PREFACE
Lorsqu’il y a cinq ans j’entrepris ce travail, j’ignorais tout ou presque de l’histoire des Arméniens et des Turcs. Je venais de terminer, en collaboration avec Socrate Helman, trois ouvrages sur les crimes des médecins allemands et je désirais poursuivre ma réflexion sur le génocide, comprendre comment et pourquoi un peuple disparaît. Dès que je fus suffisamment engagé dans mes recherches, je pris contact avec des Arméniens. Loin de m’influencer, tous m’ont poussé à une enquête plus approfondie et m’ont aidé à parvenir à une vision objective de leur histoire. Je dois remercier tout particulièrement Mme Arpik Missakian, directrice du quotidien de langue arménienne Haratch, qui m’a apporté sa caution auprès de la communauté arménienne française. Mme Anahide Ter Minassian, maître assistante d’histoire à la Sorbonne et chargée de cours à l’Ecole des hautes études, a bien voulu lire et critiquer les versions successives de cet ouvrage. Elle m’a fait entrevoir certains aspects essentiels des problèmes arméniens, turcs et russes qui m’avaient échappé. Ce livre lui doit beaucoup.
Enfin, je n’aurais jamais pu écrire cet ouvrage sans la confiance et l’appui moral que m’ont apportés ma femme et tous les miens. Ils ont patiemment supporté la contrainte que représentait la poursuite simultanée de mon métier de chirurgien et de mon incursion dans le domaine de l’histoire.
Concernant cette recherche, les ouvrages de base m’ont été fournis ou prêtés par M. Hrand Samuelian et ses enfants. La renommée de leur librairie orientale n’est plus à faire. A la bibliothèque Boghos Nubar Pacha ainsi qu’à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine de Nanterre, j’ai trouvé l’essentiel des sources. Roger Tcherpachian m’a remis une traduction française du procès des unionistes dont il avait fait photocopier le texte original à Washington et M. Axa Krikorian m’a communiqué de nombreux documents originaux. Je ne puis nommer ici tous les Arméniens remarquables que j’ai rencontrés, mais leur constante bienveillance me fut une aide précieuse.
Pour lever toute accusation de partialité, j’ai mis un point d’honneur à ne pas utiliser l’immense littérature de témoignages et analyses en langue arménienne, et me suis contenté de l’étudier en «seconde main» dans des ouvrages publiés par des auteurs occidentaux.
Il me sera objecté que je n’ai entendu qu’un seul son de cloche puisque je n’ai pas contacté de Turcs. Je persiste à croire que, dans la mesure où ils nient encore actuellement la réalité des faits, ces rencontres auraient été mutiles. En revanche, j’ai consulté l’essentiel des sources turques accessibles, surtout dans leur traduction en anglais et en français, ainsi que quelques ouvrages essentiels non traduits1. Mon souhait le plus cher est que ce livre puisse permettre, à partir des critiques qui lui seront faites, de rétablir des liens rompus depuis soixante ans entre les deux peuples, arménien et turc.
I. J’ai maintenu l’orthographe des noms arméniens telle que je l’ai trouvée dans les documents compulsés. Certes, il existe une transcription acceptée par le monde universitaire dans La Revue des études arméniennes. De même, il existe pour le turc une translitération internationale ; mais, pour des raisons de clarté, j’ai également maintenu l’orthographe des documents. Je laisse aux érudits le soin de rectifier ces erreurs de détail.
Introduction
Février 1973: dans la cour d’une église arménienne de Marseille, au cours d’une cérémonie privée, un monument est inauguré «à la mémoire des un million cinq cent mille Arméniens victimes du génocide ordonné par les dirigeants turcs en 1915 1 ». Le lendemain, le gouvernement turc rappelle en consultation son ambassadeur à Paris: on avait prononcé le mot de génocide.
Mars 1974: au cours d’une séance du Conseil économique et social de l’ONU, le rapporteur d’une étude sur le problème du génocide en général signale que le massacre des Arméniens passe pour être le premier génocide du XXe siècle. Protestation du délégué turc soutenu par la majorité des membres du Conseil: on avait parlé du génocide2.
Octobre 1975: à quelques jours de distance, deux ambassadeurs turcs sont tués, l’un à Vienne, l’autre à Paris. Les agresseurs ne ...
1. Cette cérémonie eut lieu le dimanche 11 février 1973, en présence de M. Gaston Deferre, maire de Marseille, et de M. Joseph Comiti, secrétaire d’Etat à la Jeunesse et aux Sports. Depuis plusieurs mois, averti, le gouvernement turc exerçait des pressions pour faire effacer le mot génocide de la plaque apposée sur le monument. Le ministre de l’Intérieur, M. Marcellin, s’était déclaré favorable à la suppression de ce terme jugé gênant pour les autorités turques, et le préfet avait fait ajourner la cérémonie prévue le 30 avril 1972. Il faut ajouter qu’une partie de l’inscription était dédiée «à la gloire des combattants et résistants arméniens morts pour la France et la liberté». (Le Monde du 14 février 1973.)
2. Rapport du délégué du Ruanda, présenté à la 30* séance de la Commission des droits de l’homme, le 6 mars 1974. Paragraphe 30: «Passant à l’époque contemporaine, on peut rappeler l’existence d’une documentation assez abondante ayant trait au massacre des Arméniens qu’on a considéré comme le premier génocide du XX* siècle.» (Avec trois références documentaires, ce qui est bien peu pour un sujet aussi vaste.) |