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Turquie : des victimes de la torture témoignent


Auteur :
Éditeur : EFAI Date & Lieu : 1986, Paris
Préface : Pages : 104
Traduction : ISBN : 2-86884-013-2
Langue : FrançaisFormat : 145x210 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Amn. Tur. N° 678Thème : Général

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Turquie : des victimes de la torture témoignent

Turquie : des victimes de la torture témoignent

Amnesty International

EFAI

Les passages suivants sont extraits d’interviews recueillies en 1984 auprès d’un couple résidant à Artvin, au nord-est de la Turquie, qui fut arrêté le matin du 12 septembre 1980 et détenu, en même temps que d’autres prisonniers, dans les locaux de la jandarma (gendarmerie) à Artvin.

Enver Karagöz, 37 ans, enseignant et dirigeant, à l’époque, de la section locale du syndicat des enseignants (TÖB-DER), ainsi que son épouse, Işılay Karagöz, fonctionnaire, affirment qu’ils ont été torturés, de même que d’autres détenus, dans les bureaux de la gendarmerie (qui abritaient auparavant une école normale). Passages à tabac très violents et torture à l’électricité, telles auraient été les méthodes employées. Enver Karagöz précise en outre que l’on aurait abusé de lui sexuellement et qu’on lui aurait versé de l’eau bouillante dans la bouche. Il déclare aussi avoir entendu sa femme hurler de douleur sous la torture dans une pièce adjacente ; une autre fois, celle-ci aurait été torturée à l’électricité sous ses yeux, tandis que ses interrogateurs menaçaient de la violer.

De son côté, elle dit avoir entendu son mari crier sous la torture ; elle aurait une fois réussi à l’apercevoir, « la poitrine couverte ...



INTRODUCTION

« Je desserrai le bandeau et regardai autour de moi. Une vision d’horreur. Des gens entassés les uns sur les autres dans le couloir, attendant leur tour d’être torturés. Dix personnes, nues, les yeux bandés, étaient promenées de long en large dans le couloir; on les frappait pour les forcer à chanter des marches réactionnaires. D’autres, incapables de se tenir debout, étaient attachées à des tuyaux de chauffage brûlants...

Un homme âgé d’environ cinquante ans, qui avait été déshabillé complètement, distribuait des rations de pain. Cet homme avait dû assister à la torture de ses enfants, et ses enfants à la sienne.

Les tortionnaires marchaient de long en large et flanquaient des coups de pied et de poing à tous ceux qui étaient par terre. Pas de répit à la torture (...) Quand ce n’était pas vous qui receviez les coups, vous entendiez les hurlements des autres qui vous levaient le cœur. Au bout d’un certain temps, je pouvais, rien qu’aux cris, reconnaître la torture utilisée ».
(Témoignage d’une ancienne détenue politique recueilli par Amnesty International en juin 1984).

En Turquie, la torture est systématique et largement répandue. Toute personne détenue dans ce pays pour des motifs politiques encourt de grands risques d’être torturée, et peu de détenus échappent aux mauvais traitements de toutes sortes infligés dans les commissariats, dans les centres d’interrogatoire et de détention des forces de sécurité et dans les prisons.

Les conclusions d’Amnesty International sont fondées sur des milliers d’informations reçues entre le début des années 70 et la rédaction de ce rapport en mai 1985. Les informations émanent de sources très diverses, notamment d’anciens prisonniers dont les témoignages sont corroborés, dans certains cas, par des examens médicaux établissant la concordance entre les observations et les tortures alléguées.

Des témoignages en justice de prisonniers qui se plaignaient d’avoir été torturés ont également été pris en compte; des photographies de presse ont montré à maintes reprises la mauvaise condition physique de certains détenus pendant les procès. En octobre 1984, un ministre a porté de graves accusations de torture contre la police et a déclaré au Parlement qu’il détenait des documents prouvant le bien-fondé de ces allégations.

La torture des détenus politiques était déjà l’une des principales préoccupations d’Amnesty International en Turquie avant le coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980. La fréquence des allégations de torture semble toujours être proportionnelle au nombre des détenus. Lors d’une précédente période d’intervention militaire, de 1971 à 1973, alors que plusieurs milliers de personnes étaient arrêtées et incarcérées, Amnesty International avait reçu des centaines d’allégations de torture et déclarait déjà que celle-ci était largement répandue et systématique.
Au milieu des années 70, alors que les prisonniers politiques étaient comparativement moins nombreux, les accusations furent également moins nombreuses; mais en décembre 1978, la loi martiale fut proclamée dans certaines provinces; il en résulta un accroissement du nombre des prisonniers politiques et un allongement du temps de détention au secret (jusqu’à quinze jours). Depuis lors, les plaintes reçues par Amnesty International se sont multipliées. En mai 1980, Amnesty International envoyait une mission d’enquête en Turquie. Les conclusions de cette mission permettaient d’affirmer que la plupart des personnes détenues par la police ou par les autorités de la loi martiale étaient torturées, parfois jusqu’à ce que mort s’ensuive.

A la suite du coup d’Etat militaire de 1980, les forces de sécurité procédèrent à des milliers d’arrestations. Selon le quotidien turc Milliyet du 21 septembre 1984, 178 565 personnes auraient été arrêtées par les forces de sécurité depuis le coup d’Etat aux fins d’enquête préliminaire. La durée de la détention au secret a été immédiatement portée à trente jours puis, en novembre 1980, à quatre-vingt-dix jours; en septembre 1981, cette période a été réduite à quarante-cinq jours. En avril 1985, la durée de la détention au secret était toujours de 45 jours dans vingt-trois des soixante-sept provinces turques encore sous le coup de la loi martiale. Ces provinces comptent les principales villes de Turquie comme Ankara, Istanbul, Izmir, Diyarbakir et Adana. En mai 1985, cette période était ramenée à trente jours.

Après le coup d’Etat, le nombre d’allégations de torture et de décès consécutifs s’est accru brusquement de façon alarmante. Dans les années qui suivirent, ces accusations ont relativement peu à peu diminué. Au cours de l’année 1984, Amnesty International a continué de recevoir de telles plaintes et reste persuadée que toute personne suspecte de délits politiques court le danger d’être torturée.

La persistance des accusations ces derniers mois indique que la situation n’a présenté, durant la première partie de 1985, aucun changement significatif.

Les informations détaillées que possède Amnesty International sur la torture concernent plus particulièrement les prisonniers politiques mais aussi, parfois, des suspects de droit commun qui seraient torturés dans le but de leur arracher des aveux. Les informations accumulées depuis des années laissent supposer que dans les commissariats turcs les suspects sont couramment torturés. Dans la plupart des cas, les tortures seraient infligées par la police dans les commissariats, mais Amnesty International a eu connaissance de cas détaillés de tortures également pratiquées dans les prisons et autres établissements sous contrôle de l’armée, notamment dans les prisons militaires de Diyarbakir, Erzurum, Mamak près d’Ankara et Metris à Istanbul. Le passage à tabac des prisonniers politiques semble également routinier dans la prison civile spéciale de catégorie « E » de Malatya, une des nombreuses prisons réservées, ces dernières années, aux prisonniers politiques et aux trafiquants d’armes, ainsi que dans la prison Buca à Izmir.

La principale raison de ces passages à tabac semble être le maintien de la discipline. Ceci a été confirmé après la mort en garde à vue d’Ilhan Erdost, le 7 novembre 1980, par la déclaration du directeur de la prison militaire de Mamak, le colonel Raci Tetik, s’adressant au procureur de la loi martiale d’Ankara :

« J’avais ordonné qu’une fois l’instruction terminée, tous les prisonniers, à l’exception des personnes âgées, des femmes, des enfants, des éclopés et des malades, reçoivent un ou deux coups de matraque en-dessous de la ceinture, sur les fesses et sur la paume des mains, et qu’on leur conseille de ne plus revenir en prison. Je ne vais pas renié l’ordre que j’ai donné. Mon but est de faire respecter la discipline ».

La torture dans les commissariats semble avoir pour raison principale l’obtention d’aveux et de renseignements. Tant dans les prisons militaires que dans les commissariats, les intimidations et les humiliations semblent jouer un rôle important comme le montrent clairement les récits détaillés de tortures contenus dans cet ouvrage.

Les méthodes de torture sont diverses : décharges électriques, coups sur la plante des pieds (falaka), brûlures de cigarettes, pendaison prolongée au plafond par les mains ou par les pieds, coups de poing et coups de pied, coups de matraque, de bâton et de barre de fer sur tout le corps, y compris les parties génitales.

Amnesty International a également appris que des prisonniers avaient été à nouveau interrogés et torturés après plusieurs années de détention.

Mümtaz Kotan, avocat âgé de 41 ans, adopté par Amnesty International comme prisonnier d’opinion est resté en prison d’avril 1980 à mai 1985. Il aurait été torturé pendant son interrogatoire et tout au long de sa détention à Diyarbakir. En juillet 1982 il fut condamné à huit ans d’emprisonnement pour appartenance à un mouvement kurde et pour activités sécessionnistes présumées.

Mehdi Zana, un autre prisonnier d’opinion adopté, a été condamné à 31 ans d’emprisonnement sur présomption d’activités sécessionnistes kurdes. Il avait été arrêté immédiatement après le coup d’Etat de septembre 1980 et aurait également été torturé tout au long de sa détention à Diyarbakir.

En mai 1982, Amnesty International avait demandé l’autorisation d’envoyer des représentants vérifier l’information selon laquelle une centaine de détenus kurdes de la prison militaire de Diyarbakir se trouvaient en très mauvaise condition physique à cause des tortures subies et des dures conditions de détention.

Une des personnes mentionnées à l’époque, l’avocat kurde Hüseyin Yildirim, a depuis été libérée et a quitté la Turquie. Il a fait un récit effrayant des tortures que les autres détenus kurdes et lui-même avaient subies : coups et décharges électriques sur les parties sensibles du corps pendant qu’ils étaient attachés à une croix de bois. Trois de ces prisonniers sont morts en détention. Les autorités ne reconnaissent qu’un seul de ces décès et déclarent qu’il s’agit d’un suicide.

Dans différentes prisons, des détenus ont mené des grèves de la faim répétées pour protester contre la torture. En juillet 1983, Amnesty International apprenait que quelque deux mille prisonniers détenus dans les prisons de Metris, Sultanahmet, Sagmalcilar et Kabakoz à Istanbul, étaient en grève de la faim pour protester contre les conditions de détention, les exécutions, la torture et les restrictions de visite des avocats. Pendant cette grève, qui dura un mois, un représentant d’Amnesty International s’était rendu à Istanbul pour y recueillir des informations sur le traitement des prisonniers et sur leurs conditions de détention.

En septembre 1983, les prisonniers politiques entamaient une grève de la faim à la prison militaire de Diyarbakir pour protester contre la torture, les mauvaises conditions de détention et les restrictions de visite des avocats. Le 8 septembre, Amnesty International faisait part de ses inquiétudes au président Kenan Evren et au responsable de la loi martiale à Diyarbakir, le général Kaya Yazgan, à propos d’informations selon lesquelles les prisonniers en grève de la faim auraient été torturés. La grève a pris fin sur la promesse des autorités que les tortures cesseraient et que les conditions de détention seraient améliorées.

Une autre grève de la faim débutait quelques mois plus tard (fin décembre) et durait jusqu’au 3 mars 1984. Une fois encore, les autorités auraient répondu favorablement aux revendications des détenus, promis de mettre fin aux tortures et de rétablir les droits concédés après la grève de septembre 1983 et qui avaient depuis été supprimés.

Deux personnes au moins sont mortes pendant cette deuxième grève et quarante cinq autres ont dû être hospitalisées, dont certaines, semble-t-il, dans un état critique.

En janvier 1984, un représentant d’Amnesty International s’est rendu à Diyarbakir et le 16 février, l’organisation invitait le chef des armées turques à expliquer publiquement les circonstances dans lesquelles sept personnes seraient mortes dans cette prison au mois de janvier. En réponse, les autorités firent savoir qu’un de ces prisonniers était mort d’une tumeur au cerveau, qu’un autre, atteint d’un cancer du pancréas, avait succombé à la suite d’une opération, que les noms de deux d’entre eux étaient inconnus des autorités pénitentiaires, qu’un autre était en vie et que les deux derniers s’étaient suicidés.

Des prisonniers à la prison militaire de Mamak ont poursuivi une grève de la faim entre le 22 février et le 4 avril 1984 pour protester contre les tortures et les mauvais traitements.
Entre avril et juin 1984, les détenus des prisons militaires de Metris et Sagmalcilar entamaient une grève de la faim pour protester, entre autres choses, contre la torture et les mauvaises conditions de détention. Les autorités ont confirmé que 4 personnes étaient mortes au cours de cette action.

En janvier 1985, Amnesty International recevait des informations selon lesquelles plus de 400 prisonniers politiques de la prison militaire de Mersin avaient entamé une grève de la faim pour protester contre la torture. L’agence France-Presse publiait le 23 janvier 1985 un communiqué indiquant que, selon des déclarations de parents, cette grève de la faim avait débuté en raison des « traitements inhumains » infligés aux détenus après l’arrivée d’un nouveau directeur. Quarante-deux parents de prisonniers auraient signé une pétition de protestation adressée au ministre de la justice.

Pendant des années, Amnesty International a continué à être informée de décès de détenus sous la torture.

Ce fut le cas de Mustafa Hayrullahoglu, arrêté en octobre ou novembre 1982. En décembre de la même année, Amnesty International apprenait qu’il avait été torturé et qu’il était gravement malade. Le 9 décembre, l’organisation demandait des informations à son sujet à M. Rahmi Gümrükcuoglu, ambassadeur de Turquie à Londres et réclamait une enquête sur les tortures qui lui auraient été infligées. N’obtenant aucune réponse, Amnesty International réitérait sa demande le 5 janvier 1983 au ministre des affaires étrangères, demande restée également sans réponse...

Le 5 avril 1983, Amnesty International était informée du décès de Mustafa Hayrullahoglu. Après des mois de recherches, sa famille apprenait finalement qu’il avait été enterré au cimetière de Kasimpasa à Istanbul. Elle reçut par la suite deux lettres en provenance des autorités :

a) Le Procureur de la loi martiale à Istanbul déclarait que Mustafa Hayrullahoglu avait été arrêté le 21 octobre 1982 et s’était suicidé le 26 octobre.

b) Le Procureur de la République d’Istanbul indiquait qu’il avait été arrêté le 5 novembre 1982, était tombé malade le 16 novembre et était décédé pendant son transfert à l’hôpital.
Le 11 mai 1983, Amnesty International écrivait à nouveau à l’ambassadeur de Turquie à Londres en lui demandant si une enquête avait été ouverte sur la mort de Mustafa Hayrullahoglu. L’organisation n’a reçu aucune réponse.

Depuis le coup d’Etat de 1980, Amnesty International a remis aux autorités les noms d’une centaine de personnes qui seraient mortes pendant leur détention. Amnesty International a reçu une réponse des autorités sur 82 d’entre elles. Dans certains cas, elles déclaraient que les procès ou les instructions étaient en cours. Dans d’autres cas, les décès étaient imputés à des suicides, des accidents ou des maladies. Pour d’autres, on invoquait le manque d’informations ou encore l’absence de toute trace de détention. Dans neuf cas, la personne concernée était encore en vie. Pour les cas restés sans réponse, Amnesty International ignore si des enquêtes ont été ouvertes.

Le 16 mars 1982, le secrétaire d’Etat, Ilhan Oztrak, confirmait publiquement que quinze personnes étaient mortes sous la torture depuis le 12 septembre 1980. Toutefois, un rapport daté du 29 octobre 1982, émanant du bureau du chef de l’état-major général, indiquait qu’à la suite d’une enquête portant sur 204 allégations de décès causés par la torture, seuls quatre cas pouvaient lui être attribués. Vingt-cinq décès seraient dûs à des causes naturelles, quinze à des suicides, cinq personnes auraient été tuées lors de tentatives d’évasion et 25 lors d’affrontements.

En 1984, le service de presse et d’information du Premier Ministre publiait les informations suivantes, dans un document intitulé La situation des droits de l'homme en Turquie :
Au 24 juillet 1984 :

— Nombre total d’allégations de torture et de mauvais traitements : 897
— Affaires faisant l’objet d’une enquête : 153
— Plaintes sans fondement (abandon de l’enquête) : 584
— Affaires renvoyées devant les tribunaux compétents : 46
— Affaires classées : 114
— Suspects en état d’arrestation : 9
— Suspects jugés mais non encore arrêtés : 69
— Suspects acquittés : 218
— Condamnations à différentes peines d’emprisonnement : 102

A plusieurs reprises, les autorités turques ont nié le caractère systématique de la torture. Elles soutiennent que toutes les plaintes pour torture font l’objet d’enquêtes et que, lorsque le bien-fondé de ces plaintes est reconnu, les responsables sont poursuivis. De temps à autre, des chiffres sur les enquêtes, les poursuites, les condamnations et les acquittements sont publiés. Souvent, au cours de leur procès, des accusés ont déclaré avoir été torturés, mais aucune enquête ne semble avoir été menée. L’organisation estime que dans l’ensemble, au regard du grand nombre de plaintes déposées, très peu ont fait l’objet d’une enquête officielle.

A la lecture de la seule presse turque, on constate que des centaines d’accusés dans des procès politiques rétractent des aveux qui, selon eux, avaient été obtenus sous la torture. F.H. Koers, avocat hollandais, qui avait assisté aux audiences de trois procès collectifs en janvier 1983, pour le compte de la Fédération des syndicats néerlandais (F.N.V.), du Conseil néerlandais des Eglises et du Yeraltı Maden İs (un syndicat turc de mineurs), a rapporté que dans chaque procès, les accusés affirmaient que leurs dépositions utilisées comme preuve avaient été obtenues sous la torture. Le 12 janvier, à la séance d’ouverture du procès connu sous le nom de « procès Fatsa », un des accusés a refusé de répondre à l’interrogatoire d’identité jusqu’à ce que la Cour accepte d’abord d’entendre ses plaintes concernant la façon dont il avait été traité pendant les interrogatoires et pendant sa détention. Le président du tribunal a déclaré que les plaintes devaient être déposées devant « qui de droit » et que ce n’était pas, là, le lieu de le faire, ce à quoi l’accusé répondit qu’à ce jour, les nombreuses plaintes des détenus n’avaient été suivies d’aucun effet. Au procès des 53 membres de la Confédération des syndicats progressistes, (DISK), de nombreux accusés ont fait état de mauvais traitements; mais, à la connaissance d’Amnesty International, aucune enquête n’aurait fait suite à leurs déclarations.

Le 21 mars 1984, l’Agence France-Presse annonçait que Mustafa Kemal Kacaroglu, prisonnier politique détenu à la prison militaire de Mamak à Ankara, qui avait dénoncé la torture devant un tribunal militaire, avait été aussitôt inculpé d’« insultes à l’armée ». Le procureur militaire avait requis une peine de huit ans d’emprisonnement. En mai 1984, Mustafa Kemal Kacaroglu était condamné à un an et huit mois d’emprisonnement.

Dans une autre affaire similaire, un prisonnier (dont l’identité est connue d’Amnesty International, mais gardée secrète à la demande de la famille) a fait, lors d’une audience, en avril 1983, une déclaration détaillée sur les tortures dont il affirmait avoir été victime. A la suite de cette déclaration, le Parquet lui a fait savoir qu’il serait poursuivi pour faux témoignage et insultes à des fonctionnaires turcs. Le prisonnier a informé sa famille que des poursuites avaient été engagées contre tous ses coïnculpés qui, devant le tribunal, avaient déclaré avoir été torturés.

Les témoignages contenus dans cet ouvrage décrivent des tortures qui auraient été infligées dès le coup d’Etat de 1980 jusqu’au début de l’année 1984. Mais en avril 1985, Amnesty International continuait de recevoir des informations selon lesquelles des détenus seraient torturés, sans toutefois être en mesure d’obtenir des déclarations détaillées. Ce n’est en général qu’après la libération d’un détenu qu’Amnesty International reçoit un témoignage complet sur la façon dont il a été traité et dans la plupart des cas, seulement après sa sortie clandestine de Turquie.

Il est très rare que les premières informations sur des tortures reçoivent rapidement une confirmation. Ce fut pourtant le cas dans l’affaire de Sevgi Kilic. En février 1984, Amnesty International apprenait que cette dernière avait été torturée en compagnie d’autres enseignants au quartier général de la police à Ankara, un des centres de torture le plus souvent mentionné par les anciens prisonniers. La Première section de la Direction de la sécurité d’Ankara opère dans ces locaux, et l’on sait qu’elle utilise là, comme centre de détention, un bâtiment connu sous le nom de Degerlendirme ve Arastirma Laboratuvari (DAL) (Laboratoire des évaluations et des recherches).

Dès l’arrivée des informations concernant Sevgi Kilic, Amnesty International lança des appels urgents aux autorités afin qu’elles veillent à sa sécurité et à celle des autres enseignants. Par la suite, Amnesty International apprenait que huit enseignants dont Sevgi Kilic avaient été détenus au secret au DAL et qu’ils y avaient été torturés entre le 23 janvier et le 11 février, date à laquelle ils avaient été transférés à la prison militaire de Mamak. Le 16 mars, ils comparaissaient devant le tribunal militaire n° 2 à Ankara, sous l’inculpation d’organisation et de participation à des manifestations et d’appartenance à des associations interdites. Ils furent acquittés au motif que les seules preuves retenues contre eux consistaient en déclarations obtenues sous la torture.

Dans une lettre à son mari qui vit en exil à l’étranger, Sevgi Kilic racontait qu’elle avait été torturée, ainsi que ses coïnculpés, pendant leur détention au quartier général de la police à Ankara. On l’avait maintenue les yeux bandés, on l’avait battue, frappée à coups de pieds, torturée à l’électricité, on lui avait administré la « falaka ». « Je voulais mourir », écrivait-elle.
La section autrichienne d’Amnesty International reçut de l’ambassade de Turquie en Autriche la lettre suivante confirmant sa libération et son acquittement : « A la suite d’une campagne lancée par Amnesty International, nous avons reçu des lettres indiquant que Sevgi Kilic avait été arrêtée et maltraitée et que l’on s’inquiétait de l’endroit où elle se trouvait. Sevgi Kilic a été placée en détention préventive le 24 janvier 1984 en raison de son appartenance à une organisation clandestine. Le tribunal militaire n° 2 d’Ankara a décidé de la remettre en liberté et de poursuivre l’instruction de son procès. Elle a été libérée le 13 février 1984 et acquittée le 16 mars 1984 ».

La lettre ne fait aucune allusion aux attendus du jugement évoquant la torture. D’autre part Amnesty International n’a pas eu connaissance d’une quelconque enquête sur les allégations de tortures infligées au quartier général de la police à Ankara, qui aurait motivé la décision du tribunal.

On trouvera dans cet ouvrage des extraits d’une longue lettre qu’après sa libération, en février 1984, Sevgi Kilic a envoyé à son mari en France. Les informations reçues en 1984 et 1985 par Amnesty International démontrent amplement que les méthodes décrites dans les déclarations de Sevgi Kilic et d’autres détenus, déclarations qui constituent la matière de ce rapport, n’ont pas cessé d’être appliquées.

Fin juin et début juillet 1984, 31 Témoins de Jéhovah étaient arrêtés à Ankara et inculpés, en vertu de l’art. 163 du Code pénal turc, de tentative de transformation du caractère laïque de l’Etat turc. Pendant leur détention au quartier général de la police d’Ankara, ils auraient été passés à tabac; ils auraient notamment subi la « falaka » ils seraient restés debout, les yeux bandés, les menottes derrière le dos jusqu’à quinze heures d’affilée et contraints parfois à demeurer ainsi debout sur une seule jambe pendant cinq heures. Des hommes auraient eu les testicules écrasés ou meurtris à coups de barre de fer. Ces accusations concordent avec les pratiques invariablement observées par Amnesty International depuis des années.

L’organisation a recueilli des déclarations verbales selon lesquelles la torture et les mauvais traitements auraient été largement utilisés lors des opérations menées par les forces de sécurité en Anatolie orientale; ces opérations faisaient suite aux attaques delà guérilla contre des postes militaires ou de police en août 1984. Un grand nombre de civils auraient été arrêtés et interrogés sous la torture. Toutefois, Amnesty International n’a pu obtenir de renseignements détaillés sur des cas précis : il s’agit d’une région reculée et la population locale aurait été menacée de représailles si elle révélait ce qui s’était passé.

Au cours du deuxième semestre de 1984, la presse turque a fait état des tortures que la police aurait infligées à de hauts fonctionnaires des douanes impliqués dans une affaire de contrebande au poste de douane de Kapikule, à la frontière bulgare. L’hebdomadaire turc de langue anglaise Briefing révélait le 29 octobre que, six jours auparavant devant le parlement, Vural Arikan, ministre des finances et des douanes, avait accusé la police d’avoir torturé des fonctionnaires des douanes, et accusé également le ministre de l’intérieur d’avoir cherché à étouffer l’affaire. Le ministre des finances aurait déclaré posséder des documents fondés sur des plaintes de parents de détenus, prouvant l’utilisation de la torture par la police. Un porte-parole du gouvernement, le secrétaire d’Etat Mesut Yilmaz, déclarait en réponse à ces accusations que le ministre de la justice avait ouvert une enquête sur les allégations de torture et qu’un premier rapport avait été transmis au Premier ministre. Par la suite, le ministre de l’intérieur Ali Tanriyar démissionnait; mais Vural Arikan ayant refusé d’en faire autant, était destitué. Le 8 novembre à l’occasion du dépôt d’une motion de censure contre le gouvernement, l’opposition demanda que la destitution de Vural Arikan n’empêche pas la discussion par le parlement des accusations qu’il avait portées. En soutenant cette motion, Kamran Inan, député du parti d’opposition « Démocratie Nationale » a évoqué les tortures commises lors de l’enquête au poste de douane de Kapikule, et a critiqué le peu de cas que faisait le gouvernement de telles plaintes, portant ainsi préjudice à l’image de la Turquie à l’étranger (BBC Summary of World Broadcast, 12 novembre 1984, et Briefing, 19 novembre 1984).

Fin janvier 1985, 46 fonctionnaires des douanes passèrent en jugement devant le tribunal militaire n° 4 du Commandement de la loi martiale d’Ankara, sous l’inculpation de détournement et corruption. Selon le quotidien turc Cumhuriyet du 5 février, un inculpé, Numan Baha Eskingil, déclara avoir été interrogé sous la torture au quartier général de la police à Ankara :

« Je criais : « Assez ! Vous ne craignez donc pas Dieu ? » Ils répondaient : « qui est-ce ? » Ils me torturaient. Leur haleine sentait le raki » (anis turc).
Selon Cumhuriyet, tous les autres inculpés affirmaient avoir été torturés au quartier général de la police et contraints de signer des déclarations.

Tout en saluant les initiatives des autorités turques pour mettre un terme à la torture, Amnesty International estime qu’elles sont à ce jour, totalement inefficaces, si l’on considère le caractère systématique des violations des droits de l’homme dans les commissariats et les prisons militaires.

A la lumière des informations détaillées et répétées qui lui parviennent depuis des années, Amnesty International estime que le gouvernement turc devrait prendre l’engagement de mettre fin à la torture et de respecter les droits de l’homme en mettant en œuvre les mesures suivantes :

- Les plus hautes autorités turques devraient donner des instructions claires et publiques à tous les personnels chargés de la détention, des interrogatoires et du traitement des prisonniers, indiquant que la torture ne sera tolérée en aucune circonstance.
- Des mesures devraient être prises afin que la détention au secret ne puisse favoriser la torture. Le gouvernement devrait faire en sorte que tous les détenus soient rapidement présentés à l’autorité judiciaire après leur arrestation et que parents, avocats et médecins puissent leur rendre visite rapidement et régulièrement.
- Les familles et les avocats devraient être informés rapidement du lieu de détention du prisonnier. Nul ne devrait être détenu clandestinement. Aucune détention ne devrait rester secrète.

- Un organisme indépendant devrait visiter régulièrement les centres de détention, afin de s’assurer que la torture ne s’y pratique pas.
- Le gouvernement turc devrait instituer une commission impartiale chargée d’enquêter sur toutes les plaintes et informations concernant la torture; les conclusions et méthodes d’investigation seraient rendues publiques.
- Les aveux ou autres déclarations obtenus sous la torture ne devraient en aucun cas être invoqués lors d’un procès.
- A chaque fois qu’il sera prouvé qu’un acte de torture a été commis par un fonctionnaire ou à son instigation, des poursuites judiciaires devraient être engagées contre lui, conformément aux Dispositions de la Déclaration des Nation Unies contre la torture.

- Dans les programmes de formation des fonctionnaires compris les membres des forces armées, responsables des détentions, interrogatoires ou traitement des prisonniers, il devrait être clairement enseigné que la torture est un crime. Ces fonctionnaires devraient être informés qu’il est de leur devoir de refuser l’ordre de torturer. Le Code de conduite des Nations Unies pour les responsables de l’application des lois ainsi que l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus devraient être largement diffusés.

- Les victimes de la torture et leurs familles devraient obtenir réparation et dédommagement pour leurs souffrances matérielles et morales, sans préjudice de toute autre action civile ou poursuite pénale.



Chapitre 1

Les passages suivants sont extraits d’interviews recueillies en 1984 auprès d’un couple résidant à Artvin, au nord-est de la Turquie, qui fut arrêté le matin du 12 septembre 1980 et détenu, en même temps que d’autres prisonniers, dans les locaux de la jandarma (gendarmerie) à Artvin.
Enver Karagöz, 37 ans, enseignant et dirigeant, à l’époque, de la section locale du syndicat des enseignants (TÖB-DER), ainsi que son épouse, Işılay Karagöz, fonctionnaire, affirment qu’ils ont été torturés, de même que d’autres détenus, dans les bureaux de la gendarmerie (qui abritaient auparavant une école normale). Passages à tabac très violents et torture à l’électricité, telles auraient été les méthodes employées. Enver Karagöz précise en outre que l’on aurait abusé de lui sexuellement et qu’on lui aurait versé de l’eau bouillante dans la bouche. Il déclare aussi avoir entendu sa femme hurler de douleur sous la torture dans une pièce adjacente ; une autre fois, celle-ci aurait été torturée à l’électricité sous ses yeux, tandis que ses interrogateurs menaçaient de la violer.

De son côté, elle dit avoir entendu son mari crier sous la torture ; elle aurait une fois réussi à l’apercevoir, « la poitrine couverte de croûtes (dues aux brûlures des électrodes). Ses pieds étaient horribles à voir, comme éclatés. Jusqu’aux os... C’était insoutenable ».

Işılay Karagöz fut relâchée au bout de 45 jours; son époux demeura sur place 40 jours supplémentaires avant d’être transféré dans un autre poste de police situé entre Kars et Erzurum. Il déclare y avoir subi des tortures pendant les trente jours de son séjour et ces sévices se prolongèrent après son nouveau transfert à la prison militaire d’Erzurum. «A partir de ce moment-là, explique-t-il, …




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