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La Question Irakienne


Auteur :
Éditeur : Fayard Date & Lieu : 2002, Paris
Préface : Pages : 372
Traduction : ISBN : 2-213-61346-X
Langue : FrançaisFormat : 155x235 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Lui. Que. N°1947Thème : Politique

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La Question Irakienne

La Question Irakienne

Pierre-Jean Luizard

Fayard

Du pétrole et de l’eau en abondance, une démographie équilibrée : l’ancienne Mésopotamie avait tous les atouts pour devenir un pays riche et moderne. Alors pourquoi l’Irak connaît-il tant de tragédies depuis plus de vingt ans ? L’actualité fait oublier qu’avant l’occupation du Koweit et la seconde guerre du Golfe, Bagdad et Téhéran s’étaient livrés pendant huit longues années un combat sans merci qui mit le pays au bord de la banqueroute.

Saddam Hussein est-il le seul responsable ? À force de le diaboliser, on perd de vue qu’il est le produit d’un système politique mis en place en 1920 par la communauté internationale, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Son irrésistible ascension a commencé en 1968. Il s’est imposé comme le maître absolu au lendemain du triomphe de la révolution islamique en Iran. Mais comment a-t-il réussi à accaparer le pouvoir? Comment le régime a-t-il pu tenir si longtemps en ne s’appuyant que sur un clan ? Pourquoi l’Irak est-il devenu un «Etat voyou» pour une grande partie de l’Occident ? Ce livre nous donne les clefs pour comprendre l’origine des conflits actuels de l’Irak.



Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS (Groupe de sociologie des religions et de la laïcité, Paris) est spécialiste d’histoire contemporaine de l’islam dans les pays arabes du Moyen-Orient.

 



INTRODUCTION


L’Irak fait la une de l'actualité depuis si longtemps ! C’est à peine si l’on se rappelle qu’avant l’embargo et la guerre qui ont suivi l’occupation du Koweit, en 1990, l’Irak et l’Iran s’étaient livrés pendant huit longues années un combat sans merci. Si l’on a si vite oublié les tragédies à répétition qui ont ravagé le pays du Tigre et de l’Euphrate depuis plus de vingt ans, n’est-ce pas parce qu’on ne saisit pas le fil qui les relie ? Or ce sens ne se découvre que si l’on prend en considération un temps plus long que celui de l’actualité. Certes, il y a Saddam Hussein, une figure bien connue des médias et du grand public à force de diabolisation.
Mais tant de coups d’Etat, de retournements, de complots, de rivalités entre civils et militaires ! Sans parler des chiites, des sunnites, des Kurdes et d’autres ! En entamant la lecture de ce livre, peut-être sera-t-on conforté dans l'idée que tout cela est décidément bien difficile à comprendre. N’est-ce pas là cet Orient si compliqué qu’il ne peut intéresser que les spécialistes ?
La question irakienne se rappelle régulièrement à notre bon souvenir. Aujourd’hui, elle explose à la face du monde et ne peut être éludée. Mais Saddam Hussein n’est ni le diable ni un extraterrestre. Il est le produit d'une société et d’une histoire. L’Irak a, pour son malheur, l’insigne privilège de concentrer toutes les contradictions du monde. Faire un retour sur l’histoire ne permet pas seulement de prendre conscience de l’origine des conflits actuels, car l’Irak ne pose aucune question qui nous soit étrangère. Le rapport entre démocratie et identité, comme le pluralisme ethnique et confessionnel, sont des problèmes auxquels nous sommes également confrontés en Europe. Et ces questions universelles sont une invitation à de multiples interrogations sur nous-mêmes. Dans quelle mesure l’aventure coloniale européenne est-elle responsable des conflits du présent ? Les idéologies « progressistes » héritées des Lumières, qui dominent nos sociétés occidentales, n’ont-elles pas aussi été le support de cette « mission de civilisation » qui a légitimé les appétits coloniaux ? Lorsque, en 1920, la Société des Nations attribua à la Grande-Bretagne un mandat sur l’Irak, c’était au nom des idéaux émancipateurs exprimés dans les Quatorze Points du président américain Thomas Woodrow Wilson. Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à la souveraineté en étaient les maîtres mots. Aujourd’hui, c’est au nom des principes démocratiques et des droits de l’homme que les États-Unis légitiment un interventionnisme tous azimuts. Ne devons-nous pas réfléchir sur ce retournement qui consiste à faire d’idéaux émancipateurs la caution d’entreprises de domination ? Les universalismes, quels qu’ils soient, ne tendent-ils pas, en fin de compte, vers une même intolérance ?

C’est au nom de tels idéaux que l’histoire de l’Irak a été occultée pendant des décennies. L’histoire est écrite par les vainqueurs. Cette assertion ne se vérifie nulle part mieux que dans ce pays. La défaite, en 1923, du mouvement indépendantiste conduit par les dirigeants religieux chiites, a inauguré une période d’illusions nationales. Celles-ci étaient liées à l’existence d’un État-nation inspiré par la pratique européenne, qui fut imposé par la force des armes. Désormais, seules étaient considérées comme légitimes les idées porteuses à la fois de modernité et de sécularisation. Ainsi commença l’occultation d’une partie du passé irakien. La mémoire des chiites, en particulier, fut effacée, des acteurs, mis aux oubliettes, tandis que certains événements étaient passés sous silence, ou au contraire « revisités ». Dans les années 1960, 1970 et même 1980, des chercheurs irakiens présentaient la révolution de 1920 comme la première révolution nationaliste arabe, oubliant simplement qu’elle avait été dirigée par un ayatollah iranien, et que le sentiment nationaliste arabe était à cette époque-là quasi inconnu en Irak ; d’autres y voyaient un mouvement essentiellement social, réunissant les paysans contre les « féodaux ». Qu’ils soient nationalistes ou marxistes, tous considéraient alors que les mouvements religieux étaient rétrogrades et qu’ils allaient rapidement disparaître dans les poubelles de l’histoire. On chercherait en vain, par exemple, une mention de Khomeiny, pourtant en exil depuis treize ans en Irak, dans le livre encyclopédique de Hanna Batatu, The Old Social Classes and the Revolutionary Movements of Iraq.
Ce livre ne parle pas non plus de Muhammad Baqer al-Sadr' ou du parti Da‘wa1 2 3. Cette bible de l’histoire contemporaine de l’Irak, dont l’érudition est inégalée, a été publiée en 1978, alors que l’affrontement entre le gouvernement d’Ahmad Hassan al-Bakr' et le mouvement religieux prenait les allures d’une guerre civile larvée et que la révolution islamique en Iran était déjà en marche. Mais son auteur n’a d’attention que pour les mouvements qui sont, à ses yeux, portés vers la modernité : le Parti communiste, les baassistes et les Officiers libres. En aucun cas, pour lui, des religieux ne pouvaient prendre la tête de « mouvements révolutionnaires ».

La révolution islamique en Iran, en 1979, prit tout le monde de court, comme si l’événement avait été imprévisible. Rarement les chercheurs en sciences sociales auront été autant mis en contradiction avec leurs propres convictions et leur environnement, au point d’être aveugles sur une réalité qui n’avait pourtant rien d’occulte. Lors d’une première visite en Irak, en 1973, je fus moi-même prisonnier des idées de l’époque. J’étais de passage dans la ville sainte de Najaf, à un moment où le deuil chiite battait son plein, juste avant le point culminant des commémorations d’Achoura. La ville était investie par une marée humaine de pèlerins qui, pour certains, vivaient sur les trottoirs depuis plusieurs jours dans une chaleur étouffante, tandis que les lamentations fusaient de toutes parts. Les miliciens baassistes, qui nous avaient pris sous leur « protection », nous mettaient en garde : « Attention, ce sont des fanatiques ! » disaient-ils en désignant la foule. La tension était perceptible. Le contraste était saisissant entre ces jeunes mili-ciennes, cheveux courts et tenue militaire, ouvertes et souriantes, et les femmes disparaissant derrière leur voile noir. Imprégnés comme nous l’étions des idéaux gauchistes qui dominaient la jeunesse française, cela ne faisait pas de doute à nos yeux : nous étions bien en présence d’une manifestation « rétrograde » de la « réaction religieuse », « encouragée par la CIA et par le chah d'Iran », comme nos anges gardiens baassistes nous l’expliquaient. Loin de nous l’idée de reconnaître qu’une religion, l’islam, pouvait avoir été l’élément structurant et positif d’une lutte anticoloniale. Prendre conscience que cette religion pouvait redevenir un facteur de libération au lendemain de la décolonisation ne nous effleurait pas.
Du haut de notre supériorité de sécularisés, nous nous offusquions de cette insistance que les Moyen-Orientaux ont à vous faire dire votre religion. Ce que nous prenions pour des questions déplacées n'était en fait qu’une attention de nos interlocuteurs, pour qui ne pas avoir de religion était synonyme de ne pas avoir d’existence. Je me rappelle qu’un jour, excédé, j’avais fini par lâcher que j’étais « communiste ». La nouvelle se répandit aussitôt que ma religion était le « communisme » ! À ma grande surprise, cela ne fit pas scandale, car, aux yeux de mes compagnons musulmans, mieux valait encore être « communiste » que rien.

C’est la révolution islamique en Iran qui a contribué à exhumer cette mémoire occultée, avant que la question irakienne ne revienne sur le devant de la scène internationale de façon violente. Le parallélisme de certains aspects importants de l’histoire des deux pays n’est pas un leurre : les Britanniques n’avaient-ils pas installé au même moment Faysal sur le trône de Bagdad et Reza Khan à la tête des nouvelles forces armées d’Iran, avant que celui-ci fonde la dynastie des Pahlavi ? Dès lors, pour expliquer le présent, il ne fallait plus se contenter des sources du vainqueur. En effet, des générations entières de chercheurs ont puisé dans les archives britanniques une vision qui ne pouvait être que partiale ; même ceux qui manifestaient leur désir d’émancipation à l’égard de la tutelle britannique sacrifiaient au voyage à Londres. Or le contrôle de la mémoire est un élément essentiel dans les rapports de domination : en s’imposant comme sources principales dans l’écriture des histoires « nationales » de nombreux pays, les archives britanniques ont été une pièce maîtresse des rapports de F après-colonisation. C’est dans les sources irakiennes qu’il convenait de revenir pour comprendre ce qui arrivait. Et, parmi ces sources, celles du vaincu, le mouvement religieux, étaient les plus précieuses. Mais, à l’inverse des archives britanniques, elles n’étaient pas d’accès facile. Souvent conservées dans les bibliothèques des familles religieuses dans les villes saintes, beaucoup d’entre elles étaient manuscrites et en arabe. De plus, elles ont été l’objet d’une campagne de destruction systématique de la part du régime de Saddam Hussein. Manifester un intérêt pour tel ou tel document risquait de le mettre en danger. Toutefois les témoignages des acteurs des événements du début du siècle n’avaient pas tous disparu, et certains ont été régulièrement réédités à Bagdad ou dans les villes saintes. H y avait enfin la presse arabe et persane de l’époque. À partir des années 1980, un nombre croissant de chercheurs irakiens puisèrent dans cette mémoire oubliée. Certes, l’historien Abd al-Razzaq al-Hasani et le grand sociologue Ali al-Wardi avaient, dès les années 1930 et jusqu’aux années 1970, déjà évoqué cette mémoire dans leurs travaux. Mais, en raison de leurs conceptions nationalistes et marxisantes, il leur était plus difficile de faire le lien avec la période qu’ils vivaient4.

Cette occultation de l’histoire irakienne a abouti à un résultat surprenant : les Irakiens ne commémorent aucun de ses grands événements. Ni le djihad de 1914-1916, ni la révolution de 1920, ni Vintifâda de mars 1991, c’est-à-dire les soulèvements armés les plus massifs du pays, ne sont l’occasion de se retrouver entre Irakiens. Aucune date n’est arrêtée pour en exalter le souvenir. Le djihad ? Trop chiite, diront les uns, trop religieux, diront d’autres ! Le soulèvement de 1991 ? Trop chiite et trop kurde ! Certains Arabes sunnites iront même jusqu’à affirmer que l’Iran était le grand instigateur des événements. Pourtant, notre révolution de 1789 ne fut pas, loin s’en faut, l’expression d’une plus grande unanimité. Les Vendéens en savent quelque chose. Cela n’a pas empêché le 14 juillet de devenir une date fondatrice du patriotisme français.

La Question irakienne ne prétend pas clore ni donner une version unique de l’histoire de l’Irak. L’histoire sert d’abord à justifier le présent. Comme elle est vouée à une réécriture constante, on comprendra aisément que ce livre n’ait pas de conclusion. Les Irakiens sont aujourd'hui à la recherche d’un nouveau contrat de coexistence. Replacer l’actualité irakienne dans son contexte historique ne peut-il pas aider à la réappropriation par les Irakiens de ce qu’il y a de commun dans leur histoire ?

Un grand merci à mes collègues à qui j’ai faussé compagnie pendant la rédaction de ce livre et qui ont su se montrer patients. Et à Agnès Fontaine dont le professionnalisme et l’énergie ont permis qu’il soit prêt en quelques mois.

Paris, septembre 2002

1. Surnommé le « Khomeiny d’Irak », Muhammad Baqr al-Sadr fut l’un des principaux animateurs du mouvement de renaissance islamique chiite qui aboutit, au cours des années 1970, à un affrontement violent avec le gouvernement baassiste, avant de s’étendre à un conflit généralisé avec la guerre déclenchée par Bagdad contre la jeune République islamique d’Iran. Il fut exécuté le 8 avril 1980.
2. Né en 1957, le parti Da‘wa est le plus ancien parti islamiste chiite d’Irak.
3. Parent de Saddam Hussein, dont il fut le protecteur et la caution militaire, le général Ahmad Hassan al-Bakr fut président de la République irakienne de 1968 à 1979. Saddam Hussein le força à la retraite en 1979 et s’empara alors de toutes ses fonctions.
4. Abd al-Razzaq al-Hasani (mort en 1997) est considéré comme le grand historien de l’Irak moderne. Ali al-Wardi (1913-1995) a utilisé l’approche sociologique pour écrire l’histoire de son pays. Il est l’auteur du livre en arabe, en six parties, Lamhât ijtimâ ‘iyya min târîkh al- ‘Irâq al-hadîth (Aspects sociaux de l’histoire moderne de l’Irak), d’abord publié à Bagdad au cours des années 1970. Cette somme unique de l’histoire irakienne a été rééditée à Londres en 1991 (Kufaan Publishing).

Transcription : nous avons adopté un parti de simplification pour la transcription des noms arabes et persans. Les mots les moins usités sont transcrits selon les règles de la Royal Asiatic Society, communément utilisées dans les pays arabes influencés par l’usage anglo-saxon.



Chapitre 1

Des Ottomans aux Britanniques


Fils, cousins, gendres et « compagnons » ... Le régime de Saddam Hussein évoque irrésistiblement un remake arabe de la série américaine Dallas. À la différence que la version irakienne est incomparablement plus sanglante : le maître de Bagdad dirige tout un pays de la même façon que JR gère les pétroles Ewing. On pense aussi aux Vies des douze Césars de Suétone, mais sans la bonne gouvernance, ou aux Borgia, mais sans la Renaissance. Rivalités, assassinats, jalousies, mariages entre membres de la même famille et excès de toutes sortes, le tout dans un luxe de cruautés, y sont courants. De quoi ravir les tabloïds américains ou britanniques, qui, dans leur exercice de diabolisation, n’ont pas eu à forcer le trait. Car ici la réalité dépasse souvent la fiction.

L’Irak actuel correspond à l’ancienne Mésopotamie, berceau des civilisations de Sumer, d’Akkad, de Babylone et de l’Assyrie, auxquelles l’humanité doit l’écriture, le calcul et ses premières villes. Mais l’Irak de Saddam Hussein n’est pas plus l’héritier de la gloire de Nabuchodonosor que celui de la fastueuse cour de Haroun al-Rachid. Immortalisé par Les Mille et Une Nuits, ce calife est resté le symbole légendaire du raffinement culturel des Abbassides, cette dynastie qui régna à Bagdad ou à Samarra jusqu’au milieu du xme siècle. C’est alors que le petit-fils de Gengis Khan, Houlagou, fondit sur le pays. Selon les historiens arabes, les cavaliers mongols ...

 




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