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La question kurde


Auteur :
Éditeur : Presses de Sciences Po Date & Lieu : 1997, Paris
Préface : Pages : 384
Traduction : ISBN : 2-7246-0717-1
Langue : FrançaisFormat : 135x220 mm
Code FIKP : Liv. Fra. 3833 Thème : Politique

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La question kurde

La question kurde

Etats et minorités au Moyen-Orient

Population divisée par des frontières étatiques, répressions, insurrections, scènes de massacres, guerres fratricides, alliances paradoxales avec les pouvoirs régionaux... Depuis les années quatre-vingt, et notamment la guerre du Golfe, la question kurde, l'un des principaux enjeux du Moyen-Orient, ne cesse de frapper l'opinion publique occidentale. La transplantation de larges communautés kurdes et turques dans le Vieux Continent la transforme aujourd'hui en question européenne.

Au-delà de la question kurde que ce livre éclaire dans toutes ses dimensions (historiques, politiques, religieuses et économiques), l'auteur se livre à une relecture sociologique des mouvements minoritaires, et confirme la valeur de la "carte minoritaire" tant dans les relations inter-étatiques que sur le plan international.


PRÉFACE

 

Grâce à Hamit Bozarslan, nous allons enfin disposer d'un ouvrage de référence sur la question kurde qui reprend en grande partie une thèse de doctorat soutenue à l'Institut d'études poli­tiques de Paris en décembre 1994.

 

L'approche de l'auteur fait une large part à la réflexion his­torique et couvre le champ de différents Etats dans lesquels une aspiration nationaliste d'un type nouveau naît, au lendemain de la première guerre mondiale, principalement sur les ruines de l'Empire ottoman. En construisant un État national de type jaco­bin, Mustapha Kemal ne laissait guère de place aux minorités. Dès le départ, les Grecs d'Asie Mineure ne paraissaient guère intégrables dans une telle construction et l'on s'achemina rapi­dement vers leur exclusion, ou plutôt vers des échanges massifs et contraints de population avec les Turcs des Balkans. Il en fal­lait tout autrement avec les Kurdes qui appartenaient à la péri­phérie du système dominant antérieur et avaient, en tant que musulmans, des liens d'allégeance avec le calife. Ils venaient aussi de participer pour le compte des Jeunes Turcs aux massacres des Arméniens pendant la première guerre mondiale.

 

Représentant quelque 20 % de la population, installés sur les marges frontalières avec les États nés des accords Sykes-Picot, il n'était pas question cette fois de les expulser ou de les échanger avec les pays voisins. Il valait mieux contrôler la menace de l'intérieur, et l'État kémaliste pouvait s'y employer avec tous les instruments de contrainte dont il disposait. Si la Turquie joue un rôle dominant dans le conflit kurde, la force et la faiblesse de ce mouvement national proviennent du découpage arbitraire de la région qui détermine en grande partie sa naissance. Étalé sur quatre États, aucun ne peut prétendre vraiment à la domination ou au contrôle de l'ensemble. L'unité du mouvement est égale­ment rendue à peu près impossible. Chaque groupe d'opposition s'est formé en contrepoint d'un pouvoir qu'il conteste, emprun­tant beaucoup à ses adversaires. Le plus important d'entre eux, le PKK, est construit comme une sorte de kémalisme inversé. Les opposants kurdes d'un pays A sont souvent les complices de l'État voisin B. Pour mieux résister à la répression de A, cette alliance va les amener à trouver refuge dans le pays B et à agir en fait en adversaires des Kurdes du pays B en conflit avec leur propre gouvernement. L'unité idéologique du mouvement natio­nal ne peut donc, à cause de ces stratégies de survie, s'incarner dans un mouvement pratique d'unification. Le cadre étatique détermine ainsi à la fois le mode d'exercice du pouvoir dominant et ses formes d'opposition.

 

À certains égards, la dimension régionale et les contradictions de la contestation kurde illustrent l'enracinement des accords Sykes-Picot. Ces facteurs renvoient donc au cadre national pour la solution des conflits et la reconstitution d'un nouvel ordre. Face à des groupes d'individus organisés, construisant leur iden­tité politique contre cet ordre, la réponse appropriée se situe encore dans le cadre étatique, à partir d'une certaine forme de reconnaissance de l'identité collective, assortie d'une redistri­bution équitable des ressources communes.

 

Mais, pour être crédible, la protection des minorités cultu­relles doit s'appuyer sur un système d'ordre régional supposant quelques abandons de souveraineté des États nationaux. Les solu­tions d'arbitrage extérieur à la région imposées à la suite de la guerre du Golfe ne peuvent être que des palliatifs provisoires qui semblent par ailleurs entraîner des divisions et des révoltes parmi les groupes qu'ils prétendent protéger. Le retour à l'ordre n'est envisageable que par des garanties accordées aux minorités dans le cadre des États existants. Certaines formes de contrôle régional et international peuvent oeuvrer à en assurer la pérennité. Mais elles seront plus crédibles si elles s'insèrent dans des mécanismes internes de représentation des groupes sociaux porteurs d'iden­tités collectives dans un cadre institutionnel. Une construction démocratique appropriée peut constituer, à terme, une garantie d'ordre plus solide que les contrôles extérieurs. La protection des minorités constitue donc, comme nous le montre cette étude, un élément important de l'ordre international. Le caractère trans­national de ces minorités complique certes le problème, mais permet de reconstituer un ordre régional qui devrait être plus proche et plus rassurant qu'un système de globalisation qui effraie et fragilise autant les minorités que les États.

Par sa réflexion construite et informée, l'auteur nous permet de comprendre les stratégies des États oscillant entre l'intégra­tion et l'exclusion, mais plus encore celles des mouvements nationalistes rivaux, autant pour le contrôle des groupes qu'ils prétendent représenter que pour le partage et la distribution des bénéfices qu'ils obtiennent le plus souvent en valorisant leur capacité de mener une contestation violente. Ce dernier point mérite attention, car il permet de situer sous un autre angle l'action des minorités et de leurs dirigeants entre l'économie sou­terraine et la production de l'ordre social. Les derniers semblent plus aptes aujourd'hui à tirer parti de leur particularisme et à exploiter la victimisation de leur peuple qu'à construire un projet démocratique régional. Sous cet angle, le rôle et la responsabilité des élites sont particulièrement déterminants. Elles ont pu, dans le passé, jouer le rôle d'intermédiaires auprès des empires dans la mesure où leur intégration suffisait à assurer l'allégeance du groupe. Les États nationaux qui leur ont succédé sont devenus des sociétés de masses, et leurs systèmes éducatifs ont entraîné l'apparition de nouvelles élites plus difficiles à neutraliser ou à satisfaire. La transnationalité due à l'émigration et à l'asile poli­tique permet aussi de transposer le débat là où l'État national est en position de faiblesse. L'avenir du mouvement national kurde se joue peut-être plus aujourd'hui dans les villes allemandes que sur le plateau anatolien. Mais les règles du jeu ne sont plus les mêmes aussi bien pour les Kurdes que pour leurs adversaires. Est-ce un effet pervers ou bénéfique de la mondialisation ?

Rémy LEVEAU
Professeur des Universités
à l'Institut d'études politiques de Paris
Directeur adjoint du Centre Marc-Bloch


REMERCIEMENTS

Ce livre est le fruit d'une thèse de l'Institut d'études poli­tiques de Paris dirigée par Rémy Leveau.

Les critiques des membres du jury, Jean-François Bayart, Paul Dumont, François Furet, Rémy Leveau, Ghassan Salamé et Michel Wieviorka, m'ont grandement aidé à combler cer­taines de ses lacunes.

Il s'inscrit dans la continuité d'un mémoire universitaire rédigé sous la direction de Robert Paris en 1986.

Il est également redevable aux discussions que j'ai eues avec Jean Leca.

Mes réflexions ont mûri au gré des débats avec de nombreux chercheurs. Elizabeth Picard, Didier Bigo et Étienne François, notamment, n'ont jamais épargné leur aide amicale, morale et intellectuelle. Hoshmend Othman m'a autorisé à utiliser quelques-uns de ses entretiens avec des dirigeants de l'opposi­tion irakienne.

Ce livre doit sa version finale aux relectures de Hélène Aymen et de Cécile Jolly, aux suggestions et aux exigences de Bertrand Badie et de Mireille Perche et à l'amicale collaboration de l'équipe des Presses de Sciences Po.

De nombreuses personnalités ou amis kurdes, de Syrie, d'Irak, d'Iran, de Turquie ont bien voulu, pendant des années, m'accorder des entretiens ou m'apporter des informations fraîches.

Mon amie Cristina Cramerotti a partagé toutes les phases de l'élaboration de ce travail.

Ma dette envers eux tous est très grande.

Il va de soi, cependant, que les opinions exprimées ici n'engagent que moi et que j'en suis seul responsable.


INTRODUCTION

La scène se déroule dans une salle de cours à Uppsala au milieu des années soixante-dix, à un moment où les Kurdes sont encore très peu connus en Occident. Des élèves étrangers assistent à leur première séance d'apprentissage de la langue suédoise. Suivant le modèle proposé par leur enseignant, ils se présentent : « Je suis kurde de Turquie » ; « Je suis kurde d'Irak » ; « Je suis kurde d'Iran » ; « Je suis kurde de Syrie ». L'élève allemand du stage, convaincu que « kurde » signifie « ressortissant » en suédois, se présente à son tour dans les termes suivants : « Je suis kurde d'Allemagne. »

Bien des choses ont changé depuis cette anecdote qui en dit long sur la complexité de la question kurde ; les orientalistes qui les peignaient comme des guerriers fiers, ou quelques ency­clopédistes qui les classaient parmi les damnés de la terre, ne sont désormais plus les seuls à avoir entendu parler des Kurdes. L'insurrection kurde après la révolution iranienne, l'exode de plus de 2 millions de Kurdes irakiens au lendemain de la guerre du Golfe, la guérilla en Turquie, les scènes d'affrontements kurdo-turcs en Europe ont mis cette question sur le devant de la scène.

Surmédiatisé, le problème demeure néanmoins complexe, sinon énigmatique. L'événement «flash» qui a occupé la Une des journaux télévisés pendant plusieurs jours en août 1996 le montre bien : dans la zone de protection kurde instaurée par l'ONU au Nord de l'Irak, une faction kurde, le PDK de Mes­soud Barzani, avait conquis, avec l'aide des Gardes républicains de Saddam Hussein, la capitale régionale Erbil, et avait chassé les forces de l'UPK de Jalal Talabani qui contrôlait jusque-là la ville. Les forces talabanistes battaient en retraite vers l'Iran.

L'opinion publique occidentale, qui, quelques années plus tôt, s'était mobilisée ardemment pour la cause kurde en Irak, se trouvait, comme les médias qui l'informaient, soudainement sans repère. Pour quelle raison une partie des Kurdes s'était-elle alliée à un pouvoir à la sinistre réputation, à une dictature qui n'avait pas hésité par le passé à utiliser des armes chimiques contre eux, pour chasser leurs frères qui détenaient le pouvoir ? Barzani, dont la majeure partie de la famille avait été décimée par Saddam Hussein, avait-il perdu la raison ou était-il devenu un collaborateur éhonté ? Ou, alors, s'agissait-il de luttes de chefs tribaux » sans vergogne, dont les intérêts cyniques du moment passaient avant les intérêts de la nation kurde Comment expliquer qu'aux répressions étatiques succèdent de sanglantes guerres fratricides, nourrissant des alliances pour le moins douteuses ?

Malgré une bonne couverture médiatique, la question kurde demeure déroutante pour l'opinion publique. Comme toute question politique, elle est complexe, car ses données sont chan­geantes dans la durée et dans l'espace. Elle implique un nombre important d'acteurs (divers États d'une part, les populations kurdes d'autre part) et évolue au gré de multiples facteurs. Sa trajectoire, marquée parfois de choquantes volte-face, ne s'ex­plique pas par une malédiction qui aurait frappé le peuple kurde, ni même par l'incompétence des décideurs. Des dyna­miques sociales et politiques dont les acteurs sont les produits, ainsi que la multiplicité des contraintes auxquelles ils sont sou­mis, pèsent de tout leur poids.

Le souci premier de ce livre est d'informer les lecteurs sur cette question, en définissant tout d'abord l'ancrage historique de la contestation kurde observé à travers des dizaines de révoltes, de la fin de la première guerre mondiale à nos jours. Phénomène indéniablement moderne, le nationalisme kurde représente un type nouveau de nationalisme, revendiquant le droit à l'indépendance, non pas contre un empire ou une puis­sance coloniale, mais contre des États eux-mêmes issus de la décolonisation ou d'une guerre d'indépendance. Son objectif ultime est de changer le statut du groupe, de passer du statut de minorité, au sens juridique et politique du terme, à celui de majorité, autrement dit de fonder un État en réunissant les régions kurdes de Turquie, de Syrie, d'Irak et d'Iran. Ce natio­nalisme a mobilisé la population des régions kurdes, devenues de véritables micro-espaces politiques, disposant de traits spé­cifiques par rapport aux autres régions de ces pays. Il a égale­ment élaboré un discours homogène, des références et une mémoire collective communes, des symboles et une historio­graphie d'une grande capacité mobilisatrice.

Cependant, ce livre tient compte des contraintes qui limitent le champ d'action des organisations nationalistes kurdes. Celles-ci émanent soir de l'ordre étatique instauré au lendemain de la première guerre mondiale au Moyen-Orient, soit des dyna­miques internes de la société kurde. Le nationalisme kurde doit en effet affronter quatre États, et non pas une seule. Mais la réalité étatique ne se réduit pas à la présence de centres répres­sifs. Parallèlement aux appareils et aux pratiques coercitifs, les États mettent en place des mécanismes de redistribution des­tinés à certaines catégories de la population, ainsi transformées en alliées, et prêtes à combattre les militants nationalistes. De plus, s'ils ont échoué dans leurs projets de devenir des États-nations, ces pays ont généralement réussi à se doter d'une admi­nistration efficace et à marquer l'espace culturel et économique des territoires qu'ils contrôlent. Cette réussite, pour limitée qu'elle soit, ne dissocie pas moins les populations kurdes, ne serait-ce que parce qu'elles sont scolarisées dans des langues et des alphabets différents. De surcroît, la possibilité d'obtenir l'aide d'un des quatre États provoque des compétitions san­glantes entre les formations nationalistes qui ne représentent, chacune, qu'une partie du Kurdistan. Pour réaliser l'unité des Kurdes, le nationalisme doit éliminer les dynamiques centri­fuges internes, linguistiques, confessionnelles et sociales. Or, loin de disparaître avec l'urbanisation, celles-ci s'adaptent à la modernité économique, s'engagent dans la lutte pour la richesse ou le pouvoir et tendent à s'amplifier. Elles expliquent, en par­tie du moins, l'éclatement de l'espace kurde en mouvements rivaux, plus en quête de pouvoir que résolus à faire aboutir un projet nationaliste. D'où le nombre élevé d'affrontements fra­tricides.

Enfin, ces dynamiques centrifuges ont résisté à l'action des centres politiques, mais aussi aux frontières étatiques, si bien que la question kurde a une dimension régionale. Les mouve­ments nationalistes kurdes ont — parfois à leur insu — défié la logique des frontières, longtemps considérées comme le pivot des expériences étatiques. Ainsi, les révoltes des années vingt en Irak et en Turquie, la République autonome kurde en Iran en 1946, la révolte de Barzani en 1961 en Irak, les guérillas au Kurdistan d'Iran en 1979-1980 et au Kurdistan de Turquie à partir de 1984, la guerre du Golfe en 1991 ont eu des retom­bées sur l'ensemble du Kurdistan. Depuis plusieurs décennies, deux facteurs ont amplifié ce débordement des frontières. En premier lieu, la constitution, à partir des années soixante, d'une diaspora en Europe a permis aux acteurs kurdes de se doter d'un espace de souveraineté hors du contrôle étatique. En deuxième lieu, les États eux-mêmes ont été obligés d'abandon­ner le statu quo qui sacralisait la notion de frontières rigides, étroitement surveillées, et d'intégrer le fait minoritaire dans leurs politiques régionales. De la guerre Iran-Irak dans les années quatre-vingt au conflit turco-syrien de nos jours, chaque tension régionale a ainsi élargi le champ de manoeuvre des mou­vements nationalistes kurdes, mais les a soumis, en contrepartie, à de nouvelles contraintes, à une dépendance à l'égard des divers « États-patrons » régionaux.

Le chapitre préliminaire de ce livre est composé d'une série de « fiches techniques » qui apportent des repères nécessaires sur le problème kurde et permettent de nuancer les « idéals-types » élaborés dans les chapitres ultérieurs.

Dans la première partie, les protagonistes de la question kurde sont définis à travers leurs doctrines et leurs projets poli­tiques.

Le premier chapitre analyse les États modernes dont l'émer­gence marque un tournant dans l'histoire moyen-orientale. Cette rupture implique un changement de statut pour les Kurdes qui, auparavant, faisaient partie de la « majorité » musulmane pour se trouver désormais en situation de minorité. Selon leur doctrine, ces pays sont des États-nations unitaires, ce qu'ils deviennent effectivement à certaines périodes (par exemple, la Turquie durant le kémalisme). Toutefois, confrontés à une crise de légitimité chronique, ils sont le plus souvent contraints de délaisser leurs doctrines officielles dans de nom­breux domaines (dont le problème kurde) et de chercher un second souffle par l'élaboration de nouveaux mécanismes de ges­tion des conflits.

Le deuxième chapitre traite du mouvement nationaliste kurde et de son évolution. Il définit le nationalisme kurde comme la doctrine de construction de la kurdicité et constate que cette doctrine est insuffisante pour contester le pouvoir. Le mouvement kurde est obligé, d'une part, de convaincre les Kurdes que le nationalisme est porteur d'un meilleur avenir social. et politique, d'autre part, de se justifier auprès des popu­lations non kurdes. Pour ces raisons, il doit se légitimer par des théories plus universelles et donc avoir recours à une panoplie de doctrines d'emprunt évoluant dans la durée (occidentalisme, marxisme, islam politique, etc.). Nous suggérons, enfin, que, malgré les caractéristiques qui lui sont propres, il partage cer­tains dénominateurs avec d'autres mouvements sociaux, notam­ment en ce qui concerne son comportement face aux processus d'exclusion ou d'intégration.

Alors que la première partie analysait les États et les mou­vements kurdes à partir de leurs prémisses doctrinales, la deuxième essaye de les comprendre par leurs modes de gestion et de contestation. Elle porte sur le cadre étatique, sans pour autant ignorer que la dimension régionale constitue une dyna­mique lourde de ce problème. En soixante-dix ans, les Etats ont créé des mécanismes d'intégration (école, médias, migrations internes, économie, etc.). Si les différents régimes ont échoué dans leur projet d'assimiler les Kurdes et sont encore moins parvenus à produire des États-nations homogènes, ils ont en contrepartie réussi à faire éclater le groupe et à influer sur le processus de construction de l'identité kurde. On comprend dès lors que les espaces étatiques ne constituent pas uniquement le théâtre originel de la contestation kurde, mais aussi son enjeu. Il ne fait aucun doute que le but ultime du nationalisme kurde demeure la création d'un État-nation unifié. Concrètement cependant, les acteurs kurdes visent à réaliser leur intégration dans les États tels qu'ils existent, à accéder aux ressources éco­nomiques et politiques et à faire accepter comme légitime le principe du partage des ressources symboliques (langue, culture, administration, représentation, etc.).

Le troisième chapitre analyse les États en tant que systèmes d'exclusion et d'intégration. Il suggère qu'à l'exception de cer­taines phases (comme l'insurrection de mars 1991 au Kurdistan d'Irak), les États doivent gérer la question kurde en employant deux méthodes opposées : d'une part, en intégrant les Kurdes dans le processus de redistribution des ressources, d'autre part en utilisant la coercition. Nous nous interrogeons ensuite sur les liens entre ces deux modes de gestion et suggérons que le choix de l'un ou de l'autre contribue à déterminer les autres pratiques du pouvoir. Ainsi, à plusieurs reprises, les politiques privilégiant la coercition ont constitué le prélude à une poli­tique de rétrécissement de l'espace politique en Turquie, en Iran et en Irak.

Dans le quatrième chapitre, nous étudions la réponse des Kurdes à ces deux modes de gouvernement : au premier répond l'intégration et au second la contestation violente, chacun des deux répertoires pouvant prendre de multiples formes : oppo­sition politique, communautarisation, négociations avec le centre et, enfin, lutte armée. Le choix de ces modes d'action est donc dicté en grande partie par la stratégie qu'adopte l'État. Ces modes de contestation déterminent également les autres pratiques du mouvement nationaliste (comme les guerres fra­tricides). Ce chapitre se termine sur l'analyse des conditions permettant aux mouvements kurdes de sortir de la logique de la lutte armée.

Le cinquième chapitre analyse et recoupe les défis que les dynamiques sociales posent aux quatre États et aux Kurdes. Il observe que, malgré les atouts dont disposent les États (puis­sance militaire et économique ainsi que reconnaissance inter­nationale) et les Kurdes (liens organiques avec la population kurde), la légitimation des acteurs n'est pas assurée une fois pour toutes ; ils sont constamment obligés de la renégocier et de la reconstruire. Ce faisant, ils se heurtent à des problèmes communs, tels que la résistance des systèmes traditionnels d'appartenance infra ou supra étatiques ou infra et supra eth­niques aux projets étatiques ou nationalistes kurdes. Les acteurs peuvent certes tenter de créer des alliances avec ces groupe­ments, mais au prix de concessions importantes. Par ailleurs, les tensions entre ces structures interdisent l'hypothèse d'une alliance les rassemblant toutes, rétrécissant du même coup leur champ d'action. Là résident la force et la faiblesse des acteurs : leur force, car ils peuvent toujours compter sur des catégories de la société qui accepteront l'alliance ; leur faiblesse, car ils sont poussés vers une logique d'affrontement avec les autres. Dans ce processus, les Etats sont par ailleurs obligés de déroger à leurs doctrines d'incarnation de la « souveraineté nationale indivisible ». Il en va de même pour les acteurs kurdes, dont la logique centralisatrice se heurte aux mêmes dynamiques seg­mentaires. Ainsi, partant du « syndrome khaldounien », nous analyserons dans ce chapitre les raisons et l'impact de la retri­balisation de la société kurde et de ses clivages ethniques, tou­jours présents même s'ils connaissent des mutations.

Le dernier chapitre analyse la dimension régionale de la ques­tion kurde qui a survécu à la formation des Etats pour devenir, de nos jours, un enjeu capital du Moyen-Orient. Théâtre de formation de groupes de solidarité, d'échanges commerciaux transfrontaliers, de circulation des idées et des contestations, le Proche-Orient est encore la région des instabilités politiques et des conflits militaires. Il n'est alors guère étonnant que les États concernés et les populations kurdes considèrent cette région comme l'extension naturelle de leur champ d'action et tentent d'y trouver des atouts moraux et matériels. Dans la plupart des cas, ces atouts ne constituent pas des enjeux en soi : ils sont « rapatriés » sur la scène nationale pour être chèrement mon­nayés, soit pour légitimer les acteurs, soit comme moyens de contrainte sur l'adversaire. Dans ce sens, la «région» s'intègre, tout comme les flux migratoires, dans les espaces politiques des pays concernés.

Au-delà de la question kurde, notre travail est une invitation à une relecture sociologique des mouvements minoritaires. Nous espérons qu'il a réussi au moins l'un de ses paris qui consiste à démontrer que nationalisme et mouvement nationa­liste ne constituent pas le même objet de recherche.

Nous sommes cependant conscients de la nécessité d'études plus poussées, notamment comparatistes, entre différentes oppositions minoritaires, mais aussi entre elles et d'autres contestations qui secouent le Moyen-Orient et les pays non occi­dentaux.




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