Manière de Voir: 1920-2020, le combat kurde, n° 169
Akram Belkaïd
Le Monde diplomatique
Au début du XIXe siècle, les monarques kurdes qui régnaient sur les principautés semi-autonomes aux confins de l’Empire ottoman et de l’Iran Qadjar n’ont pas compris que l’avenir de leur peuple passait par la création d’un État-nation. Il a fallu attendre la fin de la première guerre mondiale pour que cette revendication se concrétise, grâce notamment à des cercles d’intellectuels et de notables. C’est ce retard que paie, aujourd’hui encore, le « plus grand peuple du monde sans État», éparpillé entre l’Irak, l’Iran, la Syrie et la Turquie. Les raisons du malheur kurde, car c’est bien ainsi qu’il faut nommer cette longue succession d’indépendances refusées, de revers militaires, de révoltes matées, de trahisons et de massacres de populations civiles, ne se limitent pas à une absence de vision de la part de princes incapables de penser au-delà du fait tribal et de résister à l’hégémonie centralisatrice de l’Empire ottoman. L’histoire, elle aussi, n’a pas fait de cadeaux aux Kurdes. Au Proche-Orient et dans la péninsule arabique, de nombreux peuples ont bénéficié d’heureux coups du sort, souvent liés aux appétits coloniaux des grandes puissances occidentales. Il en fut ainsi...
Sommaire
Éditorial 4 / L’allié que l’on sacrifie - Akram Belkaïd
Introduction 6 / Un grand peuple sans État - Cécile Marin 8 / La course sans fin du soleil kurde - Olivier Piot
1 Le temps des défaites 12 / Les dures leçons de l’histoire - Kendal Nezan 16 / Ouverture à Bagdad, inquiétude à Ankara et Téhéran - Éric Rouleau 18 / Les principales organisations kurdes - Claire Pilidjian 20 / L’apaisement puis encore la guerre - Kamuran Bédir-Khan 23 / Naissance et chute de la République de Mahabad - Thomas Bois 26 / Divisions, alliances et revirements - Elizabeth Picard 29 / Répression ordinaire en Iran - Jan Piruz
2 Résurgences et résistances 34 / Quand le PKK prend les armes - Christiane More 36 / Gazage à grande échelle - Kendal Nezan 42 / Enlisement turc au Kurdistan - Alain Gresh 44 / Une bien incertaine autonomie - Michel Verrier 50 «Un frère tue son frère» - Akram Belkaïd 53 / Plongée dans un pays en guerre - Olivier Piot 57 / Le cinéma face au conflit en Anatolie - Nicolas Monceau
3 Espérances et nouvelle donne 60 / L’année où tout parut possible - Vicken Cheterian 64 / Kirkouk la disputée - Shahinez Dawood 66 / Les héros de Kobané - Dora Serwud 68 / Émancipation féminine au Kurdistan irakien - Nadia Maucourant 71 / Les ombres de Sanandaj - Airin Bahmani et Bruno Jäntti 74 / La sale guerre du président Erdoğan - Selahattin Demirtaș 76 / Voyage au coeur d’une utopie libertaire - Mireille Court et Chris Den Hond 80 / Un référendum pour rien? - Laurent Perpigna Iban 82 / Le long chemin de la gauche kurde- Jean-Michel Morel 84 / L’incertitude règne au Rojava - Mireille Court et Chris Den Hond 86 / Liberté d’expression en danger - Sylvain Mercadier 88 / Les combats des femmes kurdes - Nazand Begikhani 90 / L’erreur tactique du PKK - Akram Belkaïd
Jalons Les encadrés non signés sont d’Olivier Piot 12 / Un drapeau emblématique 14 / Saladin, héros kurde du monde arabe 15 / Moustapha Barzani, chef absolu 16 / Fantômes arméniens, reconnaissance kurde 31 / Le neveu de Moussa Bey de Mokhtan 32 / La bataille de Tchaldiran 38 / Les intellectuels turcs et la « sale guerre » 41 / Un chef charismatique 44 / Peshmergas 52 / Mehmed Uzun, le pionnier 55 / Ode à l’union pour peuple en révolte 58 / La « ceinture arabe » 60 / Newroz 63 / Une délégation 64 / L’heure kurde 74 / Saz 79 / Le penseur du communalisme 89 / L’égérie de la «voie démocratique»
Documentation Olivier Pironet Bibliographie / 20, 34, 80 Sur la Toile / 28, 56, 66
L’ALLIÉ QUE L’ON SACRIFIE
Par Akram Belkaïd
Au début du XIXe siècle, les monarques kurdes qui régnaient sur les principautés semi-autonomes aux confins de l’Empire ottoman et de l’Iran Qadjar n’ont pas compris que l’avenir de leur peuple passait par la création d’un État-nation. Il a fallu attendre la fin de la première guerre mondiale pour que cette revendication se concrétise, grâce notamment à des cercles d’intellectuels et de notables. C’est ce retard que paie, aujourd’hui encore, le « plus grand peuple du monde sans État», éparpillé entre l’Irak, l’Iran, la Syrie et la Turquie.
Les raisons du malheur kurde, car c’est bien ainsi qu’il faut nommer cette longue succession d’indépendances refusées, de revers militaires, de révoltes matées, de trahisons et de massacres de populations civiles, ne se limitent pas à une absence de vision de la part de princes incapables de penser au-delà du fait tribal et de résister à l’hégémonie centralisatrice de l’Empire ottoman. L’histoire, elle aussi, n’a pas fait de cadeaux aux Kurdes. Au Proche-Orient et dans la péninsule arabique, de nombreux peuples ont bénéficié d’heureux coups du sort, souvent liés aux appétits coloniaux des grandes puissances occidentales. Il en fut ainsi de la naissance de l’Irak, du Qatar et des Émirats arabes unis, le sous-sol gorgé de pétrole de ces États créés de toutes pièces aiguisant les appétits du Royaume-Uni. Ce n’est qu’au début des années 1990 que les Kurdes ont pu tirer profit d’un événement dépassant leur seul destin. L’invasion du Koweït par l’armée de Saddam Hussein puis sa déroute ouvrirent la voie à une autonomie de facto du Kurdistan irakien. Laquelle fut entérinée en 2005, soit deux ans après l’invasion de l’Irak par une coalition militaire menée par les États-Unis. Mais cet acquis, à la pérennité encore incertaine, n’a pas amélioré le sort des Kurdes dans les autres pays de la région. Selon les circonstances, ce peuple a été réprimé, trahi, abandonné ; mais il a aussi été parfois beaucoup aidé et soutenu – bien plus que les Palestiniens, eux aussi sans État. Et on ne peut qu’être interpellé par la propension de nombre de dirigeants kurdes à nouer des alliances hasardeuses, le plus souvent suivies par des trahisons et des déconvenues. Au début des années 1970, les Kurdes d’Irak, qui dix ans plus tôt avaient pris les armes contre Bagdad, perdirent ainsi le soutien d’une bonne partie de la gauche arabe après avoir envisagé de se battre aux côtés de l’armée israélienne durant la guerre d’Octobre (1973). En 1975, les peshmergas, acculés par Bagdad, attendirent en vain l’aide militaire promise par Washington, qui jusque-là avait trouvé en eux un allié efficace pour contrecarrer l’influence soviétique dans la région. La donne venait de changer : le chah d’Iran et Saddam Hussein signaient un accord de paix, Téhéran abandonnait les Kurdes irakiens à leur sort et Washington lorgnait les grands projets de développement lancés par le dirigeant irakien. Les Kurdes avaient perdu leur utilité.
L’histoire fut-elle retenue? On en doute. En 1991, ces mêmes Kurdes d’Irak furent appelés par le président George W. Bush père à se soulever contre le régime de Saddam Hussein. Ce qu’ils firent au prix de milliers de morts et sans jamais recevoir l’aide promise par l’Amérique. Autre «trahison» : en octobre 2019, la décision de l’administration de M. Donald Trump de mettre fin à la présence militaire américaine dans le nord-est de la Syrie ouvrait la voie à une invasion turque dont les premières victimes furent les forces kurdes qui, jusque-là, avaient combattu aux côtés des Occidentaux contre l’Organisation de l’État islamique (OEI). Est-il exagéré de parler de fatalité, les Kurdes ayant du mal à échapper à leur destin d’auxiliaires guerriers consommables et sacrifiables à souhait? En 2019, toujours, ce sont les forces du régime syrien qui se sont portées au secours des Kurdes menacés par l’offensive turque. Depuis le début de la guerre civile, Damas et le Parti de l’union démocratique (PYD), principale formation kurde de Syrie et, surtout, prolongement du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), actif en Turquie, respectent un pacte de non-agression. Jusqu’à quand? Qui peut affirmer que, dans quelques mois ou années, le régime syrien n’usera pas de violences contre les Kurdes, comme il le fit en mars 2004 après l’«intifada» de Kamechliyé? Et qui peut oublier que le PKK fut longtemps soutenu et abrité par la Syrie, jusqu’à ce qu’un accord entre Damas et Ankara (1999) change la donne? On objectera que les Kurdes n’ont guère eu le choix de leurs alliances, souvent dictées par le seul impératif de la survie à court terme. Et, comme l’histoire des peuples n’est jamais écrite à l’avance, on relèvera surtout que les rapports de forces changent peu à peu au sein des mondes kurdes. L’unanimisme imposé par la nécessité de la lutte immédiate est de moins en moins accepté par les jeunes générations. Si elles continuent de s’inscrire dans un combat pour la reconnaissance de leur identité et de leurs droits culturels, elles se détachent des surenchères nationalistes et sont plus attentives au respect des règles démocratiques ainsi qu’à la cohérence des décisions stratégiques. Grâce à l’existence d’une réelle solidarité dans le monde – traduction plus ou moins évidente d’une mauvaise conscience devant tant de blessures impunies –, la nation kurde unifiée demeure bel et bien un horizon à atteindre. En ce début de XXIe siècle, à l’heure où de grands bouleversements menacent le Proche-Orient et où les États existants s’affaissent, l’idée d’un Kurdistan indépendant, ou membre d’une structure fédérale plus large, n’est donc pas tout à fait morte.
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Akram Belkaïd
Manière de Voir 1920-2020, le combat kurde
LMD
Le Monde Diplomatique Manière de Voir 1920-2020, le combat kurde, n° 169 Numéro coordonné par Akram Belkaïd
Édition: Olivier Pironet Conception graphique : Boris Séméniako Maquette: Nathalie Le Dréau Iconographie: Laetitia Guillemin Photogravure: Patrick Puech-Wilhem Cartographie: Cécile Marin Correction: Xavier Monthéard et Florent Paillery Remerciements à Olivier Piot et Claire Pilidjian
Couverture:Goran Tomasevic Combattants des Unités de protection du peuple (YPG), Rakka, Syrie, 16 juin 2017
Le Monde diplomatique Manière de voir Numéro 169. Bimestriel. Février - mars 2020
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Les articles publiés dans ce numéro – à l’exception de douze inédits – sont déjà parus dans Le Monde diplomatique. La plupart ont fait l’objet d’une actualisation, et leur titre a souvent été modifié. La date de première publication ainsi que les titres originaux figurent en page 98.