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Réfugiés Kurdes en France: Modes de vie et intégration


Auteur :
Éditeur : L'Harmattan Date & Lieu : 2002-01-01, Paris
Préface : Pages : 208
Traduction : ISBN : 2-7475-2592-9
Langue : FrançaisFormat : 130x210 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Moh. Ref. N° 39Thème : Sociologie

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Table des Matières Introduction Identité PDF
Réfugiés Kurdes en France: Modes de vie et intégration


Réfugiés Kurdes en France : Modes de vie et intégration

Chirine Mohseni

L’Harmattan

En août et en septembre 1988, fuyant les bombardements à l'arme chimique de l'aviation irakienne, des dizaines de milliers de Kurdes se réfugient en Turquie. Ces Kurdes vont être transférés par le gouvernement turc dans des camps proches de la frontière irakienne. A la suite de la visite de Mme Mitterrand dans ces camps en avril 1989, la France, pour la première fois, décide d'accueillir collectivement des familles kurdes sur son sol et de leur accorder le droit d'asile. Ainsi, dans le cadre d'un programme d'accueil, entre août 1989 et avril 1991, environ 76'familles arrivent en France et sont dirigées successivement vers Bourg-Lastic (Puy-de-Dôme) et Piriac-sur-Mer (Loire-Atlantique)… L'auteur analyse minutieusement l'évolution des modes de vie de ces familles à travers leur pratiques quotidiennes de l'habitation, de l'alimentation et surtout de l'habillement.

Chirine Mohseni est docteur en anthropologie. Elle travaille depuis plus de quinze ans sur les problématiques de l'accueil et de l'intégration des étrangers - notamment des réfugiés kurdes — en France.



INTRODUCTION

« Nous sommes des paysans et voudrions retrouver la campagne, si possible des villages qui ressemblent aux nôtres, avec des montagnes et des torrents ».1
(Propos d'un réfugié kurde, juste avant son arrivée en France).

En août et en septembre 1988, fuyant les bombardements à l'arme chimique de l'aviation irakienne, des dizaines de milliers de Kurdes se réfugient en Turquie. Ces Kurdes vont être transférés par le gouvernement turc dans des camps proches de la frontière irakienne. A la suite de la visite de Mme Mitterrand dans ces camps en avril 1989, la France pour la première fois décide d'accueillir collectivement des familles kurdes sur son sol et de leur accorder le droit d'asile. Ainsi, dans le cadre d'un programme d'accueil, entre août 1989 et avril 1991, environ 76 familles arrivent en France et sont dirigées successivement vers Bourg-Lastic (Puy-de-Dôme) et Piriac-sur-Mer (Loire-Atlantique). Au départ l'idée était, après un séjour de trois mois dans les deux centres, de les installer dans des régions rurales et de «repeupler des villages 'désertés' et ainsi, grâce à l’activité économique rurale qu'ils y développeraient, faire revivre ces villages». Or, en pratique cela a paru difficile à réaliser. Le projet a changé et les familles, après avoir vécu quelques mois à Bourg-Lastic et à Piriac-sur-Mer, ont été dispersées dans différentes régions2.

La plupart de ces Kurdes n'avaient qu'une vague idée de la vie en France. Les propos de l'un d'entre eux, cités ci-dessus, juste avant son départ pour la France, montrent à quel point ces réfugiés vivaient dans la nostalgie de leur terre. Traumatisés par des bombardements chimiques massifs et planifiés, ils se sont enfuis précipitamment vers la Turquie laissant derrière eux une partie de leur famille et tous leurs biens3. L'exil leur a paru d'autant plus brutal qu'issues d'un milieu rural et très attachées à leurs traditions, certaines familles n'avaient jamais quitté auparavant leur village et n'avaient pas vécu en milieu urbain. Ces réfugiés se sont installés sur leur terre d'asile en portant en eux la douleur des persécutions et de la guerre.

Cette étude porte sur l'intégration de ces familles à la société française. Il me semble nécessaire de préciser d'emblée la signification que je donne ici au terme intégration. Intégration et assimilation sont des termes employés souvent «de manière imprécise et indifférenciée»4. Suivant les périodes, ils sont utilisés dans des discours politiques sans que l'on puisse distinguer d’une façon précise leurs différences5. Le mot "assimilation", largement dominant dans le vocabulaire sociologique de la première moitié du XXe siècle6, devient rare dans la recherche et les discours politiques et cède sa place à "intégration". Or, comme le dit Jacques Barou, «l'assimilation a disparu du vocabulaire, mais il semble qu'on en retrouve souvent une partie du contenu conceptuel à travers le vocable intégration, surtout quand celui-ci surgit dans le contexte de discours qui font aussi la part belle aux valeurs républicaines et exaltent la grandeur du rôle de l'école dans la formation des citoyens»7. Toutefois, il faut noter qu'avec le temps l'"assimilation" a pris une connotation négative et «implique l'idée que les individus ou les groupes perdent toutes leurs spécificités d'origine»8. Ce terme est de moins en moins utilisé. Dans cette étude, je définis l'intégration comme un processus par lequel les individus ou les groupes s'adaptent à la société englobante en participant à la vie sociale.

Problématique
Appelée en tant qu'interprète fin décembre 1990 à Piriac-sur-Mer où avaient été installés des réfugiés kurdes d'Irak, mon attention d'ethnologue a été attirée par leurs problèmes d'intégration. Dix ans plus tard, ce travail se propose d'apporter notamment à travers une étude détaillée des pratiques vestimentaires, des éléments de réponse aux questions suivantes :
- Comment ces familles, qui ont lutté pour conserver leur identité kurde face à la politique du gouvernement irakien, arrivent-elles à préserver cette identité en exil dans un pays étranger et totalement différent du leur ?
- Comment s'adaptent-elles à leur nouveau milieu ?
- Le processus d'intégration n'entraîne-t-il pas leur acculturation’ progressive et leur éloignement de la culture d'origine ?

Changer le vêtement traditionnel et s'habiller à l'européenne est souvent considéré comme un pas vers l'intégration. C'est pour cela qu'il m'a paru intéressant d'étudier l'intégration à travers les comportements vestimentaires. J'ai donc choisi l'étude des pratiques vestimentaires comme axe principal de ma recherche sur l'intégration. Ce choix découle de plusieurs raisons : en exil, le vêtement parce qu'il est immédiatement visible et observable par les autres est le premier élément de la culture qui est abandonné, tandis que la cuisine et l'aménagement de l'espace intérieur, mieux protégés par l'intimité, restent au moins durant les premières années relativement inchangées. De plus, alors que l'habitation et récemment la cuisine sont traitées dans les travaux de recherches concernant l'immigration10, l’habillement n’a pas retenu à ma connaissance la même attention”.

En outre, les fonctions symboliques du vêtement en général ne sont plus à démontrer12. L'étude que j'ai effectuée sur le vêtement kurde en Iran13 m'avait déjà permis de mieux comprendre le rôle éminent de l'habillement dans l'affirmation d'une identité ethnique ou socio-culturelle. J'ai noté chez les Kurdes irakiens le même attachement à leurs costumes. Au Kurdistan, le vêtement traditionnel malgré l'évolution de la société a gardé sa valeur symbolique. Or, j'ai constaté que les Kurdes arrivés en France délaissent assez rapidement leur habillement pour adopter celui des Européens. Ainsi essayent-ils d'être discrets pour ne pas heurter les traditions de la population d'accueil. Soucieux de ne pas se différencier des autres et de ne pas attirer leur attention, ils se conforment à de nouveaux us et coutumes dont l'habillement fait partie. En tenant compte de l'importance du costume national chez les Kurdes, je me suis demandée si ces changements vestimentaires pourraient avoir des conséquences sur leur identité culturelle.

L'étude du vêtement pose donc la question de l'identité en exil. En changeant leur vêtement traditionnel, les réfugiés auraient l'intention de s'assimiler à leur entourage par leur apparence. Cette intention n'est-elle pas en opposition avec le souhait de conserver leur identité kurde ? Il m'a paru intéressant d'étudier comment ils vivaient cette apparente contradiction. L'habillement est Hé à la fois à l'espace privé, intérieur, et à l'espace public, extérieur. Son étude met en évidence la manière dont les réfugiés s'adaptent à ces deux espaces de vie différents et montre comment ils arrivent à aménager et à concilier les deux modèles culturels, d'un côté leur culture et leurs normes «traditionnelle» et de l'autre la culture et les normes «modernes» de la société d'accueil. Mes enquêtes sur les changements vestimentaires m'ont amenée à m'interroger sur l'organisation sociale, le rôle de la communauté, la cohésion de la famille ainsi que sur les rapports entre parents et enfants. Dans ce travail, je tenterai de dégager les différentes stratégies que les réfugiés mènent pour perpétuer leurs normes d'origine et ainsi résister aux changements qui les déstabilisent, tout en leur permettant de passer «inaperçu» de leur environnement. Je montrerai que malgré ces résistances, de «nouvelles normes et valeurs » s'infiltrent dans leurs modes de vie.

Déroulement de la recherche et méthodologie
Ma première rencontre avec les familles réfugiées a eu lieu à Piriac-sur-Mer fin décembre 1990 quand je suis arrivée comme interprète. Je suis restée au centre provisoire d'hébergement avec les réfugiés jusqu'à la mi-avril 91. Ce séjour de quelques mois m'a permis de parvenir à une certaine familiarité avec eux. Nous vivions tous ensemble dans des gîtes ruraux. Ces contacts permanents nous ont rapprochés de plus en plus. Après leur départ, j'ai gardé avec eux des relations d'amitié et je leur ai souvent rendu visite. Ces relations ont facilité par la suite mon travail d'enquête.
Pour mener plus rigoureusement mes enquêtes, j'ai limité au départ mon travail à 17 familles (136 personnes) installées à Angoulême, Montauban, Albi, Troyes et Clamecy. Toutefois, il faut noter qu'au fur et à mesure de mes enquêtes, qui se sont déroulées entre 1992 et 1998, le nombre de familles a augmenté du fait de mariages notamment. Ainsi, à la fin de mes recherches, il existait 23 familles au lieu des 17 d'origine. Lors de mes séjours, j'ai eu aussi l'occasion de rencontrer d'autres familles venant de Clermont-Ferrand, Mainsat, Bordeaux, Limoges, Niort, Nantes... Elles venaient souvent pour participer à une fête ou rencontrer des amis et des proches. Ainsi ai-je eu aussi l'opportunité de les questionner. Mais ces enquêtes n'étaient pas aussi approfondies que celles menées avec les 17 familles chez lesquelles j'ai eu l'occasion de séjourner.

Avec mes informateurs je parlais en kurde. Mon séjour à Piriac m'a beaucoup aidée à perfectionner ma connaissance du kurde, notamment du dialecte badinani. Il faut noter que les enfants qui au début me parlaient en kurde, avec le temps et en grandissant, ont préféré s'exprimer en français. Pour des raisons pratiques, j'ai mené mes enquêtes plutôt parmi les femmes que les hommes. Pour cette raison, mes observations sur l'habillement masculin sont moins approfondies. Une étude complémentaire serait nécessaire pour comparer la façon de se vêtir des hommes kurdes et français.
Pour ce travail, j'ai utilisé différentes sources écrites, comme la littérature sur l'immigration, le vêtement, l'histoire des Kurdes, les biographies, les récits folkloriques, etc. Mais l'essentiel de mes recherches s'appuie sur des enquêtes menées auprès des familles.

Mes fréquents séjours dans les familles m'ont permis d'utiliser le plus souvent la méthode de l'observation participante. Ainsi durant ces années j'ai pu constater des changements dans les pratiques quotidiennes. Par exemple au sein de la même famille la préparation du petit déjeuner, la manière de prendre le repas (sur le sol ou à table) avaient changé en deux années (de 1993 à 1995). J'ai constaté la même chose pour l'habillement et l'aménagement de leur intérieur, le déroulement de la fête de mariage ou de celle du Nouvel An (Newruz). J'ai utilisé aussi des albums de photographies, des films enregistrés sur des situations particulières et significatives comme le mariage ou le voyage au Kurdistan, pour mener avec les familles des discussions sur ces sujets.

Pour décrire le vêtement et les pratiques vestimentaires, je me suis appuyée sur la méthode d'analyse de Leroi-Gourhan qui, en abordant la parure puis les attitudes et le langage14, écrit : «Le décor vestimentaire est suffisant pour assurer la reconnaissance et orienter le comportement ultérieur, mais il n'est pas dissociable, dans la pratique normale, des attitudes et du langage qui complètent la reconnaissance et organisent le comportement de relation»15. Dans ce travail, j'ai utilisé de nombreux extraits d'entrevues où je reprends fidèlement les termes utilisés par mes interlocuteurs. J’ai donné beaucoup d'importance aux formes de langage qui accompagnent les attitudes vestimentaires. Parfois j'ai essayé de maintenir la traduction au plus proche du mot à mot pour ne pas déformer l'ordre, le rythme et la sonorité de la phrase.

Il faut noter que dans ce travail je me suis limitée aux réfugiés kurdes irakiens rescapés de bombardements chimiques en Irak. En fait, une étude générale de l'intégration de toutes les populations kurdes est une tâche difficile. Elle nécessiterait des recherches approfondies sur les différentes générations de migrants qui se sont succédées depuis plus de 20 ans. Les motifs de départ, les conditions de l'accueil en France, la situation familiale, le niveau socio-culturel, l'âge, ont une influence forte sur les manières de s'adapter à la société française. Le cas des réfugiés kurdes irakiens représente un des exemples d'intégration des Kurdes en France.

1- Pour les notes voir pages 190

Prèmiere partie

Mes informateurs décrivent toujours avec nostalgie leur passé avant les bombardements chimiques :
«Avant que Saddam ne nous attaque avec ses armes chimiques, nous vivions heureux dans notre village. Nous cultivions nos champs et nous n'avions besoin de rien». Ces paroles sont-elles plus proches de la réalité ou de leurs rêves ? La réalité ne s'efface-t-elle pas dans leur désir inconscient d'embellir leur vie d'autrefois ? Quelles étaient leurs conditions de vie en Irak ?
Ces réfugiés, qui avaient vu leurs villages gazés et leurs proches tués, étaient pour la plupart très traumatisés. Pour éviter la mort ils ont dû fuir dans des conditions difficiles laissant derrière eux les membres de leurs familles qui ne se trouvaient pas sur place au moment des événements. Arrivés en
Turquie après des jours de marche, ils ont été accueillis très rudement par les soldats turcs.

Rassemblés dans des camps, ils ont vécu plus d'un an dans une situation précaire à la merci des autorités turques. Arrivés en France ils étaient encore sous le choc de ces événements. Cela explique la nostalgie des réfugiés pour ce passé où ils étaient tous réunis et vivaient «assez bien» chez eux. Dans certaines familles, il y avait une ou deux personnes qui travaillaient comme ouvriers en ville et augmentaient ainsi leurs ressources. Ces réfugiés rappellent souvent les raisons de leur arrivée en France : «Nous ne sommes pas venus ici pour l'argent. Ce n'était pas le travail qui nous manquait au Kurdistan mais c'est la répression de Saddam qui nous a poussés à nous exiler»; ainsi, ils se distinguent des immigrés qui «sont venus uniquement là pour des raisons économiques».
Afin de comprendre la situation d'avant l'exil et la raison de l'exode, il est primordial de situer historiquement et géographiquement le contexte dans lequel ils vivaient. Dans cette partie, j'exposerai brièvement dans un premier chapitre les migrations kurdes vers l'Europe,




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