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Les Ordres Mystiques Dans l’Islam


Auteurs : |
Éditeur : Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales Date & Lieu : 1985, Paris
Préface : Pages : 326
Traduction : ISBN : 2-7132-0844-0
Langue : FrançaisFormat : 150x230 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Pop. Ord. N° 3234Thème : Religion

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Table des Matières Introduction Identité PDF
Les Ordres Mystiques Dans l’Islam

Les Ordres Mystiques Dans l’Islam

A. Popovic
G. Veinstein

Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales

Le mysticisme a toujours été l’une des dimensions de l’Islam; les ordres ou tariqat qui encadrent ce puissant courant sont une composante essentielle de la vie religieuse mais aussi sociale et même politique de la communauté musulmane dans les différents pays. Mais ce phénomène multiforme et partiellement secret reste mal connu, objet de controverses et de malentendus, dont la juste appréhension se heurte à de nombreux obstacles. Il est apparu qu’elle nécessitait un travail collectif, réunissant des spécialistes reconnus des différentes zones d’implantation de l’Islam.
Le présent ouvrage a pour origine un colloque international organisé à Paris en mai 1982 par l’École des hautes Études en Sciences sociales. Il réunit quinze contributions dont les auteurs font le point des connaissances acquises, apportent le fruit de leurs recherches historiques personnelles, ainsi que des informations inédites, tirées de leurs enquêtes les plus récentes sur les différents terrains. Le volume qui en résulte est la première tentative pour présenter un panorama des ordres mystiques dans l’ensemble du monde musulman.

Avec des contributions de:
A. Bennigsen, F. Colonna, J. Fletcher, M. Gaborieau, N. Grandin, F. De Jong, K. Kreiser, C. Lemercier-Quelquejay, D. Lombard, B. G. Martin, A. Popovic, D. Tanaskovic, J.L. Triaud, G. Veinstein



AVANT-PROPOS

L’Islam dont il sera question ici n’est pas l'Islam officiel, légal, celui qui ne reconnaît pour sources que le Coran et la Tradition (Sunna), le plus évident quand on parle d’Islam, le moins étranger y compris pour le public occidental.

Ce n’est pas l’Islam de la Loi canonique (sharî'a), des docteurs et des jurisconsultes, des mosquées et des muezzins, celui des « cinq piliers de l’Islam », des institutions musulmanes et des sciences islamiques : c'est un autre Islam donc, mais qui en général ne se veut pas opposé au premier, se présentant plutôt comme complémentaire. Aussi ne doit-il pas être confondu avec les schismes rejetant l'Islam sunnite, la Shi’a en particulier, point de mire de notre actualité — même s’il s’en rapproche sur quelques points ; il reste au contraire, le plus souvent, au sein de l'orthodoxie, bien que de tout temps tenu à l’œil par les Docteurs de la Loi et cible favorite des intégristes.

Cet Islam parallèle auquel sont consacrées les études qui suivent est celui des ordres ou eonfreries mystiques, désignés par le terme tarîqa (pluriel : turuq). Le mot signifie littéralement : voie, chemin, et s'appliqua à l'origine à Vulnéraire par lequel le mystique (sûfi) parvient, à travers diverses étapes psychologiques (niaqântât, ahwâl), à une connaissance directe de la réalité divine (haqîqa). Cette « vote » était donc initialement l'expérience originale et individuelle d’un croyant ; avec l’évolution du courant mystique dans l’Islam, elle est devenue une méthode, un ensemble de prescriptions et de rites par lesquels un guide spirituel (niurshid, pir) permet, de manière en quelque sorte mécanique, aux disciples qu'il initie (murîd) d accéder à une expérience mystique. L'ensemble des disciples d une même voie forme une tatîqa. À leur tête se trouve le shaykh, successeur du premier initiateur, auquel le rattache une chaîne de filiation spirituelle (silsila) et dont il a hérité les qualités et les pouvoirs surnaturels.
Ces confréries ont commencé à apparaître au XIIe siècle dans un contexte précis de l’histoire islamique, marqué d'abord par l’éviction des régimes chiites au profit du sunnisme en Iran et au Moyen-Orient, ensuite par la mainmise d’infidèles, les Mongols, sur la plus grande partie du monde musulman. Chassé du pouvoir qui est sa place normale, l’Islam a reflué au cœur des masses populaires où il a revêtu ces formes nouvelles. Mais c’est aux XIVe et XVe siècles, concurremment à la formation de l’Empire ottoman, que les tarîqa prennent véritablement la forme de confréries organisées (tâ'ifa) : le shaykh délègue tout ou partie de ses pouvoirs, dans les différentes « provinces » (walâya) de l’ordre, à une pyramide de représentants (khalîfa, muqaddam).

Le phénomène a perduré à travers les siècles et reste vivant aujourd’hui. Au cours de cette longue histoire, les confréries particulières, grandes et petites, ont connu des phases de déclin et de renouveau ; elles se sont ramifiées en branches distinctes, voire farouchement opposées; de nouvelles ont été créées de toutes pièces, quel que fût le souci général de se rattacher toujours à un maître des premiers temps : ce fut le cas en particulier à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle dans le cadre du puissant mouvement de renouveau islamique qui se manifesta à cette époque.

Un réseau d’ordres mystiques enserre ainsi la plus grande partie du monde musulman, franchissant les frontières des pays particuliers qui le composent, réseau plus au moins serré et solide selon les zones, plus ou moins vivace à l’heure actuelle. Le phénomène, complexe et hétérogène dans ses différents aspects, exclut les généralisations : les ordres sont très divers par leur importance, leur inspiration, leurs pratiques et la flamme mystique qui leur a donné naissance s’y est conservée plus ou moins ardente, plus ou moins frelatée. Les tarîqa dans leur ensemble n’en doivent pas moins être distinguées d’autres organisations musulmanes : sociétés secrètes d’opposition politique, sectes, avec lesquelles elles sont parfois confondues mais dont elles se distinguent pourtant — là encore, en dépit de certaines analogies — par leur esprit et leur finalité.

Cet « autre Islam », si quelques touches peuvent en esquisser le tableau, est celui des derviches, errant ou vivant en communauté dans leurs hospices (tekke, khânaqâh, zâwiyà), celui des shaykh protégés de Dieu (wali), des « Saints de l’Islam », dotés d’une puissance surnaturelle (baraka) et de pouvoirs particuliers, notamment thauma-turgiques (karâmât), maîtres spirituels et moraux qui protègent, guérissent, font des miracles. Cet Islam — pour en poursuivre les litanies — est celui des tombeaux et des reliques aux effets surnaturels, du culte des saints; celui du dhikr, cette cérémonie où les disciples entourant leur maître atteignent l’extase par la répétition rythmée des noms de Dieu ; mais aussi celui des concerts spirituels (samâ'), des danses, des jongleries, des mortifications spectaculaires par le fer et par le feu : un Islam qui s’enracine — pour reprendre les termes de Jean Aubin à propos de l’Iran du XVe siècle — « dans un monde de rêves, de présages, de prémonitions, de symboles », qui prend en charge tant bien que mal, à travers les lieux et les âges, la tradition mystique soufie mais aussi d’anciens fonds locaux de croyances et pratiques préislamiques, où coexistent indissociablement, dans un mélange quelque peu hétéroclite, les champions de l’effort spirituel et moral, les faiseurs de miracles et les donneurs d’amulettes... En tout cas, un versant de l’Islam qui a comblé et comble encore des besoins spirituels et affectifs que l’Islam officiel exotérique avec son austère abstraction, ce qu’il peut avoir d’intellectuel, de codifié, de légaliste, ne satisfait pas tout à fait; qui, de ce fait, a été de tout temps particulièrement proche du peuple, spécialement dans ses couches les plus humbles et les plus déshéritées.

Faire abstraction de ces formes du vécu religieux serait ignorer une dimension essentielle des populations qu'il concerne, s’en tenir à la surface de la vie sociale, en s'interdisant de pénétrer ses profondeurs. Aussi bien dans l’étude des sociétés musulmanes contemporaines que dans celle de l’histoire islamique, il faut s'efforcer de faire sa juste place au rôle des tarîqa : ne pas le méconnaître dans ses aspects divers ; ne pas l’exagérer non plus, ce qui serait un autre danger. D’ailleurs, s’il se peut que l’expérience mystique en elle-même ne soit pas transmissible et ne puisse donc être connue que par ceux qui l’éprouvent, il y a dans les tarîqa suffisamment d'aspects objectifs pour qu’elles puissent constituer un thème d'étude mené dans un esprit scientifique. De fait, les travaux particuliers élaborés dans un tel esprit ne manquent pas, mais ils sont inégalement développés selon les parties du monde musulman. En outre, le monde des tarîqa est complexe et varié comme le monde musulman lui-même et il est d'autre part en constante évolution. Un seul chercheur ne peut donc espérer embrasser de façon équilibrée l'ensemble de la question, cela dit sans ignorer les mérites de certains ouvrages généraux et surtout du plus récent d’entre eux, celui de J. Spencer Trimingham. paru en 1971 sous le titre The Sufî orders in Islam, qui rend de précieux services. Le besoin ne s’en fait pas moins sentir d'aboutir à une vue générale de la question par la confrontation des enquêtes menées sur les terrains particuliers. Ce besoin, éprouvé par quelques islamisants français qui avaient tous rencontré les tarîqa dans leurs zones d'étude propres, est à l’origine de la Table ronde intitulée : « Les ordres mystiques dans l’Islam, cheminements et situation actuelle ».

Elle s’est tenue à Paris les 13 et 14 mai 1982, sous l’égide de l’École des hautes Études en Sciences sociales (Division des Aires culturelles) et avec le concours du Centre national de la Recherche scientifique. Pour combler leurs lacunes et donner le panorama géographique le plus large possible, ces islamisants français firent appel à quelques spécialistes étrangers.

Au total, on constatera dans les textes des communications présentées à cette occasion, que si le monde musulman est presque entièrement représenté, un morceau d'importance, l’Iran, a été laissé de côté : cette lacune est délibérée ; il est apparu qu’il n’y aurait guère eu à ajouter à l’œuvre massive et récente de Richard Gramlich sur les ordres chiites de Perse1, surtout si on la complète par les riches comptes rendus qu’en ont donnés Annemarie Schimmel et Fritz Meier2. Quant aux différentes zones représentées, il est vrai qu’elles l’ont été de façons diverses et inégalement complètes, que cela tienne, selon les cas, à l’état variable des connaissances, aux participants disponibles, aux compétences et intérêts propres de ceux-ci, à l’optique choisie.

Pour le Maghreb, Fanny Colonna a pris le parti d’une « analyse microscopique » qu’elle focalise sur l’Aurès entre 1880 et 1980; elle y a adjoint une bibliographie sélective sur les ordres en Algérie. De même pour la Libye, une bibliographie a été demandée à Nicole Grandin. Le Maroc, lui, reste malheureusement absent. L’Afrique occidentale est représentée d’une part par une étude partielle, celle que Bradford Garey Martin consacre à la Tijâniyya au Ghana et au Togo, en insistant sur les développements récents, d'autre part par un essai bibliographique et historiographique plus large de Jean-Louis Triaud. Pour la Turquie, à un aperçu de la bibliographie récente Klaus Kreiser a joint des considérations générales sur les évolutions apparues depuis la fin de l’Empire ottoman, ainsi qu’une présentation de la documentation disponible sur les tekke d’Istanbul au XIXe siècle.

Dans les autres zones, les tarîqa ont fait l'objet de présentations plus larges mais où les parts respectives faites aux « cheminements » et à la « situation actuelle » sont inégales selon les cas. C’est surtout aux premiers que s’attache Joseph Fletcher, prématurément disparu depuis la tenue du colloque : il retrace la pénétration des ordres en Chine et insiste sur les développements de l’ère du renouveau islamique (tajdid), soulignant l’absence de coupure entre l'Islam chinois et le reste de la vie islamique. Pour l’Insulinde (Indonésie, Malaysia. Philippines), qui rassemble la plus nombreuse communauté musulmane du globe mais où l’Islam mystique reste un sujet relativement neuf n'ayant encore fait l’objet d’aucune étude globale satisfaisante, Denys Lombard tient la balance égale entre passé et présent : il pose les jalons historiques de l’implantation avant d'analyser quelques aspects significatifs de la situation depuis l’indépendance des anciennes Indes néerlandaises. Rappel historique et analyse de la situation contemporaine figurent également dans l’étude de Nicole Grandin, consacrée au Soudan et secondairement à la Corne de l'Afrique et à l’Afrique orientale. Marc Gaborieau fait lui aussi les mises au point historiques nécessaires à propos du sous-continent indien (Inde surtout, Pakistan et Bangladesh), mais son point de vue se veut d’abord ethnologique : il s’attache aux interactions des ordres mystiques musulmans avec la civilisation indienne et aux rôles multiples joués par les ordres, au sein des sociétés musulmanes du sous-continent ; pour Sri Lanka, une note de Frederik de Jong apporte les compléments souhaitables. Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay évoquent les principales étapes de l'implantation des ordres, respectivement en Asie Centrale et dans le Caucase du Nord, mais ce qui les retient surtout est l’analyse des relations entre ordres mystiques et pouvoir soviétique. Dans le Sud-Est européen, autre zone sous domination communiste, Alexandre Popovic n’a pas remonté le fil de l’histoire de la « Roumélie » ottomane, mais il a donné toute la place à une présentation détaillée de l’ensemble des données connues sur la présence des ordres dans les périodes post-ottomane et actuelle, en Albanie (jusqu’en 1967) et en Yougoslavie — exposé que complètent les éléments filmographiques fournis par Darko Tanaskovic. Enfin, à l’un des principaux berceaux du mouvement confrérique, le Machreq arabe, dont l’histoire, à vrai dire, aurait été largement celle du soufisme en général, Fred de Jong consacre une contribution purement contemporaine : une présentation systématique et détaillée de la situation actuelle des différents ordres en Égypte, Syrie, Liban (camps palestiniens inclus), Israël, Jordanie, Irak, Etats du Golfe et péninsule arabe.

De la vaste récolte d’informations et de réflexions qui se dégage de la lecture de ces différentes contributions, nous tenterons de proposer une synthèse en conclusion à ce volume. Mais, aussi enrichissant soit-il, ce premier tour d'horizon n’a été considéré par les participants que comme une introduction à leurs confrontations futures. Sur bien des points, des approfondissements leur ont semblé nécessaires et l’étude particulière des grands ordres « transislamiques » leur est apparue comme la meilleure voie d'accès à cette seconde étape : d’autres tables rondes sont envisagées, qui seront consacrées à la Naqshbandiyya, la Bektashiyya et la Tijâniyya.

Gilles Veinstein
École des hautes Études en Sciences sociales

N. B.
Nous avons renoncé à unifier les translitérations des différentes contributions. Chaque auteur a son système auquel il tient et surtout les mêmes termes prennent des formes différentes selon les domaines culturels et linguistiques abordés, ce qui rendrait l'uniformisation particulièrement arbitraire et artificielle. Dans l'index, certaines graphies d un même terme, plus difficilement identifiables, figurent accompagnées d un renvoi à la forme adoptée comme norme.

1. Richard Gramlich, Die Sehiilisclien Derwisehorden Persiens, 3 vols, Wiesbaden, 1965, 1976, 1981; Erster Teil : Die Affîliationen; Zweiter Teil : Glaube und Lehre; Dritter Teil : Brauclilum und Riten.
2. Compte rendu d’Annemarie Schimmel dans Die Welt des Islams, N.S., 18,1977, pp. 127-132; Compte rendu de Fritz Meier dans Oriens, 27-28, 1981, pp. 565-570.



Les « voies » (turuq) soufies en Chine

Joseph Fletcher*

Au début du XIIIe siècle de notre ère, les gouvernements musulmans étaient, tout comme aujourd'hui, favorables à la prédominance de l’Islam « exotérique » (par opposition à l'Islam mystique). Mais avant même la fin du siècle, quelques-uns des plus remarquables parmi ces gouvernements furent anéantis par les Mongols. En arrachant l'Asie Centrale et la plus grande partie du Moyen-Orient à la domination musulmane, les Mongols détruisirent les assises politiques sur lesquelles reposait si largement la religion exotérique, et par là ils permirent aux « voies » soufies d’assumer un rôle social inédit; pour ces confréries en effet, l’existence d'un ordre politique islamique n'était pas essentiel.

C’est ainsi que les Mongols facilitèrent l'ascension des soufis à la tête des sociétés musulmanes qu'ils contrôlaient, et ouvrirent la voie à la deuxième grande vague de l'expansion islamique. Celle-ci ne fut pas soutenue par la force des armes, comme la première, mais par les efforts des missionnaires qui suivaient les turuq, et dont le zèle prosélytique pénétra bien au-delà des bastions de l'Islam ; ils surent se passer de l'appui des armées musulmanes.

La deuxième vague de l'expansion islamique : le prosélytisme soufi

Parmi les nombreux pays balayés par cette vague de missionnaires se trouvait la Chine, où, depuis le premier siècle de l’Islam, vivait un petit nombre de musulmans. La plupart de ces musulmans de Chine avaient été commerçants ; sous la domination mongole certains devinrent fonctionnaires gouvernementaux, car les Mongols jugèrent prudent de réduire au minimum la participation des Chinois aux affaires publiques, et durent faire appel à un important corps de cadres et de bureaucrates étrangers. Les Chinois considéraient les musulmans comme des étrangers bien plus que comme les adeptes d’un certain dogme; aussi l’Islam était-il avant tout regardé comme une particularité culturelle étrangère. Cette attitude devait continuer à prévaloir jusqu’au XXe siècle, et ne fut pas sans conséquences sur les relations des musulmans et de la société chinoise.
…..

*J. F. appartenait à Harvard University avant sa mort en 1984.




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