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Mardin : Hégire, fuite du péché et « demeure de l’Islam »


Auteur :
Éditeur : Albouraq Date & Lieu : 2004-01-01, Beyrouth
Préface : Pages : 186
Traduction : ISBN : Beyrouth
Langue : FrançaisFormat : 150x215 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Tam. Mar. 2858Thème : Général

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Mardin : Hégire, fuite du péché et « demeure de l’Islam »

Mardin : Hégire, fuite du péché et « demeure de l’Islam »

Ibn Taymiyya

Albouraq

Mardin est une des villes les plus impressionnantes du sud-est de la Turquie. Il y a 700 ans, c’était la capitale d’un petit état turcoman vassal de l'empire mongol d’Iran. D’où les interrogations de certains contemporains d’Ibn Taymiyya (661/1263-728/1328) : « S’agit-il d’un pays de guerre (balad harb) ou d'un pays de paix (balad silm) 2 » Et, « pour le musulman qui y réside, est-il obligatoire d'émigrer vers les pays de l'Islam ou non ? »
« Mardin n’est un pays ni de paix ni de guerre, » répond le théologien : elle a un statut « composite » (murakkab)...
Le sens du Fetwa de Mardin est ici exploré à partir de trois autres écrits taymiyyens relatifs au concept d’hégire - c'est-à-dire aussi de fuite du péché et des pécheurs - ainsi qu’à ceux de demeures de l’Islam et de la guerre. On examine par ailleurs, sur texte, l’utilisation que six penseurs arabes modernes font de ce fetwa. dont le célèbre mujâliid palestinien 'Abd Allâh 'Azzâm et les dissidents séoudiens Muhammad al-Mas'ari et 'Abd al-'Azïz al-Jarbu'. Le constat d’une politisation indue de la pensée religieuse d’Ibn Taymiyya par ces auteurs conduit à inviter un certain islamisme à s’inventer un autre patronage canonique que celui du Shaykh de I Islam mamlûk, et divers nouveaux orientalistes à plus de déontologie...


Y. Michot est KFAS Fellow à l'Oxford Centre for Islamic Studies et enseigne In théologie musulmane à F Université d'Oxford.



PRÉFACE

Bien que l’islamisme soit une des caractéristiques définissant l’époque actuelle, il est pauvrement compris et, souvent, délibérément mésinterprété. Beaucoup y voient une menace décisive pour la civilisation occidentale ou, à tout le moins, pour une hégémonie politique. Il a par ailleurs aussi été jugé, parfois, comme étant mani-pulable et constituant une couverture commode pour des adversaires plus immédiats. Les islamistes se voient eux-mêmes comme les héritiers d’une tradition longue et ininterrompue ; ils se présentent comme des défenseurs de la foi, voire comme des articulateurs de l’« Islam ». Dans ce travail original et puissant, Yahya Michot puise dans sa formidable connaissance de la pensée islamique médiévale pour éclairer ces débats modernes et mettre en question la sagesse conventionnelle.

Bien qu’il y ait des principes fondamentaux qui inspirent les sociétés musulmanes à travers le temps et les cultures, l’invention de la tradition est aussi une tentation constante pour le croyant ou, de fait, l’observateur extérieur. Nulle part ceci n’est plus clairement visible que dans l’allégation largement répandue qu’Ibn Taymiyya est le brandon de discorde précurseur des révolutionnaires islamiques d’aujourd’hui. Les supposés radicaux suivent ostensiblement les injonctions de résistance aux gouvernants non islamiques du grand shaykh, et des commentateurs de se joindre à eux en invoquant de manière routinière son opinion formelle comme justification d’une activité anti-régime. Ainsi que Michot le soutient de manière convaincante, un examen des sources dénué de passion révèle néanmoins une perspective plus nuancée, et moins indéfinie. La préoccupation d’Ibn Taymiyya vis-à-vis de la présence des Mongols dans le sud-est de la Turquie avait pour objet précis l’invasion de l'umma islamique par des forces extérieures, non islamiques. L’ennemi intérieur, en fait, n’était pas son combat ; le devoir de résister à des envahisseurs l’était.

Les termes dans lesquels Ibn Taymiyya formule la discussion se retrouvent très largement dans le vocabulaire politique moderne. L’occupation mongole de Mardin, il y a quelque sept siècles, la situa-t-elle au-delà du domaine de l’Islam et, par là, nécessita-t-elle l’émigration (hégire) des croyants ? La même sorte de questions retient l’attention de beaucoup d’auteurs aujourd’hui, de la Palestine et de l’Arabie Séoudite à l’Asie du sud et à l’Indonésie. Les termes exacts peuvent varier d’endroit à endroit mais la même bifurcation - islamique par opposition à non-islamique - résonne à travers tous les débats et a attisé la contestation politique musulmane.
L’époque de l’impérialisme donna une urgence renouvelée à l’affaire. Par exemple, en 1841, peu après que le général Bugeaud fut arrivé pour assumer le commandement des troupes françaises en Algérie, ses aides le convainquirent de chercher à obtenir un fetwa qui avaliserait effectivement la domination française. Cette légitimation était d’autant plus importante que l’émir local, fAbd al-Qâdir, qui était à la tête d’un jihâd contre les Français, avait déclaré que les musulmans devaient ne pas se soumettre à des dirigeants infidèles et que les musulmans qui les aidaient et se faisaient leurs complices devenaient eux-mêmes des infidèles. Il avait obtenu un fetwa des ulémas de Fès à cet effet. Les Français cependant, avec les encouragements des rivaux de l’émir dans l’ordre soufi des Tijâniyya, entreprirent de contrer ce fetwa en demandant leur opinion aux ulémas de Kairouan, le fameux centre religieux de Tunisie. Ceux-ci soutinrent que, ayant résisté autant qu’on pouvait raisonnablement l’exiger, les tribus musulmanes d’Algérie pouvaient se soumettre aux Français sans devenir infidèles pourvu que les Français n’interfèrent pas avec leur pratique de l’Islam ou ne violent pas l’honneur de leurs femmes. Trois des quatre écoles sunnites de jurisprudence adoptèrent cette vue vers la moitié du dix-neuvième siècle, alors que des parties de l’Inde étaient en effervescence en raison de l’appel wahhâbite au jihâd contre la domination infidèle.

Comme ces exemples en témoignent, il s’agit en partie d’une histoire d’interprétation canonique et, aussi, inévitablement, de compétition d’autorités : des ulémas de l’establishment, des confréries soufies, des leaders jihâdistes, des centres rivaux de pouvoir politique. Un jugement est recherché sur, non seulement, le devoir des musulmans en réponse aux infidèles mais, aussi, la notion de fidélité musulmane. On est à un petit pas seulement d’une condamnation ouverte du leadership musulman pour manque d’opposition à, ou, pire, collusion avec des pouvoirs non islamiques. Telle est la force d’une certaine critique actuelle des gouvernements du monde musulman. Ces leaders sont accusés de s’être « vendus » en transformant effectivement leurs sociétés en des postes avancés de l’Occident impérial et infidèle. Certains islamistes sont allés jusqu’à conclure que le Dâr al-islâm n’existe plus en tant que catégorie juridique étant donné que, nulle part au monde, un gouvernement « islamique » ne peut être dit exister. On ne manquera pas de noter l’ironie de cette situation où les musulmans, par ailleurs victimes d’une tendance à dépeindre l’Islam comme un monolithe indistinct, s’engagent eux-mêmes à propos des sociétés musulmanes en de vastes généralisations gommant les différences. Il n’y a pas à s’étonner qu’Ibn Taymiyya, contrairement à ce que prétendent les opinions reçues, savantes et islamistes, comprit les dangers d’une telle voie et, loin d’en être la source, renonça à une théologie de la révolte.
Si Ibn Taymiyya n’est pas l’archi-radical que beaucoup, aujourd’hui, aimeraient qu’il soit, il n’est pas nécessairement non plus l’archi-conservateur que certains establishments politiques et religieux qui l’approuvent dans le monde musulman font de lui. Ceci pourrait suggérer l’existence de deux Ibn Taymiyya — 1 un encourageant la confrontation et subversif, l’autre accommodant et soumis à l’État. Michot nous rappelle cependant qu’alors même que nous lirions ce penseur de manières multiples, le contexte dans lequel il opéra doit régir notre interprétation. Et, selon la lecture définitive de Michot, Ibn Taymiyya affirma une différence de nature critique entre les domaines extérieur et intérieur. Alors que le premier peut exiger une réponse militante pour la défense de 1 Islam, l’intégrité du second a pour condition de reconnaître l’importance prioritaire de l’autorité et des cadres moraux de l’ordre ; même si, dans son cas, cela conduisit en pratique à des injustices comme l’emprisonnement.

Les six auteurs modernes considérés dans ce travail pèchent pour le moins par anachronisme en prêtant des implications modernes aux mots d’Ibn Taymiyya ou, plus précisément, en reliant leur version d’Ibn Taymiyya à des circonstances modernes. Bien plus, ils politisent la foi au nom du maître damascain sans percevoir en quel sens il y a par là violation de ses idées. Loin d’adopter la route politique de la révolution, Ibn Taymiyya tourna en dérision les aspirations politiques des philosophes. Michot se fait semblablement évocateur quand il éconduit la tendance « mongolisante » que certains islamistes (et non tous) ont d’utiliser une version politisée de l’Islam pour dévaluer ou invalider la foi d’autres musulmans en faveur de quelque cause plus grande de leur invention.

Yahya Michot présente dans ce travail pénétrant une thèse d’une immense importance pour les étudiants à la fois des idées islamiques et de la politique moderne ; il constituera le correctif savant à la construction imaginaire du Shaykh de l’Islam. Mais la lecture la plus hâtive même de ce volume révélera quelque chose d’encore plus étonnant. Michot, dont la propre biographie réunit érudition et activisme en un tout bien arrondi, met à profit une vie d’investigations dans ce commentaire explicite de l’héritage politique d’Ibn Taymiyya. Pour quelqu’un dont la carrière n’a pas échappé à la critique, ceci est aussi un défi cautionnaire, et courageux, lancé à tous ceux qui, de façon arrogante, s’arrogeraient le droit de parler pour la Vérité.

James Piscatori
Août 2004



Introduction

Carrefour d’importantes routes commerciales de la région appelée anciennement al-Jazira, « l’île » comprise entre l’Euphrate et le Tigre, la ville turque de Mardin (Mardin, en arabe) occupe un site stratégique impressionnant, dominé par une forteresse réputée inexpugnable et d’où la vue porte très loin dans l’immense plaine de la haute Mésopotamie1.

À la fin du VIIe/XIIIe siècle, elle est la capitale du petit état turcoman artuqide du « Roi Victorieux » (al- malik al-mansür) vieillissant Najm al-Din Ghâzî II (r. 693/1294 - 712/1312), fils du « Roi Triomphant » (al- malik al-muzaffar) Qara Arslân (r. 658/1260- 691/ 1292)2. Parce que son père se soumit naguère au conquérant …

1. Voir V. Minorsky - C. E. Bosworth, EI2, « Mardin » ; A. Gabriel, Voyages, 1.1, p. 3-44 ; t. II, pl. a-e, I-XXV ; N. Baçge- Len, Mardin ; I. Misirlioğlu, Mardin. Abu l-Fidà’ (m. 732/ 1331 ; Taqwïm, p. 279) parle d’une « citadelle imprenable que nul n’est capable de conquérir par la force ». H. Dolapônü, Tarihte, et S. AYDIN & al., Mardin, sont sans intérêt pour notre propos.
2. Sur la dynastie des Artuqides, voir C. E. Bosworth, Dynasties, p. 47-48. Sur Mardin à leur époque, voir H. Shumaysânî, Madina, p. 217-258.




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