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Mardin 1915


Auteur :
Éditeur : Geuthner Date & Lieu : 2007, Paris
Préface : Pages : 404
Traduction : ISBN : 978-2-7053-3777-3
Langue : FrançaisFormat : 155x240 mm
Code FIKP : Liv. Fra. Ter. Mar. 4699Thème : Général

Présentation
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Mardin 1915

Mardin 1915

Yves Ternon

Geuthner


Situé à la jonction du plateau du Kurdistan et de la plaine de Mésopotamie, le sandjak de Mardin était, au début du XXe siècle, un foyer de chrétienté orientale de langue arménienne et syriaque. En 1915, comme dans tout le vilayet de Diarbékir, les Arméniens furent assassinés et le processus criminel s’étendit aux autres communautés chrétiennes.
Une documentation exceptionnelle - provenant en particulier du Vatican à l'occasion de la béatification de l’archevêque de Mardin, Monseigneur Maloyan - permet de connaître, avec un niveau de précision jusqu’alors jamais atteint, les circonstances de la destruction d’une communauté arménienne lors du génocide de 1915 et de faire le lien entre une histoire locale et des tragédies individuelles, d’après les récits de témoins et de survivants.

Ce livre franchit un nouveau palier dans la connaissance du génocide des Arméniens de l’Empire ottoman au cours de la Première Guerre mondiale. Il devrait mettre un terme à la controverse universitaire sur le caractère planifié des massacres et sur la validité des preuves fournies pour affirmer la réalité de ce génocide.



Yves Ternon est docteur en histoire (Paris-IV Sorbonne) et habilité à diriger des recherches en histoire (Montpellier III-Paitl Valéry). Ses travaux portent sur les génocides du XXe siècle, et plus particulièrement sur le génocide des Arméniens. Sur ce sujet, ses ouvrages les plus récents sont : Les Arméniens. Histoire d'un génocide, 1996 ; Du négationnisme. Mémoire et tabou, 1999 ; Empire ottoman. Le déclin, la chute, l'effacement, 2005.

 



RENCONTRES


Je suis depuis longtemps convaincu - et c’est aussi l’avis de nombreux historiens - qu’une grande partie de la recherche sur le génocide arménien n’est pas encore conduite. On connaît avec une certaine précision les causes du crime, les mobiles des meurtriers, l’environnement tant géographique que politique, économique et social dans lequel ce forfait a été perpétré. On est à même d’analyser le passage entre les massacres hamidiens de 1895, ceux de 1909 et le génocide de 1915, de prouver avec une absolue certitude que la destruction des Arméniens de l’Empire ottoman a été programmée par les dirigeants du Comité Union et Progrès. On peut reconstituer pièce par pièce les moments du déni, de cette négation qui devient aujourd’hui une pathologie à l’échelle d’une nation. Mais on reste trop souvent incapable d’établir un lien entre le récit d’un survivant et le rapport d’un diplomate, entre le sort d’un individu et celui d’un groupe. La souffrance d’une personne qui, par une série de hasards improbables, a échappé au destin commun - la mort -, ne peut être évoquée par un témoin qui rapporte le passage d’un convoi de milliers de déportés ou qui évoque leur disparition dans une vallée lointaine. Que s’est-il passé exactement? Quels furent le parcours, les derniers moments de ces victimes? Et surtout, qui sont-elles? Le travail d’identification accompli par Serge Klarsfeld pour la déportation des Juifs de France n’a pas son équivalent pour les Arméniens de l’Empire ottoman. L’importance et le sens d’un tel document pour la mémoire d’une communauté mutilée sont évidents. Connaître nom par nom ceux qui sont partis sans espoir de vie, savoir quel jour, après quelle attente, quelles violences, dans quelles conditions ils ont quitté leur maison, leur ville, combien de temps ils ont survécu, où ils ont disparu, se les représenter non comme une masse anonyme, mais avec leur identité, leur filiation, c’est avoir les moyens de donner une sépulture, toute fictive certes mais réellement signifiante, aux membres d’une famille, d’un petit groupe, les sortir de l’amalgame du charnier et restituer leur vie quotidienne d’avant la catastrophe. Une telle recherche sur la mémoire et l’oubli - mémoire des faits, mémoire des oubliés, oubli du ressentiment -est totalement irréalisable pour le génocide arménien, mais elle peut être ébauchée. J’ai tenté de le faire dans ce livre. Je dois cette opportunité à un enchaînement de rencontres que je tiens à rapporter en introduction.

En décembre 2000 se tint à Padoue un colloque sur les Justes, dû à l’initiative de Gabriele Nissim et de Pietro Kuciukian. Les organisateurs voulaient démontrer qu’en dépit des différences qui séparent les génocides juif et arménien, ils présentent de nombreux points communs. Ainsi, parmi les bourreaux comme parmi les «spectateurs», des femmes et des hommes étaient venus en aide aux victimes par simple générosité d’âme, sans chercher un quelconque bénéfice. Au cours du colloque Pietro Kuciukian nous remit, à Raymond Kévorkian et à moi, un livre rédigé en italien intitulé Una finestra sul massacro. Documenti inediti sulla strage degli armeni (1915-1916)1. Il n’était pas nécessaire de connaître cette langue pour comprendre que l’auteur, Marco Impagliazzo, reproduisait, après une longue introduction, un texte rédigé en français par un père dominicain réfugié à Mardin pendant la Guerre mondiale, le père Jacques Rhétoré, et intitulé: Les chrétiens aux bêtes! Souvenirs de la guerre sainte proclamée par les Turcs contre les chrétiens en 1915. Une note précisait que le manuscrit se trouvait dans les archives de la bibliothèque du Saulchoir. L’introduction donnait en outre les références de deux autres documents, l’un publié au Liban, l’autre enregistré dans les archives du ministère des Affaires étrangères, rédigés par deux autres dominicains se trouvant également à Mardin au moment des massacres. Dans mon livre sur le génocide arménien2 je mentionne en deux lignes les déportations de Mardin: «A Mardin, les notables arméniens et syriens quittent la ville en deux convois pour Diarbékir où ils n’arrivent jamais»3, ce qui, comme on le verra, est à la fois incomplet et inexact.

Il nous parut indispensable de lire le document dans sa langue. Quelques mois après, je demandai à Raymond Kévorkian s’il était d’accord pour que je mène cette enquête. Il accepta bien volontiers et promit de m’aider, ce qu’il fit avec une rare efficacité. Il me fallait donc aller à la bibliothèque du Saulchoir, dont j’appris qu’elle se trouvait à Paris dans le XIIIe arrondissement et qu’elle était en France la meilleure source de documentation sur l’histoire du catholicisme. Il ne s’agissait cependant pas d’y consulter un livre mais de faire sortir un document des archives. Les entretiens téléphoniques que j’eus avec la bibliothèque me firent comprendre que la démarche ne serait pas simple. Ne parvenant pas à obtenir le responsable des archives, le père Duval, je dus lui écrire pour solliciter un entretien. Ce que je fis sans obtenir de réponse. Il me fallait une recommandation. Je demandai donc à Monseigneur Ghabroyan dont j’avais toujours apprécié la bienveillante cordialité, de m’obtenir un rendez-vous avec le père Duval. C’est alors que les découvertes se multiplièrent et que je me trouvai dans la situation du promeneur qui, lançant rapidement des pierres à la surface d’un étang, voit les cercles produits par chaque pierre se recouper jusqu’à se confondre et délimiter une vaste surface. Mon intention initiale, en entreprenant cette démarche, était de me procurer les trois documents des pères dominicains sur Mardin. Celui du frère Hyacinthe Simon était publié au Liban. Raoul Kazandjian se mit en rapport avec Monsieur Aharonian qui se le fit envoyer de Beyrouth et me l’offrit4. En fait, tout commença le jour où je rencontrai Monseigneur Ghabroyan. Tandis qu’il me proposait d’écrire au père Duval pour lui présenter ma requête, il m’apprenait que sa famille était originaire de Mardin et que l’archevêque de cette ville en 1915, Monseigneur Maloyan, devait officiellement être béatifié à la Basilique Saint-Pierre de Rome le 7 octobre 2001, dans le cycle des célébrations du 17e centenaire de la christianisation de l’Arménie. Il me remit alors un volumineux ouvrage, dont il m’avait déjà parlé par téléphone, les actes du procès en béatification d’Ignace Maloyan, huit cents pages, presque toutes écrites en français. Ainsi une partie du travail que je voulais entreprendre avait été faite par le vice-postulateur de la cause, le père Rizkallah. De nombreux textes reproduits en français avaient été traduits de l’arabe, langue vernaculaire des prêtres syriens catholiques, en particulier des sources inédites dont les dépositions de témoins directs, comme Abdo Bezer et Ibrahim Kaspo. Pourtant, dans la bibliographie très complète de cet ouvrage le texte du père Rhétoré ne figurait pas. A la fin de notre entretien, Monseigneur Ghabroyan me montra un livre polycopié qui présentait sur sa face un bref résumé en français et qui traitait également des événements de Mardin. Ce livre, me dit-il, est en arabe et il me sera difficile d’en faire établir une traduction. C’était Les calamités des chrétiens du père Ishac Armalé. L’auteur avait tenu à rester anonyme, mais son nom apparaissait dans le rapport du vice-postulateur qui avait traduit une partie de ce texte.
Je ne parvenais toujours pas à consulter le manuscrit Rhétoré. Comme je n’obtenais pas de rendez-vous avec le père Duval, Monseigneur Ghabroyan me mit en relation avec un chercheur, Monsieur Ortega, familier de la bibliothèque du Saulchoir. Celui-ci me donna rendèz-vous un samedi, non à la bibliothèque, fermée ce jour-là, mais au couvent Saint-Jacques attenant. Il me proposait de rencontrer le père Irénée Dalmais dont l’érudition, m’affirma-t-il, me serait utile. Alors que nous nous rencontrions dans l’entrée du couvent, un ami du père Dalmais, le Dr Melki, qui était là par hasard, se joignit à nous, dès qu’il apprit que je menais des recherches voisines des siennes. Je recueillis alors une nouvelle moisson. Le père Dalmais me remit le livre de Michel Chevalier sur les nestoriens du Hakkâri, Monsieur Ortega me communiqua les éléments d’une biographie du père Rhétoré et le docteur Melki, qui possède une vaste bibliothèque sur les chrétiens d’Orient, me conseilla dans le choix d’ouvrages m’initiant à cette vaste question, tout en confirmant l’importance qu’il attachait, lui qui lisait l’arabe, au livre du père Armalé qu’il considérait comme un document essentiel à la connaissance des événements survenus à Mardin en 1915.

Quelques jours après, j’avais entre les mains le précieux manuscrit Rhétoré, quelques cahiers rédigés d’une belle écriture, avec une pagination claire et de nombreux rappels indiqués avec précision. L’ensemble représentait trois cent cinquante pages que je me voyais mal recopier. Consulté pour trouver une réponse à ce problème, le frère Michel Albaric, bibliothécaire au Saulchoir, m’expliqua qu’il était impossible de sortir ce document pour le reproduire. Il ajouta que sur place, la photocopie posait de tels problèmes qu’il ne voyait qu’une personne capable de tirer une reproduction: lui-même. Huit jours plus tard, je disposai d’une photocopie du manuscrit. Le frère Albaric constata que deux cahiers manquaient. Après une brève enquête il apparut qu’ils avaient déjà disparu en 1982 lorsque le texte avait été consulté et traduit en italien.

Je ne pouvais entreprendre cette étude sur Mardin sans disposer d’une traduction du livre du père Armalé. Je demandai à Arpik Missakian, dont l’amitié n’a cessé de m’accompagner dans mes pérégrinations arméniennes, si elle entrevoyait une solution. Elle remit le livre arabe à Alexandre Beredjiklian qui traduisit les chapitres dont j’avais besoin - et qui représentaient la moitié du livre. Qu’il trouve ici l’expression de ma reconnaissance pour la gentillesse qu’il m’a témoignée et l’efficacité qu’il a montrée.

Je poursuivais ma quête de matériaux lorsque Monseigneur Ghabroyan me dit que Monsieur Beylerian avait des documents qu’il tenait à ma disposition. Je me mis aussitôt en rapport avec Arthur Beylerian pour lequel j’ai la plus grande estime et que je tiens pour l’un des chercheurs les plus compétents sur le génocide arménien. Il me remit deux articles, l’un en français publié dans une revue arménienne du Liban, le rapport du père Berré - le troisième dominicain de Mossoul présent à Mardin -, l’autre d’Ara Sarafian dont la bibliographie m’ouvrit un autre cercle. Tous les documents cités dans ce dernier article, rédigé à partir du rapport en arabe d’un prêtre chaldéen, se trouvaient à la Bibliothèque Nubar où je pus consulter également plusieurs livres ou plaquettes qui complétèrent ma documentation. Raymond Kévorkian me permit de photocopier tous ces documents et me remit également la carte d’état-major britannique (1920) de la région de Mardin.

Mes rencontres ne s’arrêtèrent pas là. Le docteur Melki me donna les références d’un livre d’art sur le Tur Abdin publié en Autriche par une société des amis du Tur Abdin. Claire Mouradian m’apprit qu’un jeune chercheur, Sébastien de Courtois, venait de terminer à l’école pratique des Hautes études un mémoire de DEA sur la communauté syriaque orthodoxe de Mardin et du Tur Abdin. Je le rencontrai au cours d’une journée de la Société des études arméniennes où il présentait son travail et il m’en remit un exemplaire enrichi de documents annexes et de photos prises par lui à Mardin et dans le Tur Abdin. Il avait, en particulier, consulté dans les archives du ministère des Affaires étrangères les rapports du vice-consul français à Diarbékir depuis la création de ce consulat au milieu du XIXe siècle. Son aide me fut précieuse. Je tiens à lui rendre ici un hommage particulier, car il a fait dans ce champ encore non défriché un travail de pionnier et il a manifesté une grande générosité en me permettant d’en bénéficier avant qu’il n’ait publié son ouvrage.

Au terme de deux mois de recherches particulièrement fructueuses, avec un dernier engrangement de traductions du turc par le docteur Shabuh Gedik, obtenues par le truchement d’Alexis Govciyan, je disposai d’un ensemble de textes qui n’avaient sans doute jamais été réunis. Je les lus et les relus afin de déterminer les limites que j’entendais donner à l’ouvrage que je projetais d’écrire et d’en fixer la présentation. Après les rencontres, moments précieux d’échanges, se dressait l’obstacle du traitement de textes, instant de solitude du chercheur.

1. Marco Impagliazzo, op. cit.
2. Yves Ternon, Les Arméniens. Histoire d’un génocide, Paris, Seuil, 1996.
3. Ibid., p. 273.
4. Monseigneur Ghabroyan m’en remit également un exemplaire.



Traitement de textes


Ces éléments disparates je devais avant de les traiter en percevoir le sens et la valeur dans le cadre que je m’étais initialement fixé : l’étude approfondie d’un épisode du génocide arménien. Pour me maintenir dans ce cadre il me fallait répondre à plusieurs questions.

Pourquoi Mardin ? Cette ville serait bien l’objet de cette étude. Elle se situait en périphérie de deux cercles - l’habitat arménien et l’habitat nestorien - et au centre d’un troisième - l’habitat jacobite. Pour examiner ces cercles qui étaient définis par trois schismes chrétiens, il me fallait remonter à l’origine de cette séparation, au Ve siècle où les « hérésies » nestorienne et monophysite - hérésies au regard de l’orthodoxie d’alors - engendrèrent trois identités : nestorienne, jacobite et arménienne. Ces divisions du christianisme s’étaient ensuite organisées autour de foyers fixes : les montagnes du Hakkâri pour les nestoriens, le Tur Abdin pour les jacobites et l’Arménie historique dans sa diversité.

Mardin était au coeur du monde jacobite, en périphérie des deux autres - à l’est du christianisme nestorien, au sud du peuplement arménien d’Anatolie. Mais les deux premiers schismes n’avaient engendré que des groupes confessionnels, tandis que l’Arménie avait été un royaume peu avant de refuser le concile de Chalcédoine - la chute des Arsacides est de 428 et Chalcédoine de 451 - et elle était, à travers les vicissitudes de son histoire, restée une nation, et cela faisait toute la différence. D’ailleurs la plupart des études sur les chrétiens d’Orient entretiennent la confusion en mettant à part les Arméniens. En outre, dès les croisades, s’ébauche une activité missionnaire qui tente de ramener ces parents dissidents dans le giron de l’Église catholique. Cette entreprise missionnaire concernera particulièrement cette région de la Haute-Mésopotamie où fleurissent les trois schismes. Quelques siècles après, l’oeuvre missionnaire, partie de Mossoul, obtient des résultats dans les plaines mais échoue dans les zones montagneuses. A la limite entre plaine et montagne, Mardin est le point où se produit la déchirure entre une Église restée jacobite et une Église syrienne devenue catholique. Elle est aussi une ville arménienne entièrement convertie au catholicisme à la fin du XIXe siècle. Elle contient enfin une importante communauté chaldéenne - c’est-à-dire de nestoriens convertis au catholicisme -, de telle sorte que, à l’exception des jacobites, tous les chrétiens de Mardin sont à ce moment des catholiques. Ces enjeux confessionnels qui durent depuis des siècles ne sont pas sans avoir profondément imprégné la société mardinienne. Si l’on ne précise pas, en préambule, sans conduire une étude approfondie, l’histoire de ces confessions et si l’on ne fixe pas...




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