu dépeins ici, un chemin de souffrance, de deuil, de douleur et de colère, un chemin de courage et de fierté malgré la haine que te voue l'Etat et les humiliations qu'il te fait subir, puisse un jour aboutir dans une patrie sans tortures ni tanks, où les milliers de villages détruits et brûlés auront été reconstruits et où tous ceux qui en ont été chassés seront revenus.

J'écris cette préface, Leyla, parce que c'est toi qui m'as appris ce que sont le courage et la force : « J'aime la vie, mais ma soif de justice est la plus forte », voilà ce que tu m'as dit. Tu as été la première femme à me faire comprendre (car tu en étais l'exemple vivant) ce que cela signifie de ne pas avoir de droits.
Tu sais, au Parlement européen, et surtout parmi les Verts, nous parlons tant et plus des droits de l'homme et du citoyen — mais c'est en parlant avec toi que j'ai pour la première fois vraiment compris ce que signifie l'absence de toute justice civile et indépendante, que j'ai compris à quel point les interdictions de circuler et les provocations policières vous changent une vie et ce que peut ressentir un être humain qui craint à chaque instant qu'on vienne le « chercher " pour ensuite « disparaître » purement et simplement.

On est venu « chercher » Vedat Aydin — quelques jours plus tard, on l'a retrouvé, enfoui dans un fossé près de Diyarbakir, et battu à mort. Son crime : c'était un homme courageux, un homme de l'opposition kurde, un ardent défenseur des droits de l'homme, quelqu'un qui n'a jamais cessé d'appeler les crimes contre l'humanité par leur nom. Cela lui a coûté la vie — et c'est lors de l'enterrement de cet ami qui était un interlocuteur politique remarquable, plein de projets et de visions d'avenir pour sa patrie, que je t'ai rencontrée pour la première fois, Leyla. A cette occasion, j'ai vécu ce que je n'avais encore jamais vécu auparavant : un enterrement où se pressaient cent mille personnes venues rendre un dernier hommage à un martyr et où les soldats ont ouvert le feu sur la foule en deuil, rossé des députés et achevé des blessés. J'ai pu ensuite rendre visite aux blessés graves à l'hôpital, en passant par la porte de derrière ; j'y ai vu une famille kurde désespérée entourant le lit de leur fils de quinze ans, leur seul soutien, réduit à l'état d'infirme après avoir été sauvagement tabassé par la soldatesque turque. J'y ai vu comment on interdisait aux membres du personnel hospitalier de donner de leur sang pour leurs compatriotes. Après cela, j'ai fini par aboutir dans la salle de rédaction d'Ülke, un petit journal interdit depuis longtemps — et là, je t'ai vue, assise derrière un bureau, couverte d'ecchymoses et saignant de partout, à la tête, aux bras et aux jambes, car ils t'avaient battue presqu'à mort avec des lattes carrées. Tu avais vingt ans, tu étais belle malgré tes bleus et tes blessures, tu m'as souri et tu m'as parlé de l'enterrement de Vedat Aydin, de son sort, exemplaire dans un pays où s'incarnent la terreur de l'Etat et la sale guerre.

J'étais irritée, Leyla, et je t'ai demandé comment on pouvait continuer à travailler, comment on pouvait même survivre, alors que les meilleurs se faisaient tuer... D'un air combatif, tu m'as répondu : « Pour chaque homme, chaque femme qui sont tués, de nombreux autres se lèvent et se lèveront. » De ta santé à toi, tu n'as jamais parlé, ni à ce moment-là, ni aujourd'hui, pas même en prison à Ankara. Une seule fois, tu m'as dit : « Il y a des choses plus importantes.

C'est ainsi qu'a commencé notre amitié, par l'intermédiaire de notre interprète et ami mimer. Mais j'ai senti que je pouvais te comprendre aussi sans interprète. Je t'ai offert une étiquette autocollante, représentation en miniature d'une affiche que nous, les Verts, avions conçue d'après une phrase de Danielle Mitterrand : « Ne les oublions pas. Le silence tue. » On pouvait y lire aussi : « Les Kurdes, ce peuple oublié. » Cette affiche, qui porte les couleurs kurdes, est aujourd'hui accrochée à un mur de mon bureau à Istanbul. Peut-être a-t-elle pu te faire comprendre que toi et vous tous avez de nombreux amis et amies en Europe.

Depuis lors, depuis ce jour de l'enterrement de Vedat Aydin à Diyarbakir au cours de l'été 1990, nous nous sommes souvent revues. Quelle ne fut pas notre joie quand tu as été élue députée à l'Assemblée nationale turque, quand tu as pu y prendre place aux côtés de tes amis kurdes du Parti ! Nous avons cru que le pont était jeté qui allait permettre de trouver une solution politique à la question kurde, mais tu étais sceptique et tu l'es restée. Comment pouvait-il d'ailleurs en être autrement alors que des femmes kurdes étaient poursuivies (et continuent de l'être) pour avoir simplement tressé un ruban aux couleurs kurdes dans leurs cheveux ? Tu as su me faire comprendre combien les femmes se montrent conséquentes et tenaces dans la résistance : les femmes ont porté les couleurs kurdes vert-jaune-rouge bien plus souvent que les hommes. Et lorsque je t'ai demandé si tu ne faisais quand même pas preuve d'un trop grand scepticisme, tu m'as raconté l'histoire de l'âne : un jour, dans ta patrie, la police turque avait arrêté un âne, parce qu'il portait une bride aux couleurs kurdes. Les policiers pensaient sans doute que l'âne les conduirait auprès des « séparatistes ». Mais, m'as-tu dit en riant, au Kurdistan même les ânes ne sont pas idiots à ce point.

Ce genre d'histoires, tu m'en as raconté un grand nombre au cours de tes voyages à Strasbourg, Bruxelles.

Londres, Paris et New York, où tu te rendais pour expliquer aux hommes politiques du monde entier ce qui se passait réellement dans les régions kurdes. Et le sourire qu'avait provoqué cette petite histoire vous reste en travers de la gorge quand on sait ce qui arrive aux prétendus « séparatistes » – emprisonnements, tortures atroces, exécutions extrajudiciaires... Même en enfer, on ne ferait pas mieux.

Et avec quelle facilité un Kurde est-il qualifié de « séparatiste " ! A cause d'un discours qu'il avait prononcé au Parlement européen, Mehdi, ton mari, fut condamné à quatre ans de prison. Tous les membres de la Sous-Commission des droits de l'homme l'y avaient invité, et tous ont retenu leur respiration quand il leur a parlé de la situation dans sa patrie – lui, l'ancien maire de Diyarbakir qui, après avoir passé onze ans en prison, venait d'être relâché en 1991. Au cours de l'été 1994, il retournait derrière les barreaux – deux ans de prison pour son discours au Parlement européen, deux ans supplé¬mentaires pour avoir distribué le texte à des journalistes. Rien de choquant dans ce discours, rien de plus que ce qui était stipulé dans les conventions sur les droits de l'homme et dans les pactes des Nations unies et qui était devenu la norme. Il n'y demandait rien de plus que de faire bénéficier les Kurdes aussi de leurs droits – de leur permettre de parler leur langue, de chanter leurs chants, de suivre leurs coutumes et leurs traditions. C'est pour cela que ton mari se trouve à nouveau en prison – et nous, au Parlement européen, nous n'avons rien pu faire pour empêcher ce scandale. Nous n'avons pu qu'en prendre acte avec colère et indignation.

Au cours de cet été de 1994, ta famille fut définitivement brisée – ton mari jeté en prison, toi privée de ton immunité peu de temps auparavant, arrêtée en plein Parlement et mise en détention préventive à Ankara. Je me souviens de votre invitation à aller vous rendre visite un an plus tôt. Votre maison était pleine d'amis et de parents, et vous aviez préparé un festin kurde. Ce jour-là, j'ai fait la connaissance de vos enfants qui, aujourd'hui, vivent loin de vous à Paris, loin de leur mère, loin de leur père, loin de leur patrie.

Au printemps 1994 – tu avais été arrêtée – je n'ai pas été autorisée à te rendre visite. Je m'étais rendue sur place pour les élections communales en tant qu'observateur du Parlement européen. On ne m'a pas permis de te voir. J'étais également présente à l'ouverture du soi-disant procès pour haute trahison, ce véritable tribunal politique, dont vous étiez les accusés. J'étais assise au premier rang, je n'aurais eu qu'à tendre la main pour te toucher, mais nous étions séparées par des soldats armés jusqu'aux dents. Vous étiez gardés comme des grands criminels. Ce n'est que le soir, à la télévision, que j'ai pu voir ton visage de face. Combien de fois ai-je essayé de te rendre visite au cours du procès... Je n'en ai jamais obtenu l'autorisation, encore moins après que le procureur général Demirel eut requis la peine de mort en vous insultant grossièrement, toi et tes amis, lorsqu'il déclara qu'il avait plus de respect pour son chien que pour vous. J'étais folle de rage devant tant de mépris et de cynisme.

En décembre 1994, tu as été condamnée à quinze ans de prison. A l'époque, j'assistais au sommet des chefs d'Etat européens ; toutes les demi-heures, j'écoutais les informations et c'est ainsi que j'ai appris ta condamnation, après un procès qui n'avait rien de légal.

Finalement, en janvier, j'ai obtenu le droit de te rendre visite. Tu avais maigri, mais tu étais restée joyeuse et infiniment forte. Tu as refusé de parler de tes conditions d'incarcération – « pas plus mauvaises disais-tu, que pour d'autres ». C'est du rôle des femmes que nous avons parlé.

Ce rôle, tu l'as découvert en toi, un rôle lourd et tragique, mais qui donne à tant d'hommes et de femmes le courage de continuer à lutter pour une vie juste dans la paix et la liberté.

Je veux te revoir là où est ta place – au Parlement. Et j'ai un rêve, dans lequel je t'entends prononcer un discours au Parlement européen, après quoi je vois l'ambassadeur de Turquie jaillir de son siège et te serrer la main avec enthousiasme, tout en te disant : « Quel bonheur qu'il y ait des femmes telles que vous !»

Ta

Claudia.




Fondation-Institut kurde de Paris © 2024
BIBLIOTHEQUE
Informations pratiques
Informations légales
PROJET
Historique
Partenaires
LISTE
Thèmes
Auteurs
Éditeurs
Langues
Revues